— Capitaine Pricaz, la vigie d’Echirolles vient de nous appeler : un médecin apparemment mort d’une crise cardiaque dans son cabinet. Tenez, je vous ai griffonné l’adresse là-dessus. Prenez Dussollier avec vous et allez renifler par là.
— Dites, commissaire, ce n’est pas de notre ressort direct ! Depuis quand s’occupe-t-on des crises cardiaques ?
— Depuis qu’elles sont dues à la drogue, capitaine. On a trouvé une seringue et une ampoule sur son bureau. C’est paraît-il sa secrétaire qui l’a trouvé ce matin en prenant son service.
— Un toubib qui se drogue ?
— Voilà pourquoi on nous transmet l’enquête.
— Compris. On y va, commissaire.
La cinquantaine bien sonnée, le capitaine Pricaz est un homme de taille moyenne. Front dégarni, visage ascétique, nez droit, teint pâle, habits neutres, rien ne le différencie du français moyen type, si ce n’est peut-être ses yeux verts sans cesse en mouvement qui lui donnent un air inquisiteur. Inquisiteur, il l’est et il aime son métier d’enquêteur. Il s’attache surtout à l’aspect psychologique des affaires qui lui sont confiées mais est néanmoins fort capable de passer à l’action si les circonstances l’exigent.
Homme discret, doté d’un solide bon sens, il cultive autant qu’il le peut l’insignifiance de son apparence.
Ennemi des manifestations tapageuses inutiles, Pricaz ne met pas en action le gyrophare amovible de sa voiture, il ne le fait qu’en cas de nécessité. En toute banalité, il gare calmement la Mégane Renault banalisée de la police grenobloise auprès de sa semblable de la vigie d’Echirolles.
Un gardien de la paix s’avance, visage fermé :
— Hé ! Vous ne pouvez pas rester là.
— Capitaine Pricaz. Voici Dussollier, mon adjoint.
L’agent porte machinalement la main droite à sa tempe.
— Oh pardon mon capitaine ! Entrez, le brigadier vous attend.
Dans le hall, entre salle d’attente et cabinet, la petite secrétaire blonde tamponne ses yeux chiffonnés d’un mouchoir mouillé. Le brigadier de police sort du cabinet médical.
— C’est par ici…
Le capitaine, suivi de son adjoint, pénètre dans la pièce de soins. Le cadavre du médecin est assis dans son fauteuil, tête et bras droit posés sur le bureau. Le lieutenant Dussollier tente de soulever le bras gauche, pendant, de la victime.
— Déjà raide, fait-il laconiquement.
— Il est mort d’une overdose, c’est sûr ! ajoute le brigadier.
— Qu’est-ce qui vous permet de croire ça ? questionne Pricaz.
— Une seringue et une ampoule de morphine sur le bureau.
— Une seule dose n’est pas une overdose.
— Oui, mais observez la bouche ouverte, les lèvres contractées, les pupilles complètement dilatées.
Pricaz relève la manche gauche du médecin et hoche la tête. Un large hématome colore la face interne de l’avant-bras.
— C’est la petite blonde dans le couloir qui l’a découvert ?
— Sa secrétaire, oui mon capitaine. Puisque vous prenez la suite, je peux disposer maintenant ?
— Attendez… Les services techniques sont prévenus ?
— L’identité et l’ambulance sont en route, mon capitaine. Ils ne devraient pas tarder.
— Merci, vous pouvez disposer brigadier. Mademoiselle ? Capitaine Pricaz, mademoiselle. À quelle heure avez-vous découvert votre patron ?
— En prenant mon service, à huit heures moins le quart ce matin.
— Quand l’avez-vous vu vivant pour la dernière fois ?
— Hier soir.
— Comment était-il ?
— Il était normal. Fatigué de sa journée mais normal. Il allait recevoir son dernier malade. Comme il était sept heures, je veux dire dix-neuf heures, il m’a dit que je pouvais partir.
— Y a-t-il dans ce cabinet un endroit pour entreposer les médicaments… disons spéciaux ?
— Oui, ceux-ci sont dans l’armoire vitrée derrière vous.
— Vous y avez accès ?
— Oui, je m’occupe de la réception des médicaments commandés. Je les range aussitôt dans l’armoire.
— Donc vous avez un double de la clé ?
— Non, mais le docteur Vilmain garde la sienne dans un tiroir de son bureau.
— Vous pouvez vérifier ?
La secrétaire fait un pas puis s’arrête.
— Eh bien ?
Elle désigne le corps du médecin d’un signe de tête.
Compréhensif, Pricaz vient se placer en écran contre le corps de la victime.
— Allez-y maintenant.
La jeune femme mord sa lèvre inférieure, fait les quatre pas la séparant du bureau et ouvre le tiroir supérieur.
— Oui. Elle est bien là.
— Observez soigneusement. Y a-t-il quelque chose d’inhabituel ou de dérangé dans ce tiroir ?
— Non, c’est comme d’habitude.
— Bien, mettez ces gants de caoutchouc et ouvrez l’armoire aux médicaments. Est-ce que tout est normal ?
— J’ai l’impression qu’il manque quelques produits.
— Lesquels ?
— Je suis désolée, je ne connais pas les noms des médicaments. Je ne sais pas non plus ce que le docteur administre dans une journée : ça dépend des malades, vous comprenez.
— Y a-t-il habituellement des ampoules comme celle qui se trouve sur le bureau dans cette armoire ?
— Oui, il y en a une petite boite d’habitude, mais je ne la vois pas.
— Combien contient-elle d’ampoules ?
— Cinq ou six je pense.
— Combien y en avait-il hier matin ?
— Elle était pleine je crois.
— Vous avez parlé de son dernier client, est-ce vous qui l’avez reçu ?
— J’ai introduit le dernier malade hier à sept heures, heu, je veux dire dix-neuf heures.
— Un patient habituel du docteur ?
— Oui, non, je ne sais pas exactement.
— Essayez d’être plus précise mademoiselle.
— Quand il a appelé, lundi dernier, il semblait pressé. Il a accepté ce rendez-vous tardif car il ne voulait pas attendre mercredi. Il voulait avoir à faire au docteur Vilmain en personne et non à son remplaçant.
— Donc il avait rendez-vous, intervient Dussollier. Vous possédez, je pense, un agenda où vous notez les noms et les heures ?
— Oui, bien entendu. Il est sur mon bureau.
— Vas-y, Dussolier. Note les noms de tous les malades d’hier. Mademoiselle, ce dernier client, l’aviez-vous déjà vu auparavant ?
— Non, je ne crois pas.
— Donc ce n’était pas un patient habituel du docteur.
— Je ne suis sa secrétaire que depuis deux ans, je ne connais pas encore tous ses clients, vous savez. Il me semble bien qu’il ait dit au téléphone avoir déjà eu à faire au docteur.
— À faire… Est-ce que ce sont ses propres paroles ?
— Oui, je crois. J’en suis même sûre.
— Avait-il l’air malade ?
— Je ne saurais pas dire, il toussait un peu.
Le lieutenant Dussollier revint agitant un carnet de poche.
— C’est tout noté. Le dernier client s’appelait Mugnier.
— Mugnier, c’est un nom bien banal. Ah, voilà les collègues de l’identité judiciaire. Dussollier, prends les coordonnées de mademoiselle. On vous convoquera pour signer votre déposition, mademoiselle.
— Dites-moi capitaine, je n’ai pas vu passer votre rapport sur l’affaire du toubib d’Echirolles. Où en êtes-vous ?
— Affaire bizarre, patron. Un médecin de quartier sans histoire qui s’injecte une dose de morphine et qui décède ensuite.
— Selon vous, il y a relation entre l’injection et le décès ?
— Symptômes d’overdose évidents, oui patron.
— On ne décède pas d’une simple dose, surtout quand on est médecin.
— C’est bien ce que j’ai pensé. Alors on a fouiné un peu. La secrétaire médicale que nous avons interrogée a constaté la disparition des autres ampoules dans l’armoire à pharmacie. Ce qui est bizarre, c’est qu’on n’en a retrouvé qu’une seule à côté de la seringue et rien dans la poubelle médicale ni dans la corbeille.
— Vous avez fait transporter le corps à la morgue ?
— Absolument patron.
— Il faut connaître la cause exacte du décès. J’avertis le juge et lui demande d’ordonner une autopsie. En attendant, continuez vos investigations : famille, voisinage, clients.
— Le lieutenant Dussollier a relevé les noms des consultants du jour : une bonne quinzaine en tout.
— Belle clientèle. Vous avez regardé du côté de son dernier patient ?
— D’après le cahier de rendez-vous, il s’agirait d’un certain Mugnier ou Munier. Des Mugnier, il y en a une vingtaine sur Grenoble et plus de cent dans le département. La galère pour retrouver le bon !
— Pas d’indication de prénom ?
— Négatif, on sait simplement qu’il s’agit d’un homme.
— La secrétaire se le rappelle ?
— Vaguement.
— Bon, standby en attendant les conclusions du légiste.