Quand Durieu sortit de la gare de Nice, sa première impression fut celle d’un grand bien être physique. L’air doux et parfumé contrastait avec celui, ô combien plus continental, de la région de Méry. Un panneau lumineux lui indiqua l’heure : dix-sept heures, puis la température : vingt-quatre degrés. Il posa à terre le sac de sport qui contenait ses maigres affaires, ouvrit la fermeture éclair de son blouson démodé et respira profondément. Une senteur iodée portée par la brise du sud lui rappela où il était. Il eut envie de voir la mer.
— Pardon madame, un renseignement s’il vous plait…
— Vous, vous n’êtes pas d’ici hé ?
— Pas vraiment, non. Pour aller vers la mer, c’est quelle direction ?
— Oh ! Ce n’est pas bien difficile. Mais c’est que c’est loin, mon pauvre monsieur.
— Quelle distance à peu près ?
— Oh, mais au moins un kilomètre !
— Ce n’est rien. Dites-moi ?
— C’est bien simple, vous continuez l’avenue Thiers où nous sommes dans cette direction jusqu’à l’avenue Jean Médecin - c’est son nouveau nom à l’avenue, à cause du maire qu’on aimait bien, vous comprenez…
— Oui, parfaitement. Ensuite ?
— Là, vous tournez à main droite et vous descendez tout droit jusqu’à la place Masséna. Vous verrez, c’est très joli. Ensuite vous appuyez à droite, par l’avenue des Phocéens, et vous y êtes !
— Merci madame.
— De rien monsieur, c’est tout naturel, il faut bien s’entraider n’est-ce pas ?
Durieu esquissa un sourire, le premier depuis le triste jour de la mort de Marie, sa meilleure élève.
Il salua poliment la brave dame, reprit son bagage et partit dans la direction indiquée.
Chemin faisant, il s’attarda devant les vitrines. Comme tout était différent des images de sa mémoire : mode, publicités, lumières, cinémas. Il s’attarda devant un magasin d’électroménager. Dans la vitrine magasin était exposée toute une gamme de téléviseurs. Durieu n’avait jamais possédé de poste de télévision et il n’assistait jamais aux séances collectives dans la centrale de Méry. Tous les appareils diffusaient la même émission. Une série policière d’outre atlantique. Les séquences se succédaient à grande vitesse. Désagréable, dérangeant. Il n’avait pas l’habitude. Puis l’image se figea. Durieu reconnut la salle d’audience d’un tribunal. Une vague de haine envers ceux qui l’avaient condamné le submergea de nouveau. Il se secoua, reprit son chemin. Ce n’était pas encore le moment…
Quand il déboucha sur le quai des États-Unis, il eut un choc. Devant lui s’étalait la courbe harmonieuse de la Baie des Anges, soulignée par la double voie de la Promenade des Anglais. Sur la mer dansaient les reflets du soleil. Un jet, à contre-jour, amorçait son approche de l’aéroport. Quelques mouettes tournaient en criant. Tant de beauté…
Il marcha jusqu’au passage piéton le plus proche, déboucha sur le front de mer. Il emprunta un escalier descendant sur la plage, disposa à plat quelques pierres polies, s’assit dessus face à la mer. La brise du large caressait son visage. Il se plongea dans la contemplation de la dernière vague qui venait rythmiquement s’aplatir sur les galets. Le profond grondement du ressac triturant les cailloux le remplit de tristesse, de nostalgie. Le mouvement de l’eau, répétitif et lent lui fit penser à l’amour physique. L’image de Monique, son ancienne amie, trop longtemps enfouie dans la chimie de sa mémoire, ressurgit. Il songea à tout ce qu’il n’avait pas pu faire en dix-neuf ans d’emprisonnement, à tout ce qu’il n’avait pas vu, pas senti, pas ressenti. Tout ce qu’on lui avait volé… Une boule douloureuse se noua dans son estomac. L’amertume revint dans son cœur ulcéré et, avec l’amertume, la haine !
La tentation de ne pas rentrer à Méry s’insinua dans son esprit. Il chassa bien vite cette idée. Il avait attendu si longtemps qu’il pouvait bien tenir encore un an. Ne rien faire dans la précipitation, assurer ses arrières, ne pas casser son image, se donner le temps et les moyens…
Durieu se leva, remonta sur la promenade, retraversa le quai des États-Unis. Il fouilla dans la poche intérieure de son blouson, sortit le papier plié de sa permission, contrôla l’adresse : Hôtel de police, 1 avenue du Maréchal Foch. Il fallait commencer par-là, ne pas se mettre dans son tort surtout. Il avisa un plan de ville placardé dans un panneau d’affichage vitré.
— Qu’est-ce que vous voulez, vous ? fit le policier revêche et débordé qui l’accueillit à son entrée dans l’hôtel de police.
— Excusez-moi, mais je dois absolument faire viser une permission conditionnelle par le commissaire.
— Permission conditionnelle ? Le front du policier se plissa puis son visage s’éclaira. Ah, je vois, donne !
Le policier prit le papier.
— Centrale de Méry, hein ? Ouaih. Dis donc, il manque le lieu de ta résidence à Nice !
— Oui, mais je suis venu par le train, je n’ai pas encore eu le temps de chercher un hôtel.
— Je ne sais pas si le commissaire sera d’accord. Bon, attends là.
L’attente de Durieu fut de courte durée.
— Tiens ! Tu as de la chance, le commissaire est de bon poil. C’est signé et tamponné. Mais demain, essaie de revenir plus tôt, on n’a pas que ça à faire ! Et avec l’adresse complétée !
— Merci. Pouvez-vous m’indiquer un hôtel pas trop cher ?
— Pas trop cher, à Nice ! Tu rêves ! Le policier leva les yeux au plafond.
Enfin… essaie toujours avenue Thiers, dans le quartier de la gare. Il y en a une flopée, tu trouveras peut-être ton bonheur.
— Merci beaucoup. Demain Je viendrai plus tôt. Bonsoir monsieur.
— C’est ça, à demain.
Durieu s’arrêta devant l’hôtel de Russie, hésita un instant. Puis il haussa les épaules et poussa la porte de verre.
— Bonsoir. Je désire une chambre.
— Pour combien de temps ?
— Deux nuits… si ce n’est pas trop cher.
— Deux cents francs la nuit. Le préposé de l’hôtel regarda le sac de Durieu et ajouta : une nuit payable d’avance !
— D’accord.
— Chambre cent quatorze, au premier.
— Cent quatorze, pas passé loin, marmonna Durieu.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Rien, je pensais tout haut.
— Que je vous dise : il n’y a pas de permanence de nuit. La porte est fermée à une heure, dernier train. Toujours d’accord ?
— Ça ne fait rien. Normalement, pas de problème, je serai rentré… Heu... attendez, et si je suis retardé ?
— Ah ! Le préposé soupira. Dans ce cas, il faut que je vous donne un passe. Écoutez bien, à côté de l’hôtel, sur la gauche en sortant, il y a une porte de bois, avec ça vous l’ouvrez - il leva une clé et fit en l’air un mouvement de rotation du poignet -. Vous suivez le couloir et vous prenez les marches à gauche. Le passe ouvre aussi la porte en haut de l’escalier. Gardez votre clé de chambre.
Quand Durieu sortit du petit restaurant qu’il avait décidé de s’offrir pour reposer ses jambes lasses et satisfaire son estomac, la place Masséna avait perdu son animation. La température avait fraîchi. Durieu ferma son blouson, en remonta le col. Mains dans les poches, il fit lentement le tour de la place. Quand il fut revenu à son point de départ, une jeune femme brune, cheveux courts, silhouette agréable se détacha de derrière un pilier.
— Envie de compagnie, mon chou ?
Durieu sursauta. « Monique ! »
— Monique si tu veux mon chou. Alors on va se faire plaisir ?
Durieu hésita. Plus de vingt ans sans femme ! En fait, Monique était la seule femme qu’il ait jamais connue. Faire l’amour… En avait-il envie seulement ? À cette évocation, une onde agréable parcourut ses reins. Le bruit profond des vagues de la mer proche s’imposa à nouveau dans sa tête.
— Combien ?
— Pour toi, ce sera seulement trois cents francs.
— Pour combien de temps ?
— Le temps de faire l’amour, mon chou. Alors, tu te décides ?
— Allons-y.
La fille ferma la porte de la chambre.
— Tu me donnes mon petit cadeau tout de suite mon chou ?
Durieu posa trois billets sur la courtepointe rouge du lit. La fille se déshabilla immédiatement. Elle avait un corps séduisant, les seins encore haut placés. Durieu sentit une formidable érection gagner son sexe de mâle trop longtemps privé de femme. Elle fit prestement glisser le petit slip en dentelle noire.
Son pubis rasé laissait distinctement voir le haut de sa vulve. Il se sentit gêné.
— Mets-toi à l’aise, mon chou, que je fasse ta petite toilette…
— Ne m’appelle pas comme ça, je déteste.
— D’accord mon chou. Tu t’appelles comment ?
— Je m’appelle Jean.
— OK, Jean. Moi c’est Marie, mais tu peux m’appeler Monique si tu veux.
La foudre s’abattit dans la chambre. Une douche glacée serra le cœur de Durieu. Son érection tomba instantanément. Son visage se décomposa.
La fille sentit le changement.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive mon chou ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
Il ne répondit pas, se précipita vers la porte, déverrouilla, dévala l’escalier.
— Reviens ! Mais reviens, tu as payé !
Puis la fille haussa les épaules :
— Encore un compliqué ! Tant pis pour lui. Comme ça, j’ai gagné un quart d’heure… murmura-t-elle en se rhabillant.