— SPA de Renage, Sylvie Verdier, j’écoute !
— Bonsoir madame. Frank Mugnier de Grenoble. J’ai un petit problème avec mon chien madame. Puis-je vous le soumettre ?
— Dites-moi.
— Et bien voilà : je possède un caniche : un caniche royal, vacciné, tatoué, très gentil…
— Alors tout va bien monsieur !
— Oui et non. Je dois effectuer un voyage professionnel en Angleterre et comme vous le savez, ce pays n’accepte pas les animaux sans une quarantaine stricte. Je vis seul, je suis nouveau dans la région, je ne connais personne. Pourriez-vous accueillir et héberger mon Mylord ? Bien sûr, je paierai ce qu’il faut.
— Les Anglais qui refusent un mylord, on aura tout vu ! Plus sérieusement monsieur, ça va être difficile… Vous savez, tous les refuges de la SPA sont surchargés. En ce moment nous n’avons plus de place.
— Je ne peux quand même pas abandonner Mylord. Ce rendez-vous est extrêmement important pour moi, je vous en prie madame.
— Quand devez-vous partir ?
— Je prends l’avion mercredi soir.
— Écoutez, vous avez de la chance, je crois que j’ai une place qui se libère mercredi matin. Voulez-vous que je vous la réserve ?
— Vous me sauvez la vie !
— N’exagérons rien. Ce serait pour combien de temps ?
— Trois jours, pas plus. C’est combien le prix de pension ?
— Cent dix francs par jour.
— Très bien, c’est d’accord.
— Bon. Vous venez jeudi en début d’après-midi, je serai de permanence. Disons à quinze heures ?
— C’est que je travaille jusqu’à dix-huit heures…
— Écoutez monsieur, la permanence s’achève à dix-neuf heures. Vous devez impérativement nous amener votre chien avant.
— Vous amener, dites-vous, vous n’êtes pas seule donc.
— J’ai heureusement plusieurs bénévoles pour m’aider à tenir le refuge, mais jeudi, c’est moi qui fait la clôture. Donc nous disons avant dix-neuf heures n’est-ce pas ? Rappelez-moi votre nom ?
— Mugnier, madame, Frank Mugnier. Et merci beaucoup.
— De rien, au revoir monsieur Mugnier.
Jean Durieu gare volontairement la 205 à plus de cinquante mètres de l’entrée du refuge, dans la zone artisanale de la Vallée. Un coup d’œil à son poignet lui indique dix-huit heures trente. Il se cale confortablement dans son siège et observe l’entrée du refuge. Vers dix-huit heures quarante-cinq, un couple avec enfant en sort. Des deux bras, l’enfant porte un panier à hauteur de son visage et parle à son contenu d’un air ravi. Ils montent dans une Citroën Xantia qui part immédiatement. Les dernières pourpres du couchant quittent les sommets de la Chartreuse et rapidement la lumière se met à baisser. Il ne reste plus qu’un seul véhicule stationné devant le refuge, une AX Citroën.
« C’est bien une voiture de femme » décide Durieu, « je crois que je peux y aller maintenant. » Il enfile une paire de gants de cuir, démarre son véhicule, parcourt les cinquante derniers mètres, effectue un demi-tour avant de se garer devant la petite Citroën.
Une femme d’une cinquantaine d’année est assise derrière une table et griffonne dans un registre quand il pousse la porte.
— Bonjour madame, je suis Frank Mugnier.
La femme lève la tête et les sourcils :
— Eh bien, il était temps monsieur Mugnier. Je suis madame Verdier. Vous n’avez pas votre chien ?
— Il est dans ma voiture. Vous pouvez me montrer l’endroit où vous allez le mettre ?
— Oh, mais vous pouvez avoir confiance, les cages sont spacieuses et tous nos animaux sont bien traités.
— Je n’en doute pas un seul instant madame. C’est juste pour pouvoir l’imaginer quand je serai en Angleterre.
— Suivez-moi.
La femme se lève, décroche une clé pendue à un crochet mural derrière elle. Un concert d’aboiements salue leur entrée dans la cour bordée de cages.
— Vous avez beaucoup d’animaux dans ce refuge ?
— Une trentaine de chiens et autant de chats. Pas dans le même local, vous pensez bien.
— Vous avez beaucoup de races différentes ?
— Avec les nouveaux décrets en préparation concernant les chiens d’attaque, nous avons surtout des Pitbulls et des Rottweilers. Les gens s’en défont. Certains même n’hésitent pas à les abandonner sur la voie publique, et même sur l’autoroute, alors nous les récupérons. Nous sommes malheureusement obligés de les faire euthanasier s’ils ne trouvent pas rapidement un nouveau maître. Tenez, voici l’endroit où je mettrai votre caniche. Je vous ouvre la cellule.
— En parlant de cellule, ça ne vous fait rien de mettre des animaux en prison ?
— Ils sont mieux là qu’à divaguer en liberté !
— Et les hommes ?
La femme se retourne, surprise.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Qu’est-ce que ça vous fait de mettre des hommes en prison ?
— Mais je n’ai jamais mis personne… Qui êtes-vous au juste ? Que voulez-vous exactement ?
— Vous ne me reconnaissez pas, madame la seconde jurée ?
— Vous ne vous appelez pas Frank Mugnier ? Attendez, vous êtes…
— Allez-y madame, vous brûlez !
— Dorieu, vous êtes Jean Dorieu… Vous vous êtes évadé ? Oh mon Dieu !
— Je suis Jean Durieu, madame, et Dieu n’a rien à voir dans cette affaire.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Vous montrer ce que c’est que la prison. Entrez là-dedans madame Sylvie Verdier.
— Mais vous ne pouvez pas m’obliger…
— La force peut physiquement tout obliger, madame.
— Je vais hurler.
— Hurlez, madame. Hurlez avec les chiens, vous qui avez hurlé avec les loups. Personne par ici n’y fera attention.
— Qu’est-ce que je vous ai fait personnellement ?
— Vous m’avez condamné madame ; condamné à la honte, à la déchéance, à la privation de liberté. J’étais innocent madame, je vous l’ai dit, je l’ai crié ! Pourtant vous ne m’avez pas écouté, vous ne m’avez pas cru, vous avez été unanimes pour me jeter en prison. Oui, unanimes, je le sais. Vous avez laissé un assassin d’enfant en liberté et moi vous m’avez condamné.
— Tout vous accusait. J’ai pris ma décision en mon âme et conscience…
— Moi aussi madame, je prends ma décision en mon âme et conscience. Entrez là-dedans !
Durieu pousse violemment la femme dont la tête heurte le linteau d’entrée de la cage. Elle s’étale dans cellule. Un peu de sang coule sur son front. Il claque la porte grillagée.
— Je vous en prie monsieur Durieu. Je vous en prie, ne me laissez pas seule ici. Vous avez un cœur…
— J’avais un cœur, madame ! Mais rassurez-vous, je ne vais pas vous laisser toute seule !
Durieu fait le tour de la cour, s’empare d’une perche de capture à nœud coulant. Il s’avance vers une cage dans laquelle un pitbull blanc taché de noir le regarde fixement.
L’homme glisse le bâton à travers une maille du grillage. Il doit s’y reprendre à quatre fois avant de pouvoir passer la ganse de chanvre autour du cou du molosse. Il tire longtemps le boute étrangleur, jusqu’à ce qu’il sente l’animal faiblir. Alors il ouvre la cage en tenant fermement la puissante bête éloignée, l’entraîne vers la cellule où gémit la femme. Durieu force le molosse à entrer, ferme la porte métallique grillagée et abandonne la perche sans desserrer le nœud coulant.
— Monsieur Durieu, laissez-moi sortir… je vous le demande, je vous en prie, je vous en supplie…
Durieu récupère un second bâton de capture. Il répond sans se retourner :
— Moi aussi je vous ai demandé, prié, supplié de me croire dans ce maudit tribunal, mais vous ne m’avez pas écouté.
— Monsieur Durieu, je ferai tout ce que vous voudrez, laissez-moi sortir…
L’homme se tourne vers une cage où gronde un rottweiler à la robe noire et feu. et recommence le même manège qu’avec le pitbull.
— Monsieur Durieu, monsieur Durieu, pour l’amour du ciel… Ces animaux sont dangereux, je vous en prie…
— On ne choisit pas ses compagnons de cellule, madame ! dit-il en verrouillant la porte avant de relâcher les cordes étrangleuses. Libéré, le pitbull furieux se jette à plusieurs reprises contre le grillage de la cage tandis que le rottweiler aboie vers l’homme en montrant toutes ses dents.
Recroquevillée dans un angle de la cellule, la gardienne du refuge tremble de peur, les animaux le sentent et grondent. Calmement Durieu récupère et range les deux perches de capture.
— Attaque ! Attaque !
La femme crie.
Durieu tourne le dos, quitte la cour et va replacer la clé à son clou, au mur du bureau d’accueil.
Dans le chenil, les hurlements suraigus de la femme ont cessé mais les aboiements redoublent. L’instituteur les aurait entendus, Durieu ne les entend pas.