21. Les frères Durieu.
      Sur le trottoir du boulevard Victor Hugo, les deux frères se regardèrent, un peu gênés. Vingt-cinq ans de séparation.
— Si on allait boire un verre ?
— Allons-y.
— Où es-tu descendu ?
— Je suis à l’hôtel de Russie, avenue Thiers mais ils ne font pas bar. Et toi ?
— Je suis arrivé à Roissy hier soir et à Nice ce matin. J’ai eu le temps de passer à l’étude mais je n’ai pas encore d’hôtel. Dirigeons-nous vers la mer. On trouvera bien un café.
— Ce n’est pas ce qui manque. Dis donc, on dirait que tu boites Guy, qu’est-ce qui t’es arrivé ?
— Oh, ce n’est rien. Juste une ancienne fracture de la malléole quand j’étais en Australie. De temps en temps elle se rappelle à mon bon souvenir.
— Tiens, voilà une brasserie. Entrons prendre une bière.
— Tu veux une Lucky ?
— Non merci, Guy. Jean eut un rire amer. Je me suis arrêté de fumer là où tu sais. Toi non, à ce que je vois…
— Une de temps en temps, pour me détendre. Tu sais Jean, ce matin, le notaire m’a mis au courant de… de ce qui t’est arrivé. Je veux te dire que je ne crois pas un seul instant à ta culpabilité.
— Merci Guy.
— Il te reste combien à tirer ?
— Entre un et onze ans selon que j’ai droit ou non une remise de peine. Et toi, tu habites la Réunion à ce que j’ai cru comprendre ?
— Oui, j’ai acheté un petit bout de terrain agricole et monté une petite exploitation. Je produis des ananas. Tu connais l’ananas Victoria de la Réunion ?
— Tu sais, là où je suis…
— C’est une espèce qui donne des fruits beaucoup plus petits que ceux des Antilles mais ils sont bien meilleurs à mon avis. Je suis sûr que s’ils étaient plus connus, tout le monde en raffolerait. J’aimerais m’agrandir, mais le problème est surtout d’ordre financier.
— Avec ta part d’héritage, ton problème est résolu maintenant.
— Le notaire a parlé de sept cent mille francs chacun si on se met d’accord pour la vente de l’appartement. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Quand je serai libéré, je retournerai vivre en montagne. Cet appartement ne m’intéresse pas. Je ne veux même pas le visiter. Tu sais, papa n’est pas venu me voir une seule fois depuis le procès.
— Tu connaissais son caractère « tête de mule. » Moi, il m’a foutu à la porte simplement parce que je n’étais pas de son avis et que je lui tenais tête. Donc tu es d’accord pour vendre l’appartement. Et les actions ?
— Comme tu voudras, Guy.
— Très bien. Puisque tu n’as pas d’objections, dès demain on donne mandat à maître Barani pour tout liquider le plus vite possible. Avec ma part, je vais pouvoir éponger mon crédit, apurer mon compte, acheter un peu plus de terrain et un tracteur en état…
Dis donc Jean, il me vient une idée : tu n’aurais pas l’intention d’investir en attendant ta libération ?
— Que veux-tu dire ?
— Écoute, Jean, je suis sûr que mon exploitation serait super rentable si je pouvais passer au stade industriel, faire connaître le produit, exporter. Mais pour ça il me faudrait au moins le double d’argent. On pourrait s’associer ; tu placerais ta part d’héritage dans mon entreprise. Là-bas, la main d’œuvre réunionnaise et mauricienne est bon marché et les frais d’exploitation sont réduits au minimum. Dès que tu seras libéré, tu viendras me rejoindre et ensuite à nous les gros bénéfices, les filles, la belle vie. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je ne sais pas trop, Guy.
— On a rendez-vous demain à 15 heures chez Barani. Si on doit prendre des dispositions, c’est tout de suite.
— Toujours aussi impatient ! Écoute, il est dix-sept heures, il faut que j’aille pointer au commissariat.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— Surtout pas. Tu sais où dormir ce soir ?
— Je vais chercher un hôtel. On se retrouve où ?
— Retrouvons-nous ici demain vers neuf heures, nous prendrons le petit déjeuner.
— Tu ne veux pas qu’on mange ensemble ce soir ? On pourrait se payer une bonne bouillabaisse maintenant qu’on est riche.
— Ne m’en veux pas mais j’ai besoin d’être seul pour réfléchir.
— Bon, eh bien à demain !

— Salut Jean, bien dormi ?
— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Et toi ?
— Pas bien non plus, j’étais trop excité. Tu as réfléchi ?
— Je n’ai fait que ça.
— Alors, tu es d’accord ?
— Asseyons-nous et commandons. Garçon ?
— Pour ces messieurs ?
— Pour moi un grand noir et des croissants.
— Pareil ! Alors, tu as pris ta décision ?
— Attends un peu. D’abord, est-ce que tu crois que nous nous ressemblons encore ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, moralement ? Physiquement ?
— Moralement nous ne nous sommes jamais beaucoup ressemblé ! Je veux dire physiquement.
— On est frères quand même ! On n’a pas un an d’écart. Si on avait les mêmes habits et une coupe de cheveux identique, je suis sûr que tout le monde s’y tromperait. Sauf que je suis un peu plus bronzé et que j’ai la voix un peu plus grave que toi.
— C’est aussi mon avis. Écoute-moi bien Guy : tu as besoin d’argent, moi ce n’est pas ma priorité. L’argent dont tu as besoin, je vais te le donner.
— Me le donner ?
— Enfin donner, pas vraiment ! Il y a une contrepartie. Alors voilà : jusqu’où es-tu prêt à aller pour gagner rapidement sept cent mille francs ?
— Je ferais n’importe quoi !
— Es-tu prêt à prendre ma place ?
— Que veux-tu dire ?
— Prendre ma place en prison.
— Là, tu plaisantes Jean.
— Je n’ai jamais été aussi sérieux de ma vie. J’ai un projet qui me tient à cœur plus que tout, et pour sa réalisation, j’ai besoin incognito d’un mois de liberté absolue. Je te propose de prendre ma place à Méry pendant un mois.
— Tu veux que j’aille en tôle à ta place ? C’est quoi ton projet ?
— Moins tu en sauras à ce sujet et mieux cela sera. Je te propose un travail, un travail très bien payé : plus de vingt mille francs par jour pendant trente jours.
— Attends Jean, c’est complètement dingue, ça ne marchera jamais !
— J’ai passé la nuit à réfléchir, à tout peser, à tout calculer. Nous avons la même corpulence, la même taille à un centimètre près. Quand nous étions petits, en changeant d’habits, nous réussissions à donner le change aux copains, aux copines, aux profs et même à papa quelquefois. La seule différence notable entre nous, c’est l’expression du visage. J’ai toujours eu l’air plus sérieux que toi, mais cela se travaille. Il y a également ta petite claudication mais je peux simuler une foulure de la cheville. Nous avons encore une vingtaine d’heures pour tout mettre au point. Je suis sûr que ça peut marcher.
— Jean, tu disais qu’il ne te restait qu’un an à faire. Est-ce que ça vaut le coup de prendre ce risque ?
— C’est à moi de décider des risques que je veux prendre. Toi, tu acceptes ou tu refuses, je ne t’oblige pas. Tu as besoin d’argent, gagne-le !
— J’ai besoin d’argent, mais si notre trafic est découvert, je ne suis pas près d’en profiter.
— Écoute Guy, à Méry, je n’ai jamais parlé de toi à qui que ce soit. Personne ne peut soupçonner ton existence. Mon plan peut marcher.
— Mais Jean…
— C’est à prendre ou à laisser.
— Je ne connais pas les lieux, pas les habitudes, pas les gardiens. Je suis beaucoup plus bronzé que toi. J’éveillerais les soupçons immédiatement.
— Pas du tout. Écoute-moi très attentivement. Voici un plan de la centrale de Méry que j’ai dessiné de mémoire cette nuit. Trois étages de cellules. Il te faudra parfaitement le mémoriser. Ma cellule est là où j’ai mis une croix.
Depuis que j’aide le directeur de la prison, comme les VIP, j’ai droit à une petite cellule pour moi tout seul. Ici c’est le réfectoire. Là, au rez-de-chaussée, l’atelier, mais tu n’auras pas à y aller. Ton boulot sera d’être ici, près du bureau du directeur, à neuf heures précises chaque matin. Il y a une petite table, c’est mon poste de travail. Tu te contentes de faire tout ce qu’on te demande en répondant à chaque fois « oui monsieur le directeur. » Pas d’initiatives à prendre. En général, c’est du travail de remplissage de formulaire ou des lettres à taper à la machine à écrire. Il y a des exemples tout faits dans le tiroir de mon bureau. Dans la prison, je ne parle à personne et personne ne m’adresse la parole, donc pas de problème avec les autres détenus. Je ne sais pas pourquoi mais ils ont peur de moi et ça me va très bien. Je n’engage jamais de conversation avec les gardiens, je me contente de leur répondre poliment quand ils me parlent. Je les appelle tous « monsieur » sauf le gardien-chef qui veut qu’on l’appelle « chef. »
Voici un état récapitulatif de mon emploi du temps de la semaine : tout ce que je fais, où et à quelle heure je le fais. Tu devras l’apprendre par cœur et le détruire ensuite.
— Jamais je n’aurai le temps de mémoriser tout ça !
— Mais si, car mon plan ne débute que dans trois mois. Le directeur m’a laissé entendre que ma permission allait être renouvelée. Tu as donc douze semaines devant toi pour te mettre dans la peau de mon personnage. Ton bronzage aura disparu d’ici là et quant à la voix, tu as le droit d’avoir mal à la gorge.
— Ça me fait peur, Jean.
— Tu as peur de passer un mois là où j’ai passé dix-neuf ans ! Dix-neuf ans pour rien ! Ce n’est pas un cadeau que je te demande, Guy, c’est un travail, un travail bien payé ! Si ça ne t’intéresse pas, tant pis, n’en parlons plus.
— Je n’ai pas dit que je refusais, Jean, mais ce n’est pas rien ce que tu me demandes, mets-toi à ma place !
— Non, Guy ; c’est moi qui te demande de te mettre à la mienne.
— Si je dis oui, comment fait-on concrètement ?
— Voici comment je vois l’affaire. Demain, tu demandes une avance au notaire, disons cinquante, soixante mille francs. Tu as besoin d’argent, il ne peut pas refuser. Tu demandes que la somme soit virée sur un compte à ton nom que tu vas ouvrir dans une banque à succursales multiples. Avec cet argent, tu vas louer un petit appartement à Grenoble ou dans la banlieue.
— Pourquoi Grenoble ?
— J’ai beaucoup de bonnes raisons pour ça mais tu n’as pas à les savoir. Donc tu loues quelque chose de meublé et tu l’habites pendant trois mois. Également, tu achètes une voiture d’occasion, pas trop voyante et tu fais mettre la carte grise à ton nom. En plus tu achètes tout de suite un téléphone cellulaire. J’ai besoin d’en savoir le numéro aujourd’hui même. Tu donnes une adresse temporaire que tu régulariseras ensuite. Tout doit être fait dans les règles. Dans trois mois je te contacte. Tu me donnes les cartes, chéquiers et autres papiers et tu prends ma place. Un mois après, à la Toussaint à peu près, on fait l’échange inverse. Tu seras à nouveau libre, et riche cette fois. Est-ce que tu es d’accord ?
— OK Jean, je vais faire ça pour toi.
— Pour toi aussi, non ?
— Heu, oui bien sûr, pour moi aussi.
— Bon, alors on est d’accord. Dis-moi Guy, - là je change de sujet -, tout à l’heure, le notaire ne t’a pas laissé le temps de me répondre : il y a vingt-cinq ans, tu t’es disputé avec papa et tu es parti en claquant la porte. Tu ne l’as jamais revu ?
— Si, je l’ai revu une fois, en 1978. J’avais besoin d’argent pour monter une petite entreprise. J’étais venu pour voir s’il pouvait m’aider. Je ne lui demandais pas grand-chose, simplement de me cautionner. Il a refusé.
— Tu aurais pu venir me voir.
— Où ? A Marcilly ?
— Tu savais que j’avais été nommé à Marcilly ?
— Euh, oui, papa a dû me le dire. Euh, non, je ne suis pas venu te voir. Il fallait que je me dépatouille avec mes histoires d’argent, tu comprends…
— Tu ne t’es jamais marié ? Tu étais pourtant plutôt coureur dans le temps !
— Pourquoi s’embêter avec une femme quand on peut les avoir toutes. Et toi ?
— Moi, je me serais bien contenté d’une seule. Non, je ne suis pas marié.
— Tu n’as jamais revu … Monique ?
— Jamais et je te serais reconnaissant d’éviter ce sujet.
— D’accord, d’accord. Tu t’es également disputé avec papa à ce qu’il m’a dit ?
— Pareil que toi. Pour une bêtise. J’avais l’intention de faire le premier pas, de renouer avec lui quand cette sale affaire m’est tombée dessus. Il n’est jamais venu me voir à la prison.
— Mon pauvre Jean ! Dis-moi, on n’a jamais eu de soupçons sur quelqu’un d’autre ?
— Pas le moindre. Une de mes élèves m’avait soi-disant vu avec la gamine au moment du drame. Tous ces salauds du tribunal l’ont crue, elle, et non pas moi. Ils m’ont condamné sans vraiment approfondir, sans chercher plus loin. C’est pourtant forcément quelqu’un d’autre puisque ce n’est pas moi. J’ai bien peur qu’on ne sache jamais la vérité.