16. Vendredi 17 juillet 1981 : première vengeance.
      Durieu dut attendre encore neuf mois l’opportunité de mettre en œuvre la première partie de son plan. L’occasion se présenta à la fin d’une étouffante après-midi de juillet. Depuis plusieurs jours, le temps lourd et la chaleur moite de l’air immobile anéantissaient gardiens et détenus. Les activités des uns et des autres étaient réduites au minimum et pour une fois, l’équipe d’entretien, bien que tenue d’être active, était enviée : elle avait accès chaque jour aux installations sanitaires collectives qu’elle contribuait à entretenir, et profitait de son privilège pour s’en servir presque librement.
L’idée de se venger n’avait pas quitté l’instituteur mais il fallait que les circonstances s’y prêtent. Dominati devait être puni, mais pas n’importe comment.
Durieu avait transposé à son cas la très religieuse maxime selon laquelle « celui qui a vécu par l’épée périra par l’épée » ; la loi du talion était devenue son credo et le code d’Amourabi sa bible !
Or Dominati l’avait forcé et violé dans les douches en se servant de savon liquide comme lubrifiant : Dominati avait lui-même choisi le lieu et l’instrument de sa punition…
Durieu ne se faisait pas trop d’illusions sur ses chances immédiates de succès mais était prêt à persévérer jusqu’à réussite totale. Sa seule certitude : il avait le temps ! Chaque vendredi, dans son seau, parmi les autres produits d’entretien, il plaçait un flacon de gel douche. Il n’oubliait jamais non plus de récupérer ni de mettre dans sa poche le petit tube de plastique blanc subtilisé sur le bureau directorial.
Pour qu’il puisse se venger selon le scénario qu’il avait imaginé et longuement ressassé, il fallait absolument que la corvée de son groupe d’entretien coïncide en temps et en lieu avec la toilette hebdomadaire de ceux de la cellule cent-treize.

      Ce vendredi-là, le service d’entretien avait pour tâche de repeindre les murs du couloir dans le bâtiment sanitaire. C’était l’occasion que Durieu attendait.
Il savait pertinemment que, quand ceux de la cent treize prenaient leur douche, personne parmi les prisonniers ne se serait permis d’utiliser la pomme la plus généreuse, celle qui se trouvait le plus loin de la vanne d’admission. Dominati, son ancien bourreau, avec son égoïsme de brute, se l’était réservée. Ce jour-là donc, Durieu profita de son insignifiance et de l’image de transparence qu’il s’était créée pour quitter subrepticement le groupe. Il entra dans la salle de douche que venait de libérer la première fournée de détenus. Certain de n’avoir pas été remarqué, il vida le flacon de gel de toilette sur le sol, à la place réservée du fier-à-bras, posa le récipient de plastique presque vide sur un banc du vestiaire puis retourna à son travail de peinture. Comme si de rien n’était.
Le groupe suivant arriva, ceux de la cent-treize en faisaient partie. Un imperceptible soulagement détendit l’esprit de Durieu.
— Tiens, salut Ducon, fit Belmonte en passant.
Comme à son habitude, Durieu ne releva pas l’insulte. Il ne réagit pas non plus à la bourrade de Dominati qui lui plaqua l’épaule contre le mur collant de peinture. Le groupe pénétra dans le vestiaire.
Cinq minutes après un hurlement fusa : « Putain ! »
Le cri fut suivi d’un choc sourd puis de quelques secondes de silence. On entendit la voix aiguë et pressée de Belmonte crier : « Chef, chef, Dominati vient de se fendre la gueule par terre. Y ne bouge plus ! »
Un autre silence régna, puis la voix du gardien retentit, autoritaire :
— Prenez vos affaires tous, direction cellule.
— Mais chef, on est à poil.
— M’en fout. Le Lyonnais et Belmonte, filez à l’infirmerie, ramenez un brancard, vite !
Les prisonniers, pressés par le gardien, passèrent dans le couloir en réfection. Ils se rhabillaient en marchant, attirant l’attention amusée des hommes d’entretien. Durieu en profita pour, à nouveau, prestement s’esquiver vers la salle d’eau. Complètement nu, le corps de la brute gisait sur le dos, un filet de sang s’échappait d’une de ses oreilles. Durieu sortit le petit tube plastifié sa poche et dévissa le capuchon translucide. Surmontant sa répulsion, il saisit la verge de l’homme inconscient, releva le prépuce, introduisit l’embout du tube dans le méat urinaire et pressa. Puis de la main gauche, il comprima en le malaxant le pénis de Dominati.
Calmement, il revissa le tube qu’il remit dans sa poche, essuya ses mains contre sa salopette d’homme d’entretien et discrètement s’en vint reprendre son travail de peinture. Tout ceci ne lui avait pas pris trente secondes. À aucun moment il n’avait eu peur.
Quand revinrent les deux brancardiers précédés du gardien, Durieu profita de l’attention générale détournée pour glisser le petit tube presque vide dans la poche de Belmonte.
Ce n’est que deux jours après que Belmonte le trouva.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
Sur le tube blanc marqué d’une petite croix noire dans un carré jaune, il déchiffra péniblement : Super Glu. Cyanoacrylate. Danger. Colle définitivement à la peau en quelques secondes.

      Les nouvelles de Dominati, colportées par la rumeur carcérale, se répandirent par bribes dans l’enceinte de la prison.
…Dominati a une fracture du crâne…
…il est sorti du coma mais il paraît qu’il ne peut plus parler…
…Dominati a été transféré dans un hôpital de Lyon…
…il a failli crever d’une rétention urinaire…
…ils ne s’en sont pas rendus compte tout de suite : il avait de la colle dans la bite…
…on a été obligé de l’opérer, y pourra plus jamais bander…
Comme c’était prévisible, une enquête fut diligentée dans la prison. Une fouille générale des cellules et des hommes de la centrale de Méry eut lieu trois jours après l’accident, mais elle ne donna rien et l’affaire finalement fut classée, l’administration ne souhaitant pas déployer un zèle excessif pour un voyou tueur de flic. Quand Belmonte comprit tout, son commentaire fut éloquent : « Putain le con ! Merde… J’ai failli me faire choper. J’ai vachement bien fait de balancer ce putain de tube. Dis donc Franck, va falloir qu’on se tienne à carreaux avec ce dingue ! »