L’UNIVERS DE LA DÉRAISON

12. La centrale de Méry.
      En entendant frapper, le directeur de la centrale pénitentiaire reposa sur le cuir vert de son bureau la fiche qu’il consultait. Il enfonça le bouton déclenchant l’autorisation lumineuse d’entrer. Un gardien ouvrit la porte capitonnée de skaï marron et annonça :
— Le nouveau détenu vient d’arriver, monsieur le directeur.
— Amenez-le-moi.
— Tout de suite monsieur le directeur… Monsieur le directeur ?
— Oui ?
— Le nouveau, j’ai l’impression qu’il n’est pas normal ; on dirait qu’il vit dans un autre monde. Il ne parle pas, il ne répond à aucune question.
— Il entend ? Il obéit ?
— Il semblerait, monsieur le directeur.
— A-t-il l’air dangereux ?
— Absolument pas, au contraire !
— Bon, amenez-le-moi. Cependant vous resterez devant la porte pendant l’entretien.
— À vos ordres monsieur le directeur.

     Jean Durieu avança sous la poussée du gardien. De profonds cernes bleutés marquaient ses yeux, tranchant sur la lividité de son visage. La poussée cessant, il s’arrêta. Son regard fit le tour de la pièce puis s’attarda sur le bureau, détaillant chaque objet. Le directeur reprit la fiche sur laquelle était agrafée la photo du condamné.
— Durieu, je ne vous souhaite pas la bienvenue. Il y a près de six cents détenus dans cette centrale et aucun n’a été, ni ne s’est senti le bienvenu. Vous avez été condamné à trente ans de réclusion criminelle. Trente ans moins vos six mois de détention préventive. Cela signifie que, dans le meilleur des cas, avec les remises de peine éventuelles pour bonne conduite, vous allez passer près de vingt ans entre ces murs. Vous comprenez ce que je vous dis Durieu ? Répondez-moi !
L’instituteur planta son regard droit dans les yeux du directeur mais resta muet. Le gardien fit un pas en direction du prisonnier, arrêté d’un geste par le directeur.
— J’ai un conseil à vous donner Durieu : dans cette prison, tenez-vous tranquille. Faites-vous le plus discret possible. Ne défiez personne, ne répondez pas aux provocations. Je ne veux pas entendre parler de vous. Dans toutes les prisons du monde, les violeurs assassins d’enfants font partie de l’espèce, à juste titre, la plus méprisée. Et pas seulement par les gardiens, si vous voyez ce que je veux dire. Donc faites-vous oublier, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Dans quelques mois, nous verrons si nous pouvons vous trouver un petit travail en relation avec vos capacités dans un de nos ateliers carcéraux. En attendant, vous pourrez bénéficier de la promenade dans la cour chaque après-midi… quand il ne pleut pas trop ! Douche le vendredi soir. Les visites ont lieu le samedi. Si vous êtes catholique, la messe est célébrée le mardi à sept heures. Etes-vous pratiquant ? Espérez-vous des visites Durieu ?
— …
— Répondez à monsieur le directeur, Durieu !
— …
— Bon, laissons tomber pour l’instant. Dans quelle cellule est-il placé ?
— Il restait une place dans le secteur trois, monsieur le directeur, cellule cent treize, le gardien-chef l’a mis là.
— Qui est dans la cent treize ?
— Dominati, Frank Mugnier dit le Lyonnais et Belmonte.
— Ah oui… oui… Évidemment… Un assassin, un braqueur drogué et un proxénète, ce n’est pas l’idéal. Mais de toute façon, on n’a pas le choix, alors… Allez, emmenez-le !

     Un concert de percussions venu des fenêtres des cellules fit entendre un tintamarre d’accueil quand Durieu, flanqué de deux gardiens, traversa la cour principale de la prison.
— Tes collègues saluent ton arrivée Durieu, fit l’un d’eux.
Un cri fusa :
— Hé les mecs, je le reconnais, c’est Durieu, le pédophile !
Le concert cessa, laissant place aux insultes :
— Salaud… fumier… pourriture… salopard…
— Prépare ton cul ma poule ! lança une voix gouailleuse, provoquant une cascade de rires gras.
Indifférent à la bronca, aux insultes, aux rires et aux quolibets qui d’ailleurs ne franchissaient pas le mur de sa raison ébranlée, toujours encadré par ses deux gardiens, bras chargés de son paquetage de prisonnier, Durieu marchait d’un pas d’automate vers son effroyable destin.
Le trio enchaîna les couloirs barrés de grilles coulissantes. Des serrures compliquées furent déverrouillées puis refermées. Une dernière porte s’ouvrit :
— Voilà de la compagnie les gars. Arrangez-vous comme vous voulez pour les présentations. On ne veut rien entendre et rappelez-vous qu’en cas de problème, vous trinquez tous les quatre, vu ?
— Compris chef. Vous pouvez-être tranquille chef, répondit le plus grand des trois prisonniers. Il attendit que la porte soit refermée avant de se retourner vers le nouveau-venu.
— Alors, c’est toi Durieu, le pédophile ?
— …
— Oh ! Tu me réponds quand je te parle ! fit Dominati qui visiblement semblait être le chef de la cellule.
Durieu, visage fermé, regarda le visage de l’homme, colosse brun de poil et de regard, mais il ne dit rien.
— Tu baisses les yeux devant moi, machin !
Durieu maintint un regard morne sur l’individu pendant quelques secondes.
« …que me veut cet homme ? Il est singulièrement laid et il a bien mauvaise haleine… »
Puis il se retourna et fit les trois pas qui le séparaient du bas d’un châlit gigogne dont le matelas replié indiquait qu’il était inemployé. Durieu posa délicatement son paquetage sur le sol cimenté et entreprit de faire le lit.
— Hé, les mecs ! Vous croyez qu’il se fout de moi ?
— Oui, c’est sûr qu’il te nargue ! distilla fielleusement Belmonte.
— Vas-y Domi, donne une leçon au maître d’école, appuya Frank le Lyonnais. Ils m’ont tellement fait chier quand j’étais « gone » ces cons-là !
Dos tourné, imperturbable, l’instituteur lissa méticuleusement de la main les plis de la couverture de laine marron qu’il venait d’étendre et commença à border au carré les angles de sa couche.
La main de Dominati empoigna Durieu à l’épaule et le fit pivoter, violemment. Courbant la tête, il appuya son front contre celui du nouveau détenu.
— Alors mec, t’es sourd, t’es con ou tu me cherches ?
« …il sent vraiment mauvais cet homme, il doit avoir des soucis de digestion, ce n’est pas normal d’avoir une telle haleine, il devrait consulter… »
Durieu recula d’un pas, tourna le dos au colosse et reprit calmement la finition au carré des coins de son couchage.
— Dis donc Domi, ton maître, tu le cherches ou tu le trouves ? demanda finement Belmonte.
— Toi le mac, je ne t’ai pas sonné.
— Lui non plus tu ne l’as pas encore sonné ! ricana l’interpellé.
Piqué au vif, Dominati fit le pas qui le séparait de Durieu, l’obligea de nouveau à pivoter puis asséna à l’instituteur une gifle magistrale. Sous la violence du coup Durieu recula en titubant, ce qui fit glousser les deux autres codétenus. De l’incrédulité passa dans le regard morne de l’instituteur.
« …mais pourquoi cet individu me frappe-t-il ? Je ne lui ai rien fait… »
Dominati fit un nouveau pas en avant. L’air mauvais, il articula :
— Tu vas te mettre bien ça dans la tête, machin, ici, c’est moi le chef ! Quand je te dis quelque chose, tu m’écoutes et quand je donne un ordre, tu dis oui.et tu l’exécutes ! C’est clair ?
Une autre violente claque atteignit Durieu à l’oreille et l’assit sur le lit qu’il venait d’achever. Une stridulation se déclencha dans sa tête.
« …mais il me fait mal… »
Une troisième claque arriva, vrillant la tête de l’instituteur :
— C’est clair ?
« …si un camarade vous frappe, ne lui répondez pas, il ne faut jamais répondre par la violence les enfants… »
— Une quatrième puis une cinquième gifle sonnèrent.
— C’est clair ? C’est clair ?
« …il ne faut jamais faire mal à un enfant… Il ne faut jamais frapper un élève… »
Des deux mains, le colosse attrapa Durieu aux revers, l’approcha de son visage.
Il hurla :
— Tu as compris espèce de salopard violeur de petite fille ?
« …violeur… petite fille… MARIE… »
Durieu leva lentement la tête, un éclair passa dans son regard, il cala ses yeux dans ceux de Dominati, puis il projeta violemment son front en avant. Sous l’impact, le nez de la brute éclata.
— Oh putain ! Il m’a pété le nez cet abruti. Mais je vais le tuer !
Les deux autres détenus se ruèrent sur Dominati.
— Arrête Domi, pas ici. Lâche-le nom de Dieu, tu vas nous faire mettre tous au mitard.
— Putain, mais il m’a cassé le nez je vous dis ! Je vais le buter !
— Arrête on te dit ! On appelle le gardien pour que tu ailles te faire soigner à l’infirmerie, tu diras que tu t’es cogné. On sera d’accord. Le problème, tu le règleras plus tard. Il ne perd rien pour attendre. Non mais regarde-le, il n’est vraiment pas normal ce mec.
Sur son lit, recroquevillé dans la position du fœtus, mains pressées sur les oreilles, l’instituteur déchu chantonnait :

J’ai lié ma botte avec un brin de paille,
J’ai lié ma botte avec un brin d’osier.

J’en cueillis tant, j’en avais plein ma hotte,
Pour les porter, j’ai dû les lier…


— C’est lui qui est fou à lier, conclut Belmonte, avec une drôle d’expression sur le visage.