UN PLAT QUI SE MANGE FROID

23. Le docteur Vilmain.
— Allô ! Cabinet du docteur Vilmain ? Pourrais-je avoir un rendez-vous assez rapidement s’il vous plait ?
— Le docteur Vilmain est en congé aujourd’hui comme tous les lundis, monsieur. Je vous propose mercredi, dix-sept heures, cela vous irait ?
— Ce n’est pas possible plus tôt ?
— Je peux vous donner l’adresse d’un de ses bons collègues si vous êtes pressé.
— J’aimerais que ce soit le docteur Vilmain en personne.
— Vous êtes un de ses patients ?
— J’ai déjà eu à faire à lui.
— Écoutez, tout ce que je peux vous proposer, c’est de vous placer demain mardi, après les autres rendez-vous, mais vous risquez d’attendre.
— Ça ne fait rien, je prends.
— Donc mardi, dix-neuf heures. C’est monsieur ?
— Monsieur… Mugnier.
— Très bien, à demain monsieur Mugnier.

      Jean Durieu s’arrête un instant devant la plaque dorée du cabinet médical : deuxième étage indique celle-ci. Son hésitation est de courte durée. Rien ni personne ne le fera renoncer à son grand projet. Il respire profondément comme quelqu’un qui vient de prendre une décision. « Alea jacta est » murmure-t-il en enfonçant le bouton qui déclenche l’ouverture de la porte du petit immeuble. Il néglige l’ascenseur et monte lentement les marches. Sur une porte du second palier une plaque jumelle de celle de l’entrée invite à sonner. Durieu prend une nouvelle et profonde respiration, appuie brièvement sur le bouton. Une jeune femme blonde, avenante, vient ouvrir.
— Je suis monsieur Mugnier, j’ai rendez-vous.
— Entrez monsieur Mugnier, la salle d’attente est par ici. Vous allez devoir patienter un petit quart d’heure. Le docteur a un peu de retard.
Durieu se couvre la bouche de la main et tousse.
— Ce n’est pas grave… enfin j’espère.
La secrétaire sourit, lui désigne la salle d’attente où patiente un vieil homme visiblement fatigué et va s’asseoir derrière une table encombrée de registres. L’homme ne lève même pas la tête vers le nouvel entrant. Quelques minutes après, la porte s’ouvre à nouveau. Le médecin parait, s’arrête sur le seuil, regarde Durieu un bref instant.
— C’est à qui le tour ?
Le vieil homme se dresse péniblement, prend sa canne et suit le praticien qui, en passant devant le bureau de sa secrétaire, dit avec un soupir de lassitude :
— Mademoiselle, il est dix-neuf heures, vous pouvez partir maintenant. Je fermerai le cabinet.
— Merci docteur, à demain.
La porte refermée, Durieu se lève. Il est agité. Il se met à marcher de long en large dans l’étroit salon d’attente. Ce n’est pas qu’il ait peur au moment de passer à l’action, mais, pour la première fois depuis qu’il s’est fait son sinistre serment, un doute vient de traverser son cerveau. Et si cet homme n’avait pas voulu son emprisonnement, sa déchéance ? Durieu se rassied et tente de se reprojeter vingt ans en arrière. Il matérialise mentalement le procureur, les trois juges, les neufs jurés. Il oblige son esprit à imaginer une salle des délibérations qu’il ne connaît pas : une longue table, un stylo, un petit bout de papier devant chacune des douze personnes. La voix du juge pénètre dans ses oreilles en ondes imaginaires : « …en votre âme et conscience, mesdames messieurs, l’accusé est-il coupable de viol et de meurtre sur la personne de son élève Marie Montaz ? Vous devez répondre par oui ou par non à cette question. Il n’y a que votre intime conviction qui compte… »
Le cerveau malade de Durieu imagine le médecin en train de prendre le crayon à bille placé devant lui. L’homme, enfermé dans sa certitude, ne regarde pas les autres, il griffonne de sa petite écriture pressée. Durieu suit le mouvement du stylo. Le médecin n’a pas hésité. C’est un « oui » qu’il vient de tracer sur le rectangle de papier. C’est son avilissement qu’il vient de programmer, sa condamnation qu’il vient d’écrire.
Durieu en est sûr depuis qu’il a commencé à réfléchir à son problème. À cause de la question du médecin sur son groupe sanguin et de sa remarque sur la rareté du groupe B négatif.
En dépit de la logique de l’explication qu’il avait donnée, Durieu avait senti l’ébranlement des autres jurés. La remarque de Vilmain, en apparence spontanée, avait été déterminante dans l’établissement de la conviction des autres jurés, il en est sûr.
Et cependant, si malgré cela…
Des flashes se déclenchent dans sa tête, des images, des sensations prennent forme, naissant et mourant aussitôt : le sourire de Marie, la sévérité de son père, la silhouette de Monique, le rictus du procureur, les regards fuyants des jurés au moment du verdict, les cris de haine de la foule à la sortie du tribunal, la prison, les ricanements de Belmonte, l’haleine pourrie de Dominati, les jours gris qui se succèdent, tous pareils, mornes et désespérants…
Durieu serre les dents, pince ses lèvres. Non, il ne faut pas qu’il faiblisse…
Et s’il se trompait malgré tout… ?
Il doit obtenir une absolue certitude. Il doit tenter de pénétrer plus avant dans la vérité que son instinct lui a fait deviner, provoquer un aveu…
— Monsieur ?
Durieu sursaute. Le médecin est devant lui. La fatigue se lit sur son visage. Quel âge peut-il avoir ? Cinquante-cinq, soixante ? Les pans de sa blouse blanche s’écartent sur une chemisette rayée et un pantalon de toile. Un stylo et un crayon à bille sortent à moitié de la poche pectorale. Un peu de sueur perle sur ses tempes dégarnies. C’est vrai qu’il fait chaud.
— Par ici, je vous prie.
Durieu plonge lentement la main gauche dans la poche de son blouson ouvert.
— Entrez, asseyez-vous. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Le médecin se laisse tomber plus qu’il ne s’assied dans son fauteuil. D’une traction des talons, il rapproche son siège à roulettes du bureau.
Durieu toussote et se tapote la gorge de l’index droit.
— Quelque chose que j’ai du mal à avaler.
— Procédons par ordre. Je vous connais ? Vous avez un dossier ?
— Oui, on s’est déjà vu. Vous ne vous souvenez pas de moi ?
— Monsieur Mugnier ? Non, ça ne me dit rien.
— Je ne m’appelle pas Mugnier, docteur.
— Qu’est-ce qu’elle m’a écrit l’autre ? Mais si, Mugnier. Quelle étourdie ! Rappelez-moi votre nom s’il vous plait.
— Je m’appelle Durieu, Jean Durieu.
— Vous avez quel âge monsieur Durieu ? Monsieur Durieu…
— J’ai quarante-sept ans.
— Monsieur Durieu… serait-ce vous…
— Oui, docteur Vilmain. C’est bien moi.
Le visage du praticien se décompose, le stylo dans ses mains se met à trembler. Il le pose sur le cuir vert de son bureau. Durieu décide de tester son vis-à-vis en l’enfermant dans sa certitude revenue. Il enchaîne :
— Oui, docteur, je suis bien l’homme que vous avez envoyé en prison pour trente ans, celui que vous avez fait enfermer, que vous avez condamné au pourrissement alors qu’il criait la vérité, qu’il hurlait son innocence. Ce mauvais diagnostic ne vous a jamais empêché de dormir, docteur Vilmain ?
— Je vous ai cru coupable. Tout le monde vous a cru coupable !
Durieu enregistre le renseignement. La boule de haine qu’il contenait tant bien que mal explose en lui, mais il se retient : ne pas se laisser aller, suivre rigoureusement le plan établi.
— Tout le monde… Ainsi tout le monde m’a cru coupable !
— Les jurés mais aussi les trois juges.
— Donc vous y compris, docteur Vilmain !
— Je n’étais qu’une voix parmi douze, monsieur Durieu.
— Sur quoi avez-vous établi votre conviction ?
— L’enquête avait démontré que cela ne pouvait pas être quelqu’un d’autre… Et puis il y avait votre sang : B négatif. Moins de 1% de la population française appartient à ce groupe… Je vous en prie, comprenez-moi, je vous ai sincèrement cru coupable…
— Mais je ne l’étais pas, monsieur le quatrième juré !
— Que me voulez-vous ? Je vous préviens que si vous avez de mauvaises intentions, je ne me laisserai pas faire. Ma secrétaire va venir…
Durieu se lève de sa chaise :
— Ne vous faites pas d’illusion, docteur Vilmain, votre secrétaire est partie. Nous sommes seuls et j’ai dans cette poche une arme particulièrement efficace et silencieuse.
— Ne faites pas de bêtises, monsieur Durieu. Vous vous êtes évadé, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous désirez ? De l’argent ? Je n’ai ici que mes honoraires de la journée, surtout des chèques, mais je peux…
— Je me fiche de votre argent, docteur. Où sont les clés de votre armoire à pharmacie ?
— Durieu, soyez raisonnable, tout ceci ne peut vous mener à rien…
La voix de l’ancien maître claque, impérative :
— Les clés !
— Dans le tiroir supérieur de mon bureau…
— Gardez vos mains en évidence, docteur ! Avec vos pieds, repoussez doucement votre fauteuil. C’est ça. Roulez jusqu’à l’entrée maintenant. Appuyez vos genoux contre la porte, mettez vos mains en évidence derrière votre dossier. Non, ne vous retournez pas. Vous ne bougez pas un cil, docteur Vilmain, sinon…
Durieu avise un distributeur en inox accroché au mur, tire deux gants de chirurgien en latex qu’il enfile, ouvre le premier des trois tiroirs latéraux du bureau, s’empare d’un petit trousseau et se dirige vers l’armoire vitrée.
— Vous avez été libéré par anticipation ?
— Pas vraiment, non.
— Donc vous vous êtes évadé ?
— Je me suis souvent évadé en rêve, docteur Vilmain. C’est tout ce que l’on peut faire quand on est en prison.
— Que voulez-vous ? C’est de la drogue que vous cherchez ? Je n’ai en tout et pour tout que cinq ou six doses de morphine.
— Cela suffira, je pense. Ne bougez pas, docteur Vilmain, ne cherchez pas à vous retourner.
La petite armoire ouverte, Durieu examine une à une les boites de médicaments, les seringues, les tubes, les ampoules, lit attentivement chaque étiquette, reconnaît des noms de longue date mémorisés, groupe les produits qui l’intéressent en avant de l’étagère et remet les autres en place. Il s’empare d’un flacon de verre aux trois quarts rempli d’un liquide transparent, marqué d’une simple étiquette : éther diéthylique.
— Monsieur Durieu, je crois maintenant que vous êtes innocent. Ne commettez rien d’irréparable, je vous en prie. Je vais faire en sorte que votre procès soit révisé.
— Sauf fait nouveau, on ne révise pas un procès d’assises, toubib.
— Je dirai que le juge nous a manipulés lors des délibérations.
— Ah ! Le juge vous a influencé ?
— Le juge et ses assesseurs, oui. Ils nous ont persuadés que vous étiez coupable. Mais je vais tout dire à la presse maintenant, croyez-moi. Il y aura un nouveau procès, vous serez réhabilité, je m’y engage.
— Et vous allez bien sûr me rendre les vingt ans que vous m’avez volés ! Vous allez aussi ressusciter mon père qui vient de mourir sans que je l’aie revu. Vous allez me rendre mon honneur, mon métier, mes élèves, vous allez rendre la vie à Marie … Ne rêvez pas docteur Vilmain.
— Durieu, je vous promets que…
— MONSIEUR Durieu ! Vous n’avez pas oublié cela non plus je pense… Ne tentez pas de vous retourner !
Durieu sort de l’armoire un petit carton dans lequel sont placées verticalement cinq ampoules de verre. Il prend une seringue dans son emballage stérile, déchire une nappe de coton hydrophile, place le tout dans un haricot d’acier inoxydable. Il reprend ensuite le flacon d’éther, va jusqu’à l’évier à côté de la table d’auscultation. Il ouvre la fenêtre proche, inspire et souffle plusieurs fois, rapidement, profondément, oxygène le plus possible son sang puis bloque sa respiration et verse la moitié du contenu du flacon de verre sur le coton hydrophile. Il s’approche silencieusement du médecin qui ne peux le voir. Du bras gauche il immobilise le cou du praticien, lui plaque le coton sur le nez, résiste aux soubresauts de l’homme. Le médecin tente de se dégager latéralement mais les bras du siège à roulettes l’empêchent de quitter son assise. À bout de souffle, Durieu tourne la tête, aspire une bouffée d’air. L’odeur éthérée lui soulève le cœur mais il maintient la pression du coton jusqu’à ce qu’il sente mollir le corps du médecin. la limite de l’évanouissement, il se précipite vers la fenêtre sur cour du cabinet médical et respire avec soulagement l’air tiède de la ville.
Brusquement, le téléphone du médecin se met à sonner. Durieu sursaute. Dans la cour de l’immeuble, une femme, portable à l’oreille, lève la tête vers la fenêtre du cabinet médical. Il se projette vivement en arrière. La sonnerie cesse à la cinquième stridulation. Appelait-elle le cabinet ? Si oui, va-t-elle monter.
Il se dirige en hâte vers la porte, roule jusqu’au bureau le fauteuil dans lequel gît le médecin, bouche ouverte, yeux révulsés. Respiration à nouveau bloquée, Durieu revient saisir le coton qu’il va jeter dans l’évier. Il revient une troisième fois vers l’huisserie d’entrée et s’adosse contre le mur, près des gonds, met plusieurs minutes à retrouver un semblant de calme.
Il respire le moins possible mais les vapeurs d’éther lui montent quand même à la tête. Il est tout près de la nausée, il faut qu’il agisse maintenant, qu’il débloque la situation. Il colle son oreille contre le panneau de bois : pas un bruit. Il entrouvre la porte : personne !
Le généraliste est toujours affalé dans son fauteuil.
Durieu retourne à l’évier, frotte une allumette, enflamme la ouate qui se consume instantanément avec un petit flop, puis retourne respirer à la fenêtre. Dans la cour, la femme a disparu. Les miasmes éthérés du cabinet médical commencent à s’évacuer.
Durieu se dirige vers l’armoire à pharmacie, sort deux comprimés de paracétamol de leur étui de plastique. Il revient à l’évier, boit quelques gorgées d’eau à même le robinet pour mieux avaler le remède, fait ensuite longuement couler l’eau sur le minuscule tas de cendres.
Assommé par la puissance de l’hypnotique, le médecin dort d’un profond sommeil artificiel. Durieu pousse le fauteuil vers la table d’auscultation, tente d’y hisser le corps du praticien. Mais l’homme est trop lourd. « Tant pis, il restera comme ça » pense-t-il.
Il prend une seringue, casse l’embout de verre d’une ampoule de morphine, aspire le liquide. Il tapote soigneusement le corps de la seringue, expulse une goutte du produit comme il l’a vu faire maintes fois par le médecin de la centrale puis il relève la manche gauche de l’homme inerte. À l’aide de la lanière de caoutchouc posée sur la table de soins, il garrotte le bras du médecin, palpe la veine qui grossit dans le creux du coude, enfonce l’aiguille, relâche le garrot et presse le piston. La seringue vidée, par quatre fois il reprend la séquence, froidement, méticuleusement. Enfin il rabaisse la manche de l’homme dont la respiration s’est accélérée. Durieu roule à nouveau le fauteuil jusqu’au bureau, positionne la tête et le bras droit du médecin sur le cuir vert. Il pose ensuite la seringue vide, une des ampoules et son embout ainsi que le garrot dans le haricot en inox qu’il place sur le plateau du bureau, près de la main droite de l’homme. Les narines du praticien se pincent, il respire de plus en plus vite, une respiration haute, sifflante. Durieu retourne à l’armoire à pharmacie, s’empare des médicaments sélectionnés qu’il place dans une poche plastique d’hypermarché puis il referme soigneusement les portes vitrées et remet les clés dans le tiroir supérieur du bureau. Il empoche ensuite les quatre ampoules vides restantes ainsi que leurs embouts. Les gants de caoutchouc claquent quand il les défait. Il hésite un instant puis les jette dans la petite poubelle de déchets médicaux.
Affalé sur le bureau, l’homme halète. Il n’a pas repris connaissance. Il ne le fera plus maintenant. Durieu ferme la fenêtre, saisit la poche pleine de médicaments, se dirige vers la porte du cabinet qu’il ouvre de son avant-bras. Dehors, le soleil vient de disparaître derrière le massif de la Chartreuse. La neige des sommets de Belledonne prend des teintes dorées. Durieu respire plus librement. Il n’a pas eu vraiment peur, même lors de l’alerte téléphone. Il n’a pas de remords non plus.
Là-haut, dans son cabinet, un homme va mourir, il le sait, mais cette mort, il ne va pas la voir réellement, il n’assistera pas au spectacle de la respiration qui s’étrangle, au dernier râle de l’agonie qu’il a provoquée.
Le cœur de Durieu est endurci par la préparation psychique de longue haleine qu’il s’est imposé. Les actes terribles qui viennent d’être accomplis l’ont été par un homme qui lui ressemble physiquement mais ce n’est pas l’ancien instituteur qui vient d’agir. Il a réussi à créer un double de lui-même : l’enseignant idéaliste qu’il était jadis existe toujours quelque part, mais ce n’est pas lui qui vient de tuer, il en est parfaitement incapable. C’est l’autre qui vient d’agir : un robot, un zombi, une machine programmée...
Les montagnes de Belledone s’éteignent, prennent des nuances mauves puis violines. Durieu marche au hasard dans les rues de la cité. Il n’en voit pas la grisaille crépusculaire. Il est dans son école de Marcilly. Le soleil entre à flots par les fenêtres et dore encore un peu plus les cheveux blonds de Marie, Il évoque mentalement la gentillesse de Marie, les yeux bleus de Marie, l’adorable sourire de Marie. À mi-voix, il chantonne la comptine qui ne quitte jamais son inconscient :
Au bois voisin, l’y a des violettes…