20. Jeudi 26 juin : l’étude de maître Barani.
      Durieu poussa la lourde porte surmontée de l’enseigne notariale, sise au 11 bis du boulevard Victor Hugo. Derrière la banque isolant son bureau de l’entrée, une femme grise d’habits et de cheveux, pianotait le clavier d’un ordinateur. Elle prit le temps de finir son action avant de lever la tête.
— C’est pourquoi ?
— J’ai rendez-vous avec maître Barani.
— Vous êtes ?
— Monsieur Durieu.
— Monsieur Durieu comment ?
— Jean.
— Patientez un instant je vous prie.
Elle appuya sur une touche de son interphone :
— Jean Durieu est là, maître.
Une voix grave, onctueuse revint :
— Faites entrer et apportez-moi le dossier.
La femme se leva, ouvrit une armoire métallique et décrocha un dossier suspendu.
— Par ici monsieur.
Le bureau de maître Barani sentait fortement le tabac froid. Deux chaises capitonnées faisaient face au bureau du notaire. L’homme de l’art, costume gris trois pièces, visage et ventre replets, se leva à l’entrée de l’ancien instituteur. Il tendit la main à l’arrivant.
— Monsieur Jean Durieu, permettez-moi tout d’abord de vous présenter toutes mes condoléances pour le deuil qui vous a frappé. Asseyez-vous, je vous prie. Je connaissais personnellement votre père, je m’occupais de ses placements. C’était un homme très bien. Si je n’ai pas pu vous contacter à temps pour la sépulture, c’est qu’en fait j’ignorais votre… disons votre adresse jusqu’à ce que les exigences de la succession m’obligent à faire des recherches. Je suis maintenant au courant des malheurs qui vous sont arrivés. Sachez que je ne porte aucun jugement sur tout cela.
— De quoi est mort mon père ?
— Infarctus du myocarde. La crise est arrivée alors qu’il marchait sur la Promenade. Le SAMU est intervenu mais l’attaque était trop sévère. Il est mort à l’hôpital trois jours après. Comme vous devez le supposer, c’est rapport à l’héritage que je vous ai convoqué. Je vais cependant vous demander de patienter encore quelques instants.
Il appuya sur le bouton de son interphone :
— Vous introduisez aussitôt, n’est-ce-pas !
— Bien maître. Attendez maître, justement, le voici.
Le notaire se leva à nouveau, alla lui-même ouvrir la porte communicante. Son corps massif masqua un temps le nouvel entrant à qui il serra la main, puis il s’effaça et tendit le bras vers Durieu.
— Je ne vous présente pas n’est-ce pas ?
L’ancien instituteur se leva à son tour, dévisagea l’arrivant :
— GUY !
— Oui, Jean. Maître Barani a réussi à nous retrouver.
— Et je vous prie de croire que ça n’a pas été facile !
— Où étais-tu ? Qu’est-ce que tu as fait pendant toutes ces années ?
— C’est une longue histoire. Après ma dispute avec papa, je me suis embarqué pour l’Australie. J’ai fait un peu tous les métiers ; j’ai bourlingué, vu beaucoup de pays. Je me suis finalement fixé à la Réunion où j’ai monté une petite exploitation agricole. Toi, je ne te demande pas.
— Pourquoi ?
— Maître Barani m’a tout expliqué.
— Ah ! Oui, bien sûr… Tu n’as jamais revu papa ? Tu n’es jamais revenu en France ?
— Excusez-moi messieurs, vous aurez par la suite je pense tous loisirs pour tout vous raconter. Si vous voulez bien, je vais vous exposer la situation.
Prenez place, je vous prie. Un cigare ? Non ? Vous permettez que je fume ? Merci.
Donc, je connaissais votre père pour m’être occupé de petits placements qu’il m’avait demandé d’opérer pour son compte. Quand monsieur Durieu a eu son infarctus, il m’a fait appeler à l’hôpital. Il devait sentir qu’il ne se remettrait pas de son attaque. Il a cependant eu de temps de me confier qu’il avait deux fils et qu’il souhaitait que je m’occupe de sa succession.
— Il ne devait pas posséder grand-chose, c’était un petit employé de banque.
— Détrompez-vous monsieur Guy Durieu. Votre père était un homme intelligent et prévoyant. Son métier l’avait habitué à côtoyer les sphères de la finance et il s’y connaissait fort bien en placements d’argent. Il avait commencé petitement certes, mais avait investi au bon moment dans des actions dynamiques et des obligations à fort taux de rendement. J’ajoute qu’il est propriétaire de son logement dans un petit immeuble résidentiel au 5, avenue des Bosquets. J’estime cet appartement à huit cent mille francs. Nous n’aurons aucun mal à le vendre, ou à le louer, mais cela dépendra bien évidemment de votre décision.
— À combien se montent les actions ?
— J’ai demandé à la banque de me sortir une valorisation de son portefeuille. La voici : à la date du premier février 1997, celle-ci s’élève à sept cent quarante-sept mille huit cent trente-trois francs et cinquante centimes pour être précis. Ce n’est pas la fortune mais l’ensemble constitue cependant un bon petit pécule.
— Cet argent est à nous ?
— Oui monsieur Jean Durieu. Moins mes modestes honoraires et moins les droits de succession évidemment, mais avec les décotes et les abattements possibles, ceux-ci ne seront pas très élevés. En comptant l’appartement et le portefeuille, vous pouvez espérer chacun une somme avoisinant les sept cent mille francs, à première vue.
— On en disposera quand, de cet argent ?
— Cela dépend de votre commune décision au sujet de l’appartement de votre père, monsieur Guy Durieu. Quant aux valeurs, elles peuvent se négocier très vite, il suffit de donner un ordre de vente à la banque. Je peux m’en charger si vous me mandatez.
— On peut donner mandat tout de suite, qu’est-ce que tu en penses, Jean ?
— Tu sais, moi, pour l’instant, je n’ai pas l’usage de cet argent. On pourrait réfléchir un peu, non ?
— C’est à dire que…
— Écoutez messieurs, je n’ai pas besoin d’une décision immédiate. Discutez-en entre-vous et revenez dans quelques jours me donner votre réponse.
— Je ne suis pas trop maître de mon temps, voyez-vous… Je dois être à… à Méry vendredi à dix-sept heures.
— Et moi, j’aimerais conclure au plus vite.
— Bien. Voici ce que je vous propose : vous en discutez ce soir. Si vous vous mettez d’accord, vous m’apportez la réponse demain. Disons… attendez, je consulte mon agenda…oui, c’est bon, disons à la même heure qu’aujourd’hui. C’est d’accord ?