Allongé sur un couchage de l’infirmerie, seul occupant de la grande pièce carrelée de blanc, Durieu regardait le plafond. Depuis plus d’une semaine qu’il n’avait pas quitté son lit de malade, il avait eu tout loisir de penser à l’incroyable enchaînement de circonstances qui l’avaient amené en cet endroit. Pour la centième fois, sur le plafond blanc, il déroulait comme un film l’invraisemblable scénario qui l’avait conduit de sa petite école de Marcilly à ce lit de douleur et de honte.
« Déchirure de la muqueuse anale et fracture du coccyx consécutives à une chute sur un flacon de gel de douche » Tel avait été le diagnostic officiel du médecin de la prison qui lui avait prescrit des antibiotiques, une pommade cicatrisante, trois jours de diète absolue et une immobilité forcée de quinze jours. Avait-il été dupe du récit des gardiens et du témoignage des autres détenus ? Avait-il plutôt voulu préserver sa tranquillité en évitant les remous d’un rapport scientifique objectif qui n’aurait de toute façon rien changé au cours des évènements ?
Durieu n’en voulait pas au médecin qui après tout l’avait soigné correctement. Il n’en voulait même pas au directeur qui avait tenté de le questionner mais avait rapidement renoncé devant de mutisme de l’instituteur.
Dans la tête de Durieu, le voile de brume grise qui, depuis l’énoncé du verdict, annihilait en lui toute volonté et toute capacité de raisonnement, commençait à se déchirer. Lentement il sortait des limbes de l’existence végétative qui avait été la sienne depuis qu’il avait perdu tout espoir de retour à une vie normale. La logique et l’esprit d’analyse qu’on se plaisait à lui reconnaître au temps de ses études lui revinrent peu à peu.
La vie si bien réglée qu’il s’était aménagée dans sa petite école de Marcilly avait soudainement basculé… Pourquoi ? Bien sûr, le responsable premier était le violeur assassin de la petite Marie Montaz. Pourquoi ne l’avait-on pas retrouvé ? Pourquoi les recherches, les investigations de la gendarmerie n’avaient-elles rien donné ? Comment expliquer que personne n’ait rien vu, rien entendu ? Car il y avait obligatoirement un autre homme, un homme que la petite Marie avait suivi dans le bois. À quel moment exact avait-il commis cet abominable crime ? Durieu se projeta mentalement la séquence de sa promenade dans la frênaie du Montcel le jour du drame. Impossible que ce soit pendant que lui-même était dans le bois, il aurait entendu ou vu quelque chose. Impossible non plus que ce soit après son retour au village. Il avait laissé Marie sur le chemin empierré menant au hameau du Villard, elle aurait eu grandement le temps de rentrer chez elle. Selon toute probabilité, le drame s’était produit pendant le temps de son aller-retour à l’école de Marcilly. Mais alors, pourquoi n’avait-il pas remarqué le corps de la fillette lors de sa recherche de morilles ? Était-il passé près de l’endroit où le cadavre avait été découvert, près du lieu où les habits de son élève avait été dissimulés ? Durieu se reprojeta le film de sa recherche… Non, il était allé directement à l’endroit qui était le plus susceptible de lui fournir une bonne récolte et n’avait rien remarqué d’inhabituel sur le trajet qu’il avait emprunté.
Marie, petite savoyarde, n’était pas fille à accorder d’emblée sa confiance à un étranger, alors pourquoi l’avait-elle suivi ? Qu’avait-il pu lui dire pour dissiper la suspicion naturelle de l’enfant ? Comment retrouver cet homme maintenant ?
On ne revient pas sur un jugement de procès d’Assises, sauf fait nouveau innocentant complètement le condamné. Pour mettre en avant un fait nouveau, il faudrait pouvoir se livrer à de nouvelles investigations, mais depuis le fond de cette prison, comment faire ? Il se sentit désarmé, inefficace, impuissant. Une onde de découragement l’envahit.
Pour la justice, la cause était entendue, l’affaire élucidée, le dossier définitivement classé. C’était lui le coupable et il allait devoir payer le crime d’un autre, pourrir trente ans dans cette infâme prison pour expier une action qui lui faisait horreur, un forfait qu’il n’avait pas commis. Une déferlante de haine et de rancœur envahit son âme ulcérée.
La justice… La justice qui n’avait pas voulu admettre sa version, la justice qui n’avait pas cru en sa sincérité, qui n’avait pas reconnu l’accent de la vérité quand il criait son innocence. Il revit le sourire ironique de l’avocat général, la fausse droiture du juge, aveugle et partial, l’indifférence endormie de ses assesseurs. Il évoqua un à un les visages des neuf jurés qui, en moins d’une heure, l’avaient condamné.
« … à la question : l’accusé est-il coupable de viol et de meurtre sur la personne de Marie Montaz, il a été répondu oui à la majorité de huit voix au moins… »
Huit voix au moins… C’est la loi qui impose de dire cela ! Mais ont-ils tous voté la condamnation ?
Les trois juges, c’est sûr ! S’ils avaient été contre, le jury aurait suivi. Donc cinq au moins des neuf jurés se sont prononcés pour la culpabilité… Tous peut-être… Tous sûrement, car si l’un d’entre eux avait eu des doutes, les délibérations auraient duré beaucoup plus longtemps. À leur place, jamais il n’aurait accepté un vote allant contre sa conscience. Il se serait battu, aurait pour une fois trouvé les mots pour conforter le doute, les mots pour convaincre, les mots pour sauver…
Les mots…
Comment avait-il pu être aussi bête, aussi crédule, aussi naïf de penser qu’il suffisait de dire les mots de la vérité pour être cru. Peut-être aussi avait-il eu tort de s’entêter à refuser les services d’un avocat, mais aucun retour en arrière n’était plus possible désormais.
Moins d’une heure ! Ils avaient mis moins d’une heure pour ruiner la vie d’un juste, pour le détruire, l’emmurer vivant, le livrer aux appétits bestiaux de condamnés de droit commun.
Je paye pour un autre, je paye à cause d’un avocat général arrogant et prétentieux, je paye la faute de juges incapables, je paye à cause de jurés frileux qui, arbitrairement, délibérément, n’ont pas voulu me croire et m’ont désigné coupable. À cause de ceux-là, je vais devoir passer trente ans de ma vie dans cette prison ! Si vraiment ils me croyaient coupable, c’est à la peine de mort qu’ils m’auraient condamné… Mais non, ils n’ont même pas eu ce courage-là. Ou alors ils avaient un doute, tous autant qu’ils étaient, y compris le sinistre procureur Delfosse qui ne l’avait pas requise. Ce sont eux les véritables criminels.
Un sursaut de révolte le fit se raidir et une douleur aiguë fulgura dans ses reins convalescents. Sur le plafond blanc de son rêve sembla se projeter le rictus ironique de l’avocat général. Non, il n’était pas possible qu’un tel manipulateur puisse triompher ainsi. Volonté tendue à l’extrême, il s’obligea à respirer calmement, profondément. La douleur s’évacua en ondes progressivement atténuées.
Trente ans de prison ! Il fit rapidement le calcul : on était en octobre 1978, ce qui fixait sa sortie au mois d'octobre 2008. Il aurait alors près de cinquante-neuf ans… Cinquante-neuf ans, presque soixante ! Passé l’âge de la retraite des instituteurs… Pas de femme, pas d’enfant, plus de métier, plus de montagne ni de nature, autant dire plus de vie.
S’évader !
Ne pas effectuer ces trente années de privation de liberté. Mais s’évade-t-on d’une telle prison ? Pour s’évader il faut soit bénéficier d’un exceptionnel concours de circonstances, soit disposer d’une grosse aide extérieure, or l’un était hautement improbable dans cette prison modèle et l’autre complètement impossible. Une autre vague de découragement le submergea, il fut à deux doigts de se laisser replonger dans le marasme dépressif qui avait constitué son état habituel depuis son arrivée à la centrale de Méry.
Se retournant sur son lit inconfortable, il tenta de se placer sur le côté, dans la position refuge du fœtus mais ce geste de repliement réveilla à nouveau sa douleur au coccyx. Il se secoua mentalement, reprit avec peine la position couchée sur le dos. De nouveau il s’obligea à contrôler sa respiration. À nouveau le scénario des sept derniers mois se déroula sur le plafond blanc de l’infirmerie. Quand il se revit dans le bureau du directeur de la prison, une phrase qui lui avait échappé remonta du fond de sa mémoire inconsciente : « …dans le meilleur des cas, c’est vingt ans que vous allez passer entre ces murs… »
Un pâle rayon de soleil sembla pénétrer à travers les barreaux qui doublaient l’extérieur de la fenêtre : remises de peine pour bonne conduite !
Un autre rapide calcul lui sortit un peu la tête de l’eau : il pouvait espérer dix ans de grâce… Or il avait déjà purgé un mois dans cette centrale et effectué six mois de détention préventive à la maison d’arrêt de Varces, ce qui fixait sa sortie possible au mois de février 1998, à quarante-huit ans ! À condition bien sûr que sa conduite soit, sinon irréprochable, du moins jugée comme telle… Une petite lueur d’espoir renaquit en lui. Il pouvait espérer encore vivre libre.
Mais même dans ce cas, que pourrait-il faire de sa liberté retrouvée ?
Enseigner ? Sûrement pas, il était définitivement radié de la liste des effectifs de l’éducation nationale et, même innocenté, jamais plus sa vie ne pourrait redevenir ce qu’il avait voulu qu’elle soit. Fini l’enseignement, plus de chez soi, plus de ressources, la jeunesse envolée…
Un flash de pensée découragée lui renvoya l’image d’un Dominati vainqueur le regardant d’un air goguenard. Cet individu bestial qui l’avait violé, dégradé, sali avec la complicité de deux autres imbéciles…
Tu n’as jamais rien fait de mal, Jean, et pourtant tu es là, mouton de la société, victime expiatoire. Parce que tu étais trop droit, trop honnête, trop gentil, on t’a condamné, sans recours possible. Tous ces gens qui ne te valent pas se sont arrogés le droit de décider de ta vie, mais tu ne dois pas te laisser faire, Jean. Si tu sombres, Marie sera morte une seconde fois. Pour elle, Jean, pour elle tu dois survivre. Ma petite Marie, je t’ai enseigné la tolérance, l’entraide, le respect des autres, j’ai eu tort Marie. La société où règnent ces vertus n’existait que dans mon idéal. Je n’aurais pas dû. C’est la force, la force sous tous ses aspects qui mène le monde. Il faut être plus fort que les autres pour survivre : plus fort, plus malin, plus calculateur, plus insensible…
Alors, peu à peu, dans sa tête martyrisée commencèrent à s’ébaucher les grandes lignes d’un plan diabolique, un plan de longue haleine… Il fit mentalement un sinistre serment :
« Jean, je vais te venger. Tous ceux qui ont pris une part active à ton incarcération et à ta dégradation devront payer très cher leur forfait ! »
Cette décision, cette promesse faite à son double redonna un sens à son existence. Il y avait un innocent à aider, à soutenir, il y avait une injustice à réparer, il y avait un persécuté à défendre. Il allait désormais employer toutes les ressources de son intelligence à organiser la terrible vengeance. Il allait devenir fort, éradiquer cette sensibilité maladive qui le handicapait. Le temps n’allait pas lui manquer pour se préparer mentalement et peaufiner ses plans. Il ne voulait plus rien négliger de ce qui pourrait le servir dans l’accomplissement du grand dessein qu’il venait de se fixer, et dont la trame se tissait lentement dans ses pensées.
Ne pas perdre la mémoire surtout !
Un à un, il se projeta les visages des acteurs de son procès.
Le juge Bernard d’abord : aveugle, partial, faussement équitable dans ses questions, ses interventions. Et ses deux assesseurs, Gaujard et Ducret, frères siamois de l’incompétence. Du fond de leur somnolence, aucun des deux n’a pu, su ou voulu infléchir les débats dans le bon sens, celui de la justice qu’ils étaient censés servir. Et le sinistre Delfosse, l’avocat général, l’avocat de la société qu’il a si bien servi qu’un coupable est en liberté et un innocent en prison.
Et les jurés, ces êtres stupidement manipulés…
Pélissier, l’agriculteur de… d’où déjà ? Ah oui, de Morette… l’air ennuyé, dépassé par le rôle qu’on lui demandait de jouer ; la gardienne du refuge de la SPA au nom d’oiseau, Verdier, Sylvie Verdier qui se consacrait aux animaux faute sans doute d’aimer les hommes ; Pilet, le croque-mort qui l’avait enterré vivant ; Vilmain, le toubib à la coupable erreur de diagnostic ; Flament, l’ancien facteur, fatigué et endormi ; la petite vendeuse, Boyer Mauricette qui hochait la tête à chaque intervention de l’avocat général ; le colonel Darsonval, pète-sec ne connaissant que le règlement ; Lapierre, l’agent d’entretien, frileux et influençable et enfin Darmontaz, le boucher, commerçant d’animaux morts.
Ces gens-là l’avaient condamné, en leur âme sordide et leur conscience corrompue. Un doute, un seul doute chez cinq de ces personnes et cela signifiait l’acquittement, la liberté, la réintégration, la possibilité de faire la lumière sur cette affaire, de venger l’adorable Marie… mais non, ils n’avaient pas eu le moindre doute.
En sueur sur son lit de douleur, Durieu renouvela son sinistre serment :
« Oh, ils paieront, ma petite Marie, ils paieront tous au même titre que ton assassin, je te le jure. Chaque seconde de mon existence y sera consacrée, je te le jure. Tu seras dans ma tête et dans mon cœur jusqu’à ce que justice nous soit rendue. On a abusé de toi, on a abusé de moi. On t’a tué, on a tué ton maître. Nous sommes tous les deux enfermés dans une prison mais de cette prison je sortirai pour nous venger et libérer ton âme.
Pour toi, je vais tenir, résister au temps, à l’oubli, à l’hostilité. Je suis enfermé mais on n’enferme pas l’esprit, tu verras. Le maître que tu admirais saura s’adapter, saura être fort ; pour toi, je vais gagner, ma petite Marie…
Tu seras vengée de la plus terrible façon… »
Durieu était devenu fou !
La porte de l’infirmerie s’ouvrit. Entra le directeur accompagné du gardien-chef.
— Bonjour Durieu. Le médecin m’a indiqué que vous étiez en voie de guérison. Comment vous sentez-vous ?
Durieu regarda droit dans les yeux celui qui venait de lui parler. Sa sensibilité exacerbée lui avait fait percevoir comme un brin de cordialité dans le ton employé par le directeur. Il décida d’abandonner le mutisme absolu dans lequel son double s’était réfugié. Mutisme semi-volontaire qui ne pouvait rien apporter de positif. Un minimum de communication pourrait bien plus sûrement lui accorder la relative liberté qui lui permettrait de saisir toutes les opportunités.
Il décida de commencer tout de suite l’aspect bonne conduite de son plan de longue haleine. Il voulut répondre, ses lèvres s’agitèrent mais aucun son n’émana de ses cordes vocales trop longtemps inemployées. Le directeur haussa les épaules et s’apprêta à faire demi-tour quand enfin quelques mots, rauques et rocailleux, purent sortir de sa gorge et passer le seuil de l’audibilité.
— Mieux… Merci… monsieur… directeur.
— Ah ! Je vois avec plaisir que vous retrouvez la santé, et aussi la parole ! Vous allez donc pouvoir me communiquer votre version de… « l’accident » qui vous a valu cette hospitalisation. Que s’est-il réellement passé, Durieu ?
— Chute… monsieur le…
— Durieu, écoutez-moi bien : je ne peux admettre ni ne veux tolérer dans cet établissement aucune brimade de quelque sorte que ce soit. Les prisonniers sont là pour purger leur peine, rien de plus, rien de moins ; alors si ce qui vous est arrivé est la conséquence d’un acte délibéré d’un ou de plusieurs autres prisonniers, vous avez le devoir de m’en informer. Comprenez-vous ce que je dis, Durieu ?
— Oui, monsieur… directeur… suis simplement… tombé sur… quelque chose… dans les… douches.
— On ne vous a pas… forcé ?
— Non… juste glissé… sur… carrelage.
— J’aime mieux ça. Cependant, quand vous serez rétabli, on vous changera de cellule. Notez, gardien. Et puis on tâchera de vous donner une occupation. Le souhaitez-vous ?
Durieu, gorge fatiguée par ses premiers efforts vocaux, hocha lentement la tête en signe d’assentiment.
— Bien. Dès votre rétablissement, à titre d’essai, vous serez placé à l’entretien. Le gardien-chef vous précisera votre travail en temps utile. Au revoir Durieu, vous êtes sur la bonne voie.