Le gardien du secteur trois ouvrit les portes des cellules dix, onze, douze et treize.
— C’est l’heure de la douche, prenez vos affaires de toilette et dehors ! En file, exécution !
Les prisonniers sortirent et se placèrent en ligne sur le trait tracé à la peinture jaune sur le sol du couloir.
— « En file, exécution » il ne croit pas si bien dire ! gloussa Belmonte à l’oreille de Frank le Lyonnais qui le précédait.
— Arrête de marmonner toi, le petit malin ! Oui, toi, Belmonte ! intervint le gardien.
— Mais je n’ai rien dit, chef !
— Oh, bien sûr, tu n’as rien dit, tu n’as rien fait, tu ne fais jamais rien. On se demande même pourquoi tu es ici ! Je connais ta chanson par cœur. Allez, avancez !
Le rang s’ébranla lymphatiquement et enfila escaliers et couloirs menant au sous-sol où se trouvaient les installations sanitaires. Les prisonniers pénétrèrent dans le vestiaire communiquant avec la salle des douches collectives que le groupe précédent venait juste de quitter. Des nuages de vapeur d’eau à la nauséeuse odeur de savon flottaient encore dans l’air saturé, faisant goutter le plafond et ruisseler les murs trop froids.
— Vous avez un quart d’heure, pas une minute de plus. Toi Durieu, tu te déshabilles, comme tout le monde. Surveillez-le, vous autres ! fit le gardien avant de refermer la porte du vestiaire.
— Oui chef, comme d’habitude, répondit Belmonte avec son sourire en gondole.
La porte close, Dominati prit la parole :
— Les mecs de la dix, de la onze et de la douze, maniez-vous le cul. Vous passez d’abord : cinq minutes et vous dégagez ! fit-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Les détenus interpellés, matés depuis longtemps, obtempérèrent sans broncher. Seuls restèrent dans le vestiaire Dominati, Belmonte, Frank le Lyonnais et Durieu.
Ce dernier, toujours aussi indifférent à son entourage, n’avait pas été inquiété après son coup de tête au visage de Dominati. Le récit de son acte avait rapidement fait le tour de la prison et chacun attendait avec impatience et curiosité la réaction de Dominati, car tous savaient qu’elle viendrait tôt ou tard. Connu et respecté pour sa vindicte et sa brutalité, celui-ci, pendant les trois semaines durant lesquelles il avait été tenu de porter un masque de contention sur son nez fracturé, était resté étrangement calme. Les anciens de la cellule cent treize continuaient leur cohabitation forcée avec l’instituteur mais l’ignoraient complètement. Celui-ci n’était pas sorti du monde nébuleux dans lequel il s’était réfugié. Il suivait le mouvement général sans un mot, sans une initiative. En cellule, il passait le plus clair de la journée sur son lit, couché en chien de fusil, chantonnant toujours la même comptine enfantine. Lui, le maître d’école, il n’avait pas daigné jeter un seul coup d’œil au chariot de livres du bibliothécaire, n’assistait pas à l’office du mardi où pourtant, croyants et incroyants se retrouvaient pour rompre la monotonie et la grisaille des jours. Quand arrivait l’heure de la promenade, il s’asseyait, recroquevillé contre un mur de la cour de la prison et chantait à voix basse sa comptine de fleurs. Il attendait, immobile, le coup de sifflet du gardien pour reprendre place dans le rang du retour. Comme un zombie, il suivait les autres jusqu’à la cantine où il mangeait à peine, restant de longues secondes avec la fourchette en suspens. Ses codétenus auraient pu le croire muet si ce n’était la bouillie confuse qui s’échappait de ses lèvres quand il chantonnait, car n’avait pas prononcé une phrase intelligible depuis son incarcération dans la prison de Méry.
— Déshabille-toi Durieu, ça va être notre tour, fit Belmonte avec une voix suave et son drôle de sourire en gondole.
Les prisonniers des cellules dix, onze et douze regagnèrent le vestiaire dans le temps que leur avait accordé Dominati.
— Vous ne vous rhabillez pas tout de suite, vous nous attendez. Et en attendant, vous allez chanter et chanter fort les mecs ! ordonna Dominati.
Les prisonniers se regardèrent un instant sans comprendre, puis l’un d’eux entonna « Le Pénitencier » avec une détermination digne de l’auteur de la chanson. Quand les paroles furent reprises par l’ensemble des prisonniers, les quatre de la cent treize entrèrent à leur tour dans le local déserté. Frank le Lyonnais tourna la vanne à quart de tour de l’arrivée de l’eau des douches. Durieu, poussé par Belmonte, trébucha sur le dénivelé de la zone de récupération des effluents, se rétablit puis resta planté, immobile et ruisselant sous le jet d’eau tiède, face au mur carrelé de grès jaunâtre, indifférent au manège de ses codétenus.
— Je me prépare, profitez-en pour vous laver, dit Dominati à ses deux complices. Ceux-ci vinrent se placer sous les douches voisines, encadrant un Durieu toujours face au mur ruisselant.
Ce dernier ne put réagir quand, sur un signe de Dominati, Belmonte et le Lyonnais lui immobilisèrent chacun un bras tout en lui crochetant et en lui maintenant les jambes écartées.
— Tenez ferme les mecs, je prépare le terrain, rigola Dominati en injectant une bonne partie du contenu de son flacon souple de gel douche dans l’anus du prisonnier, solidement immobilisé.
Un hurlement de douleur s’échappa de la gorge de Durieu quand le sexe érigé de la brute déchira sa fragile muqueuse anale.
— Non, non, laissez-moi, aïe, lâchez-moi, aiiiiiiee… aaaaaaaaaaaaaahhh !
— Tu lui as rendu la parole, constata le Lyonnais.
— Arrêtez, arrêtez, ah, ah, ah…
— Mais il jouit ce con, plaisanta Belmonte.
— Ça ne vaut pas une bonne pute, mais ça soulage quand même, soupira Dominati et finissant son œuvre. À vous maintenant les mecs, si le cœur vous en dit ! ajouta-t-il en se retirant.
— T’es pas fou ! Regarde, il a ses règles ! fit Franck le Lyonnais d’un air dégoûté.
— C’est normal pour un instit ! rigola Belmonte.
Les deux complices laissèrent tomber leur victime sanguinolente sur le grès détrempé.
— Tu vois machin, ça, c’est ce que tu as fait à la petite ! C’était jouissif hein ? Et maintenant, je te conseille d’aller te plaindre au gardien, ça va le faire bien rigoler, lui qui a deux filles ! Bon, allez les mecs, on fait comme prévu.
Frank le Lyonnais ferma la vanne et les trois complices revinrent dans le vestiaire. Dominati se rhabilla rapidement. Il interpella deux prisonniers de la cent douze :
— Vous deux, allez dans la douche près du taré et restez-y. Maintenant, à toi de jouer, Bébel.
Belmonte martela la porte de ses poings.
— Chef, chef, il y a l’instit qui est tombé dans la douche. On dirait qu’il est blessé, il saigne, venez vite !
La porte du vestiaire s’ouvrit. Parut le gardien excédé.
— Qu’est-ce qui se passe encore ici ?
— C’est Durieu, chef. Il a glissé dans la douche et il est tombé. Il a dû se pêter le cul, il saigne. Il faut faire quelque chose.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que vous avez encore manigancé ?
— Mais c’est la vérité vraie, chef ! On est tous témoins, n’est-ce pas vous autres ?
Les prisonniers grommelèrent quelques sons pouvant passer pour un assentiment collectif.
Le gardien soupira, désigna deux prisonniers.
— Toi et toi, finissez de vous rhabiller et allez chercher le brancard à l’infirmerie. Vous autres, vous ne bougez pas.
— Compris chef, répondit Belmonte, porte-parole tacite du groupe.
Quand la porte fut refermée, Dominati retourna dans le local sanitaire. Il contempla sa victime allongée sur le dallage de grès mouillé. D’un geste péremptoire il fit signe aux deux prisonniers qui encadraient l’instituteur de s’écarter. Du pied il poussa plusieurs fois le corps nu de sa victime qui se remit à gémir.
— Tu as compris maintenant qui est le chef, espèce de salopard ? Et il lui décocha un violent coup du pointu de la chaussure sur le coccyx. Le claquement sec qui accompagna le coup de pied fut entendu de tout le vestiaire.