Pendant les deux années qui suivirent sa sortie de l’infirmerie, Durieu appliqua scrupuleusement la ligne de conduite qu’il s’était tracée. Le changement de cellule promis par le directeur avait été opéré et il ne revoyait ses ex-codétenus que lors de la promenade quotidienne. Le respect qu’il s’était attiré après son coup de tête sur le nez de Dominati s’était amoindri mais n’avait pas entièrement disparu. Les autres prisonniers lui portaient encore une vague considération parce qu’il n’avait pas dénoncé ses violeurs, mais cette considération générait en elle une faiblesse : Durieu se laisse faire, Durieu ne se venge pas !
La fierté de l’ancien instituteur qui voulait toujours se montrer le meilleur en tout et partout était passée à l’arrière-plan de ses priorités : Durieu avait décidé de faire totalement abstraction de ce qu’on pouvait penser de lui. Après être passé tout près du renoncement, après avoir frôlé l’asthénie et la dépression, dans sa tête, Jean Durieu se sentait fort. Il s’était mentalement programmé pour avoir la capacité de tout analyser, de tout affronter, de tout subir pour arriver à ses fins.
Dans la cour de la prison, il avait abandonné le coin de mur où il se réfugiait et passait son temps d’oxygénation à marcher de long en large, mains dans le dos, visage inexpressif, faisant semblant de ne pas entendre les quolibets, les allusions grivoises, chantonnant inconsciemment toujours la même comptine. Il ne répondait ni aux bousculades de défi, ni aux insultes. Il n’adressait la parole à personne mais répondait avec sobriété et déférence aux gardiens qui, petit à petit, se mirent à le considérer comme un prisonnier modèle.
Deux années durant, il assura sans maugréer le service d’entretien et profita de sa relative liberté d’aller et venir dans la prison - certes en compagnie d’autres détenu et sous surveillance constante d’un gardien - pour se familiariser avec la configuration de la centrale. Il aurait pu sans problème en dessiner le plan de mémoire et les yeux fermés. Il connaissait maintenant parfaitement les horaires des ateliers et des diverses activités carcérales. Il avait mentalement noté la constitution de tous les groupes, les affinités, les goûts des autres prisonniers. Il avait appris à connaître tous les surveillants, s’était adapté à chacun d’eux.
Ses capacités intellectuelles retrouvées et son statut d’ancien maître d’école lui permettaient de leur rendre parfois de menus services. Il rédigeait quand on le lui le demandait les lettres administratives difficiles, donnait des conseils sur les devoirs scolaires des enfants des gardiens, recevait parfois leurs confidences existentielles, leurs doléances professionnelles. Il leur répondait avec sobriété, logique et intelligence. Durieu s’acquittait de toutes les tâches qu’on lui confiait avec sérieux et efficacité et avait fini par s’assurer une forme de respect de la part de toute la hiérarchie de la centrale. Le seul reproche qu’on lui faisait entre gardiens, c’était de ne jamais sourire.
Sourire ! Comment aurait-il pu !
À l’intérieur de lui-même, il n’était que bouillonnement de haine et de ressentiment. Deux entités co-existaient dans son enveloppe charnelle : d’une part l’ancien maître d’école, sérieux, compétent, consciencieux, dévoué, capable de toutes les abnégations pour aider ceux qui reconnaissaient sa valeur et d’autre part l’homme blessé, rabaissé, avili, injustement condamné et enfermé.
Pendant ses longues nuits d’insomnie, il évoquait sans cesse les dramatiques évènements qui avaient conduit Jean Durieu jusque dans cette prison et silencieusement renouvelait son serment de le venger. Il analysait longuement chaque séquence, reconstituait encore et toujours chaque scène de la tragédie. Au fond de sa mémoire, il avait gravé les noms, les professions des jurés, réussi à reconstituer chaque visage, mémorisé chaque mot des juges, du procureur, des témoins.
Dans son affaire, il y avait ceux, trop rares, qui lui avaient montré de la sympathie, puis les témoins indifférents et enfin les acteurs décisionnaires de son injuste incarcération et de sa déchéance. Ceux-ci devraient payer un jour ou l’autre, à commencer par l’infâme Dominati.
Le gardien responsable de l’atelier « entretien » s’adressa au groupe des prisonniers sous ses ordres :
— Écoutez-moi bien vous autres, demain l’inspecteur des prisons vient faire sa visite des locaux pénitentiaires. En conséquence, vous allez me briquer à fond chaque centimètre carré des communs de cette tôle. Plus propre cela sera, mieux ça sera pour nous et donc mieux ça sera pour vous. Je veux que tout soit nickel, chaque recoin nettoyé à la pine de mouche ! En plus, aujourd’hui spécialement, j’ai besoin de deux hommes pour le bureau du directeur : poussières, nettoyage des vitres, cirage des meubles, balayage. Au hasard : Belmonte et Durieu. Pour tout le monde, direction le placard à balais. Marche !
Dans l’exigu local du service d’entretien, Belmonte grogna à l’oreille de Durieu :
— Toi, tu t’occupes des meubles et des vitres, moi je balaie et c’est marre. Compris Ducon ?
Durieu ne releva ni la tête, ni l’insulte. Silencieusement, il prit le pulvérisateur d’alcool à vitres, quelques journaux, la cire, un chiffon de coton et suivit le groupe jusqu’au couloir du bâtiment administratif.
— Dispatching tout le monde ! ordonna le gardien en introduisant une clé dans la serrure de la première des deux portes du bureau directorial. Entrez là-dedans, les pistonnés. Vous me nettoyez tout à fond sans rien déranger, le directeur n’aime pas ça, compris ?
— Compris chef !
— Oui monsieur, répondit Durieu.
— Alors au boulot.
Le gardien s’adossa contre le chambranle de la porte. Il sortit une revue sportive de la poche intérieure de sa vareuse et se mit à lire pour tromper son ennui.
Le regard de l’instituteur fit rapidement le tour de la pièce. Une désagréable impression de « déjà-vu » l’envahit. Il se concentra, obligea son esprit à admettre qu’il n’avait jamais vécu ce moment, s’obligea à détailler l’endroit, s’efforça de trouver quelque chose de nouveau pour rompre le malaise persistant. Un flash mental soudain le délivra. Ce n’était pas qu’une impression : le jour de son arrivée à la centrale, ses yeux avaient observé chaque objet de cet endroit, son cerveau mémorisé chaque emplacement. Dans la pièce, les meubles, les appareils, les bibelots se trouvaient encore exactement à la même place, témoins de la méticulosité de l’occupant du lieu.
Délivré de son malaise, Durieu sentit confusément qu’une opportunité pouvait se présenter. Il décida de commencer par le nettoyage des fenêtres tout en continuant discrètement ses observations. Il pulvérisa les carreaux, froissa quelques feuilles de papier journal à l’aide desquelles il se mit à bouchonner énergiquement les vitres pendant que Belmonte passait le balai sur le sol avec le courage et l’énergie du proxénète qu’il était.
Quand Durieu eut fini la première partie de son nettoyage, il se dirigea vers l’armoire bibliothèque qui meublait un mur latéral de la pièce directoriale, ouvrit la boite de cire et commença à lustrer avec application les boiseries de merisier. L’odeur vieillotte et entêtante de l’encaustique envahit la pièce, matérialisant l’atmosphère. Tête baissée, gestes lents et mesurés, visage inexpressif, Durieu observait toujours. Quand il passa de la bibliothèque au bureau, son regard croisa fugacement celui du gardien qui, indifférent, adossé à l’huisserie de la porte intérieure capitonnée, tournait les pages de son hebdomadaire. Belmonte, appuyé sur le manche de son balai de coco regardait par la fenêtre la cour déserte. Durieu se mit à astiquer l’entourage de bois du pupitre directorial. Le gardien consulta son bracelet-montre. Ce fut le signal que Durieu attendait. Sans arrêter le mouvement de va et vient de son chiffon, à l’aide de celui-ci, il escamota rapidement un petit tube blanc au capuchon translucide posé sur le cuir vert. D’une ondulation du corps, le gardien se décolla de l’huisserie qui le soutenait et rangea sa revue :
— Terminé ! Rangement du matériel !
Durieu plaça son chiffon dans le seau plein de papier de journal froissé, reprit sa place dans le rang de retour. Il passa le dernier dans le local de rangement, récupéra le petit tube souple qu’il plaça discrètement dans un angle de l’étagère accueillant les produits d’entretien. Il tenait le premier ingrédient de sa vengeance.