À partir de cet incident, bien que rien ne pût jamais être prouvé à ce sujet et bien que l’attitude de quasi mutisme de Durieu à l’égard des autres prisonniers n’eût pas varié, il ne fut plus jamais inquiété par personne. Aucun prisonnier ne se permit plus de l’insulter ou de le bousculer. On le respectait, mais on s’écartait de son chemin, tant il est vrai que ce qu’on ne comprend pas fait peur.
Si le directeur eut des soupçons, ils s’évanouirent rapidement car l’enquête ne donna rien. Durieu, outre le travail irréprochable qu’il effectuait dans le groupe du service d’entretien, continuait à rendre aux gardiens les petits services de sa compétence, si bien qu’un jour, mis au courant, le directeur lui offrit d’effectuer du travail subalterne de secrétariat. Durieu, toujours à l’affût d’une opportunité, accepta, intérieurement satisfait de reprendre contact avec ce qui avait été ses outils quand il était un homme libre : du papier, un stylo, des livres. On lui aménagea une petite table dans l’antichambre du bureau directorial de façon à ce qu’il ne gêne pas et qu’il puisse travailler tout en restant visible du local des gardiens.
Le directeur s’accommoda fort bien d’un secrétaire méthodique, efficace, discret, courageux qui effectuait à sa place les tâches fastidieuses ou répétitives et qui remplaçait avantageusement celui qu’il réclamait depuis longtemps, mais en vain, à l’administration pénitentiaire supérieure.
Pendant la première année de sa nouvelle affectation, Durieu n’eut à faire que de la copie de documents et de la mise en forme de courrier, travail dont il s’acquitta avec conscience, ponctualité et efficacité à la grande satisfaction du directeur qui y gagna une réputation de fonctionnaire ponctuel, efficace. et consciencieux. Encouragé par ce premier succès, le directeur augmenta progressivement le champ des responsabilités qu’il confiait à l’ancien instituteur. Son comportement exemplaire, la rigueur avec laquelle il s’acquittait de tous les travaux, le soin qu’il apportait à leur réalisation firent que la confiance qu’on avait en lui grandissait en même temps que le nombre de tâches qu’on lui confiait. Durieu ne s’en plaignait pas car, parallèlement à ce crédit qu’on lui accordait, grandissait la relative liberté dont il jouissait à l’intérieur de la centrale. C’est ainsi qu’il devint documentaliste, standardiste, factotum et put ainsi librement accéder à l’annuaire électronique du minitel directorial.
À partir de ce moment, quand le directeur lui confiait la tâche de rechercher une adresse ou un numéro de téléphone, il profitait de sa liberté d’action pour tenter de trouver les adresses et les renseignements qui, un jour, seraient indispensables à l’accomplissement de ses plans. Cependant, jamais il n’ouvrait le minitel sans une instruction express, se contentant d’une seule recherche personnelle par session. L’alourdissement de l’état des frais téléphoniques de la prison n’aurait pas manqué de susciter des interrogations or Durieu avait décidé d’être le plus transparent et le plus lisse possible. Ne voulant pas laisser de traces, il systématisait l’ordre de ses recherches, ne prenait aucune note et mémorisait complètement les renseignements obtenus. C‘est ainsi que, année après année, par des vérifications régulières, Durieu put localiser toutes les personnes qu’il s’était juré de retrouver un jour.
La libération de Frank le Lyonnais, arrivé en fin de peine, le contraria beaucoup car il lui fut impossible de suivre sa trace. Il est plus difficile de pister un voyou sans domicile fixe qu’un bourgeois ou un employé. Il fallut longtemps à Durieu pour trouver une solution qui, si elle ne lui rendît pas une sérénité à jamais perdue lui permit cependant d’espérer se venger un jour de lui.
En octobre 1988, après la mutinerie des prisonniers de Méry, révolte à laquelle Durieu ne participa en aucune façon, mais qui fit de nombreux blessés dans les rangs des détenus, le médecin de la prison vint se plaindre au directeur, déplorant le manque d’infirmier pour le seconder lors de ses permanences au centre pénitentiaire.
Cette plainte eut pour conséquence de promouvoir l’instituteur au rang de secrétaire et d’aide médical deux demi-journées par semaine. Durieu accepta de bon cœur ce surcroît de travail qui ne lui apportait apparemment pas grand-chose. Il s’était juré de ne rien négliger qui puisse le servir dans la préparation de son grand dessein. C’était peut-être une nouvelle opportunité et il ne fallait pas la négliger. Durieu s’appliqua donc à donner satisfaction au praticien. Il apprit à connaître les médicaments prescrits, à soigner, à faire des piqûres, à poser des pansements dans les règles de l’art.
Un jour, seul dans l’infirmerie en attendant la venue du médecin, Durieu feuilletait un gros livre à couverture rouge. Absorbé par sa lecture, il n’entendit pas l’homme de science pénétrer dans le local.
— Vous voulez devenir pharmacien que vous potassez le Vidal ? Vous voulez passer votre doctorat ? lui demanda le toubib en plaisantant.
Durieu regarda le praticien sans sourire et répondit :
— J’ai encore beaucoup de temps à perdre… et à éviter de perdre vous savez.
— Vous avez certainement raison. Occuper sainement son esprit est la meilleure façon de ne pas s’ennuyer. Si ça vous intéresse, vous pouvez consulter les ouvrages médicaux qui sont ici, mais je doute que vous y compreniez quelque chose. Vous pouvez même garder ce Vidal de l’an dernier si le directeur est d’accord, mais attention au syndrome de l’étudiant en médecine : vous allez vous découvrir toutes sortes de maladies !
— Merci monsieur, je demanderai au directeur s’il veut bien…
— Non Durieu, vous me rendez service, je le lui demanderai pour vous, comme ça, il ne pourra pas vous refuser.
À partir de ce jour, avec l’assentiment du directeur, Durieu prit possession de l’ouvrage qui ne le quitta plus jusqu’au 17 juin 1997.