Jean Durieu quitte la route nationale 92 et engage la 205 dans l’étroite rue principale du petit bourg de Tullins. Il ne voit qu’au dernier moment le panneau indiquant sur la droite la direction de Morette et donne un brusque coup de frein. Les roues crient, faisant se retourner quelques passants. La route départementale 153 est étroite, sinueuse et en assez forte montée. D’un bref coup d’œil, il consulte la montre de son frère : 18 heures. Vingt ans après, ses réflexes d’homme libre jouent encore. Il hausse les épaules : que lui importe l’heure !
Deux enfants, un garçon et une blondinette jouent sur la petite place-parking de la mairie de Morette. Durieu s’arrête sans se garer et baisse sa vitre.
— Bonjour. Savez-vous où se trouve la ferme de monsieur Pélissier ?
— C’est la dernière en haut du village, pouvez pas vous tromper.
— Merci les enfants.
Les enfants… Les enfants lui manquent. Si longtemps enfermé, il ne s’en rendait plus compte mais sa nouvelle liberté le replonge dans cette vérité première : les enfants, c’était sa vocation, son avenir, sa vie.
Durieu ralentit en passant devant une petite ferme de montagne isolée en amont du village, mais il ne s’arrête pas : un tracteur vient à sa rencontre. Au moment du croisement, ce dernier serre le muret de pierres sèches qui borde la petite départementale. Durieu appuie brutalement sur sa droite pour ne pas accrocher les immenses pneus arrière de l’engin mais il n’a plus l’habitude de la conduite automobile, il se déporte beaucoup trop. Les roues de la voiture passent dans le petit fossé d’assèchement de la route. La 205 s’incline, le bas de caisse touche puis se pose sur la terre du bas-côté. Faute d’adhérence, la roue avant droite se met à patiner. Le véhicule s’immobilise.
— Sacré bon gu, qui est-ce qui m’a foutu un conducteur pareil ! Pouviez pas vous arrêter avant le mur, nom de gu !
Durieu essaye d’ouvrir sa portière gauche mais la grande roue l’en empêche.
— Attendez-donc un peu que j’avance.
Le paysan embraye. Le tracteur hoquette et se déplace de quelques mètres.
Durieu descend et s’accroupit devant la voiture pour constater les dégâts, rejoint bientôt par le paysan.
— Me voici bloqué !
— Bougez pas. Vais jusqu’à la ferme chercher une corde.
Le cultivateur bougon remonte sur son engin et démarre dans un nuage de fumée noire.
Jean Durieu a tout de suite reconnu l’homme. C’est bien un de ceux qui hantent ses nuits blanches. Moins de cheveux, un peu plus de couperose sur les pommettes, des picots de barbe blanche mal rasée sur les joues, mais c’est bien le premier juré désigné par le sort le 19 septembre 1978. Une vague de ressentiment inonde le cœur de l’ancien instituteur. Il n’est venu qu’en simple repérage, mais si les circonstances le permettent, il n’aura pas une seconde d’hésitation. La mort du médecin ne lui a causé aucun remord. Le Dauphiné ne lui a consacré que quelques lignes, parlant de crise cardiaque. L’affaire semble déjà classée.
Le moteur du tracteur se fait entendre de nouveau. Bien qu’il fasse encore jour, ses phares sont allumés. Durieu sort de la voiture, claque la portière et se place à l’avant du véhicule pour laisser passer l’engin agricole.
— Poussez-vous ! Laissez-moi faire.
L’homme introduit la boucle d’un câble d’acier dans l’anneau avant de la 205, glisse une petite tige métallique dans l’œil terminal du filin pour bloquer l’ensemble, tire et fixe l’autre extrémité au crochet du tracteur.
— Z’avez qu’à monter et braquer un peu. Allez, on y va.
Lentement le câble se tend et la petite voiture se rétablit sur la chaussée. Le tracteur s’immobilise, le paysan redescend, récupère son filin d’acier.
— Hé ben voilà. Z’êtes tiré d’affaire.
— Merci.
— Où est-ce que vous allez ? Z’êtes pressé ?
— Non, pas spécialement.
— Z’allez bien boire un canon avec moi ?
— Cela serait plutôt à moi de vous l’offrir. Il y a un café dans le village ?
— Bah, bah, suivez-moi seulement. J’habite la ferme là-bas. Z’êtes obligatoirement passé devant tout à l’heure.
— Je n’ai pas fait attention.
— Vais faire demi-tour dans le prochain chemin. Suivez-moi.
Du bras, le paysan fait signe à Durieu de se garer dans la cour caillouteuse de la ferme et conduit son tracteur près de l’étable. Durieu gare la 205 le long du mur en galets séparant la cour du chemin.
— Donnez-vous la peine.
— Je ne voudrais pas déranger votre femme et vos enfants.
— Ma femme ? Mes enfants ? Aimerais bien ! Dans nos campagnes aujourd’hui, y a plus une femme qui veut faire la paysanne, alors… C’est comme ça ! Bon, vais sortir les verres. Du rouge, ça ira ?
— Ça ira très bien. Vous faites de l’élevage ?
— Ai plus que trois vaches. Le lait, c’est foutu, ça rapporte rien. Cultive des noix et du maïs. Et vous, qu’est-ce que vous faites ?
— Je visite.
— Z’avez une voiture 38 mais vous ai jamais vu. Z’êtes d’ici ?
— Non, pas vraiment. Ma voiture est immatriculée dans l’Isère mais je suis de la Haute Savoie. Dites-moi, c’est bien le Vercors là en face ?
— Oui.
— Et cette pointe encore un peu éclairée ?
— Ça ? Signal de Naves. Faites de la montagne ?
— J’en ai fait un peu. C’est quelle altitude ce sommet ?
— Un peu plus de seize cents mètres. Mais z’êtes venu pour trinquer. Asseyez-vous donc.
Monsieur Pélissier prend deux verres douteux et une bouteille fortement entamée sur la crédence qui, avec une cuisinière à bois, une table massive et deux chaises paillées, constituent le pauvre ameublement de sa cuisine.
— De gu ! En a déjà pris un coup celle-là, fait-il en vidant la bouteille jusqu’à la dernière goutte dans un des verres. Quand on finit une bouteille, on dit bien qu’on aura la fille dans l’année... Marche jamais !
— Donc vous vivez seul ?
— Ben oui ! Bougez pas, vais en chercher une autre. La cave est là-dessous.
Il soulève une trappe en bois et descend les degrés d’une échelle de meunier.
— C’est trop beau, murmure Durieu.
Il fouille dans la poche intérieure de son blouson, sort un tube de médicament rempli d’une poudre blanche qu’il vide à moitié dans le verre rempli de vin, de l’index il touille prestement le breuvage, replace le verre plein devant le siège du paysan et tire le vide devant lui.
Une bouteille sans étiquette à la main, le cultivateur remonte lourdement l’échelle, laisse retomber bruyamment la trappe.
— Tenez, ai retrouvé une mondeuse de Chapareillan. Z’allez m’en dire des nouvelles.
Il remplit le second verre.
— Allez, santé, pas ?
— À la vôtre.
Durieu prend le verre de mondeuse, donne l’exemple en le vidant entièrement.
— Hum ! Pas mal du tout ce petit vin.
— Oui hein ! C’est un vin de l’Isère ! Tout le monde croit que c’est un vin de Savoie, mais Chapareillan, c’est en Isère ! dit fièrement le paysan en vidant le sien à son tour. Il fait une légère grimace. Tiens, avait du dépôt… C’est rare.
— Mon verre était très bon monsieur Pélissier.
— Alors on remet ça ? L’homme prend la bouteille, remplit à nouveau les verres, porte le sien à la bouche.
— Z’avez raison, l’est bien meilleure celle-là !
Puis son geste reste en suspens, une double ride barre son front.
— Connaissez mon nom ? M’avez déjà vu ? T’es peut-être de la classe ? ajoute-t-il en se déridant.
— De la classe, si on veut. Nous avons passé trois jours ensemble, monsieur Pélissier, il y a longtemps.
— Me souviens plus de mes trois jours, moi. T’appelles comment ?
— Je me nomme Durieu.
— Durieu ? Vois pas.
— Jean Durieu, ça ne vous dit rien ?
Le paysan baille.
— Non. Me dit rien.
— Rappelez-vous, il y a dix-neuf ans…
— Houla, mal au crâne, moi. Pas trop bu pourtant. Attendez, Durieu, Durieu… Seriez pas le péd… euh l’homme qui…
— Oui et non, monsieur Pélissier. Je suis bien celui que vous avez jadis condamné à trente ans de prison ! Mais j’étais innocent monsieur Pélissier !
— Fait pas trente ans !
— Vous pensez peut-être que je n’en ai pas fait assez ? articule Durieu d’un ton glacé.
— Est pas de ma faute, tout ça. M’ont dit que c’était obligatoire d’être juré. Voulais pas, moi. N’ai rien fait moi !
— Moi non plus, je n’avais rien fait, monsieur Pélissier.
— Ai juste répondu « oui » aux questions du juge.
— Votre « oui » m’a condamné. Vous auriez pu répondre non, monsieur Pélissier.
— N’étais pas tout seul moi !
— Rassurez-vous, les autres aussi auront ce qu’ils méritent.
— Les autres aussi ? Ce qu’ils méritent ? Hé là, vais appeler moi, vais me défendre !
— Vous n’appellerez personne, monsieur Pélissier. Vous vivez seul, vous me l’avez dit. Vous défendre ? Après ce que vous avez bu, vous n’avez pas plus de force qu’une petite fille. Une petite fille, c’est fragile, vulnérable, monsieur Pélissier. Une petite fille est morte il y a vingt ans, souvenez-vous, mais ce n’est pas moi qui l’ai tuée, monsieur Pélissier et pourtant vous m’avez condamné !
Moi aussi je vis seul, je ne suis pas marié non plus, je n’ai pas pu avoir d’enfants et c’est de votre faute monsieur Pélissier. Ma jeunesse est perdue et c’est aussi de votre faute. Alors vous allez payer, monsieur Pélissier.
— Payer ? Ai pas de sous. Ai rien que ma ferme… Même pas fini… payer le tracteur…
— Vos biens ne m’intéressent pas, monsieur Pélissier.
— Oh ! Bon gu, ça tourne… Qu’est-ce que vous… m’avez fait boire ?
— Vous avez bu votre calice, jusqu’à la lie, monsieur Pélissier.
— Ce que… vous voulez… à la fin ?
— Pour l’instant, je veux juste que vous dormiez, monsieur Pélissier, dit doucement Durieu.
Le paysan tente de se lever mais ses jambes se dérobent sous lui. Il pousse un dernier « bon gu » et retombe à moitié sur sa chaise qui bascule. Allongé sur le plancher crasseux de la cuisine, assommé par sa chute et par la drogue, l’homme ne se relève pas.
Durieu repousse son siège, contourne le corps allongé du paysan et va tranquillement à la pierre d’évier. En passant, il saisit un torchon douteux accroché à la barre de la cuisinière éteinte, s’en sert pour ouvrir le robinet, rince puis essuie soigneusement les verres. Il en replace un sur la table, près des bouteilles et verse quelques gouttes de vin au fond de celui-ci. À l’aide du même torchon, il replace les chaises telles qu’il les a vues lors de son entrée.
Satisfait de sa mise en scène, il ouvre la porte, observe la cour de la petite ferme et l’ensemble des bâtiments. L’étable surmontée de la grange forme un L avec l’habitation, deux murs de pierres en galets de l’Isère complètent le rectangle. Aucun bruit proche ne trouble la quiétude du crépuscule, les vaches sont sûrement encore au pré. Durieu met le torchon dans la poche de son blouson, sort, fait le tour de la propriété. À l’extérieur de l’étable, légèrement en contre-bas du bâtiment, stagne la mare à purin. Grâce à l’astucieuse utilisation de la pente naturelle du terrain, la double-porte de la grange à foin est au niveau du sol, à l’opposé de la mare nauséabonde. Le tracteur est remisé contre la double porte.
Durieu réfléchit. Les circonstances l’ont amené à beaucoup improviser, mais maintenant, il domine la situation.
La clé se trouve sur le tableau de bord du tracteur. Durieu monte, lance le moteur, tâtonne un peu avant de trouver l’emplacement des vitesses puis, faisant le tour de la propriété, conduit l’engin dans la cour, près de l’entrée de la cuisine. L’agriculteur n’a pas la corpulence du Docteur Vilmain. Durieu peut saisir l’homme inconscient et le hisser par paliers sur le siège double du véhicule agricole. Il redémarre, refait le tour de la ferme, vient placer l’engin quelques mètres en contre-haut de la mare, droit dans la pente puis serre le frein à main. Les fortes empreintes des pneumatiques agricoles maintiennent parfaitement le tracteur. À l’aide du torchon, Durieu essuie la clé, le levier de vitesse, le volant puis descend. Il fait le tour du véhicule, pousse sa victime à l’emplacement du conducteur.
Des phares apparaissent sur la route venant du village. Une voiture ralentit, change de vitesse, fait un appel de phares. La lumière éclabousse le mur de l’habitation. L’instituteur aurait été inquiet, Durieu n’a pas peur. Il s’accroupit simplement derrière une grande roue du tracteur. La voiture s’éloigne sur la départementale en direction de Cras. Avant de se relever il suit des yeux les feux rouges jusqu’à ce qu’ils disparaissent.
Sans la moindre hésitation, froidement, délibérément, il vient se placer sur le côté gauche de l’engin, essuie puis desserre le frein de stationnement. Quand le tracteur s’ébranle, il s’écarte prestement pour éviter les grandes roues. L’engin se met à rouler dans la pente et plonge dans la mare épaisse. Les petites roues directrices disparaissent et le tracteur à demi immergé vient buter contre le mur de l’étable. La secousse déséquilibre le corps du paysan qui bascule tête première dans le purin.