3. Mardi 21 mars : la frênaie du Montcel
— Rangez vos affaires les enfants.
Avant de partir, pour nous libérer l’esprit, nous allons chanter. Aujourd’hui, les trois premiers couplets de « J’ai lié ma botte. »
Je vous rappelle que, dans cette chanson, botte signifie bouquet, n’est-ce pas ?
Nous respirons à fond plusieurs fois…
Écoutez bien le ton : « Au bois voisin… » Attention, une deux :
Au bois voisin l’y a des violettes,
De l’aubépine et de l’églantier.
J’ai lié ma botte avec un brin de paille,
J’ai lié ma botte avec un brin d’osier.
J’y vais le soir pour y faire la cueillette,
En gros sabots et en tablier.
J’ai lié ma botte avec un brin de paille,
J’ai lié ma botte avec un brin d’osier.
J’en cueillis tant, j’en avais plein ma hotte,
Pour les porter j’ai dû les lier.
J’ai lié ma botte avec un brin de paille,
J’ai lié ma botte avec un brin d’osier.
— Très bien ! Vous pouvez partir maintenant. Dans le calme, Benoît !
— Au r’voir m’sieur, au r’voir m’sieur…
— Au revoir les enfants. Reste Marie, je vais te raccompagner en voiture.
— Oh non ! Ne vous dérangez pas monsieur.
— Ça ne me dérange pas, Marie.
— Ce n’est pas la peine monsieur, je n’ai presque plus mal.
— Écoute, il faut que j’aille vers le Montcel, c’est sur le chemin du Villard, ça t’avancera. Ma voiture est juste là dehors : la 4L blanche…
— Oui, je la connais, merci monsieur.
— Elle est ouverte, vas-y, j’arrive tout de suite.
L’instituteur monta rapidement l’escalier de bois, entra dans son logement, prit son panier sur l’étagère en haut du grand placard de la cuisine et redescendit aussitôt. Le hayon de la 4L claqua sourdement.
— En route !
— Vous allez aux champignons monsieur ?
— Comment as-tu deviné ?
— Vous avez mis le mot « morille » comme modèle d’écriture pour les petits et puis vous venez de mettre un panier dans le coffre.
— Tu es une fine mouche, Marie. Oui, c’est la bonne époque, trois jours après la nouvelle lune !
— C’est aussi ce que dit mon père.
— Il ramasse également les champignons ?
— Il dit qu’il n’a pas le temps. Avec la ferme, vous comprenez…
Monsieur Durieu gara la voiture sur le bas-côté herbeux de la petite route longeant la frênaie.
— Voilà Marie, on est presque au Montcel. Tu continues à pied ou tu veux que je pousse jusqu’au Villard ?
— Je vais finir à pied monsieur, merci beaucoup. C’est ma mère qui va être surprise de me voir rentrer si tôt !
L’instituteur boucla autour de ses reins la ceinture de son panier de pêcheur et saisit le bâton de noisetier qu’il laissait à demeure dans le coffre de son véhicule.
Au revoir, monsieur. Bonne récolte, mettez-en plein votre hotte !
— Merci Marie, à jeudi.
Il regarda en souriant sa meilleure élève s’éloigner en chantonnant la comptine de l’après-midi :
J’ai lié ma botte avec un brin de paille…
« Quelle gosse adorable ! Une vraie petite femme… » pensa-t-il. « Oh, sapristi ! Avec tout ça, j’ai oublié de prendre mes bottes ! C’est un comble ! Je ne peux quand même pas aller dans les pentes humides avec mes chaussures de ville. La barbe ! Il faut que je retourne. »
Monsieur Durieu déboucla à la hâte la ceinture de son panier qu’il jeta sur le siège passager. Il manœuvra sur l’étroit chemin vicinal et retourna vers l’école.
Des enfants jouaient encore sur la place devant le bâtiment communal.
— Damien, Benoît, vous êtes encore là ? Il est cinq heures passées ! Rentrez vite chez vous ! Allez apprendre vos leçons pour demain !
— Mais m’sieur, demain c’est…
— Je ne veux rien entendre, Benoît, allez ouste !
L’instituteur remonta rapidement l’escalier, passa directement dans la chambre de son logement, ouvrit le placard encastré qui jouxtait le lavabo, prit ses bottes soigneusement posées au sol sur un journal déplié, et redescendit à sa voiture. Il les lança sur le plancher du véhicule et repartit vers la frênaie du Montcel.
Quand il arriva, le soleil disparaissait derrière la falaise des Nontets.
L’instituteur gara à nouveau sa petite Renault sur le bas-côté boueux du chemin et regarda sa montre. Presque cinq heures et demie. « Avec tout ça, j’ai perdu une demi-heure ! » pesta-t-il. « Combien de temps de jour reste-t-il en cette saison ? Une heure peut-être… Pas beaucoup plus… Ça devrait quand même suffire… »
Monsieur Durieu enfila ses bottes, prit dans le coffre son panier en osier de pêcheur qu’il attacha autour de ses reins et s’enfonça dans le bois.
Au bout de quelques minutes il dut se faire une raison. En dépit de l’absence de feuilles sur les arbres, le sous-bois était sombre, bien trop sombre pour qu’il puisse distinguer d’éventuelles morilles noires sur l’humus parsemé des feuilles mortes du dernier automne. Un vent coulis commença à agiter le sommet des grands frênes. Monsieur Durieu frissonna. « La bise se lève, demain il fera beau » pensa-t-il. « On y voit de moins en moins, j’ai bien peur que ce ne soit râpé pour aujourd’hui. »
Il insista cependant, se rendit directement à l’emplacement précis qui, l’année précédente, lui avait permis de remplir à demi son panier. La lumière avait encore baissé, il se laissa tomber à genoux et scruta le sol, mais rien, rien de visible en tout cas. Bredouille ! « Enfin… demain, c’est mercredi, se dit-il en se relevant. Si je prépare ma classe ce soir, j’irai faire mes courses au supermarché demain matin et j’aurai toute l’après-midi pour revenir chercher. Comme ça elles auront une journée de plus pour pousser » conclut-il avec philosophie.
Assis à sa table de travail, monsieur Durieu finissait la correction des cahiers de ses élèves quand il entendit le téléphone sonner avec insistance dans la mairie, en dessous de son logement.
« Bizarre, pensa-t-il, la permanence du mardi s’achève pourtant bien à six heures… Bon, ce n’est pas mon problème mais celui de cette bourrique de maire. Je ne vais tout de même pas faire office de standardiste maintenant ! » Il jeta machinalement un regard à son poignet : sept heures et demie. Il repoussa la pile de cahiers vers le coin de la table, sortit une fourchette, un verre et une assiette du placard mural. Il fit chauffer une casserole d’eau sur l’antique gazinière puis mesura une dose de pâtes complètes qui allait constituer son repas du soir.
Il finissait d’ouvrir une boite de concentré de tomates quand le téléphone se remit à sonner dans la grande salle de la mairie. En dépit de l’épaisseur des murs, il entendait distinctement les stridulations aigrelettes. Il n’y avait pourtant pas de conseil municipal prévu ce soir-là. « Une erreur de numéro sans doute » pensa-t-il.
Repas fini, vaisselle terminée, l’instituteur prépara rapidement sa tasse de café soluble puis replongea dans la préparation de ses cours. La sonnerie reprit, énervante, insistante. Avec un soupir exaspéré, monsieur Durieu posa son stylo, descendit rapidement l’escalier, pénétra dans la salle du conseil et décrocha :
— Allô ! Qui demandez-vous ?
— Ah, enfin ! C’est vous monsieur Durieu ? Je suis la maman de Marie Montaz. Marie n’est pas encore rentrée de l’école.
— Comment ? Marie n’est pas rentrée ? Mais il est plus de huit heures !
— Oui, je suis inquiète. Ce n’est pas son habitude. Son père est parti à sa recherche avec le tracteur. Elle a bien quitté l’école normalement ?
— Oui, heu non, pas tout à fait. Marie est tombée en cour de récréation. Elle s’est fait un peu mal au dos et…
— Oh mon Dieu !
— Non, rassurez-vous, ce n’était pas grave du tout, juste une ecchymose. Je l’ai soignée et, à quatre heures et demie, je l’ai conduite en voiture jusqu’au niveau du bois du Montcel.
— Mais elle devrait être là depuis longtemps !
— Elle s’est peut-être arrêtée chez son amie Véronique Magnin.
— Si longtemps, vous croyez ? Ils n’ont pas le téléphone, les Magnin… Quand mon mari rentrera, s’il n’a pas trouvé la petite, je lui demanderai…
— Écoutez madame Montaz, je vais y aller moi-même.
— Oh merci monsieur Durieu, je n’osais pas vous le demander !
L’instituteur raccrocha. « Voilà qui ne lui ressemble pas… J’espère qu’il ne lui est rien arrivé ! Si elle n’est pas chez les Magnin, j’appelle la gendarmerie. »
— Centre Opérationnel de la Gendarmerie, maréchal des logis René Laborie, j’écoute !
— Ce n’est pas la gendarmerie de Valtonnex ?
— Les appels de nuit arrivent tous ici, monsieur. Identifiez-vous et énoncez le motif de votre appel.
— Durieu, je m’appelle Jean Durieu, je suis instituteur à Marcilly… Oui, bien sûr en Haute-Savoie… Eh bien, une de mes élèves, Marie Montaz, a disparu.
— Quel âge ? Depuis quand ?
— Elle a onze ans, heu…17 heures environ.
— Où peut-on vous joindre ?
— Vous pouvez appeler à la mairie de Marcilly.
— Vous êtes le maire ?
— Non, Dieu m’en garde, mais mon logement de fonction se trouve à la mairie.
— Je préviens la brigade de Valtonnex qui va vous contacter. Ne prenez pas d’initiative, restez chez vous.