4. Enquête
Monsieur Durieu eut du mal à trouver le sommeil cette nuit-là.
Il était inquiet pour la petite Marie, cette élève si mignonne et si intelligente. Il avait conscience d’avoir fait ce qu’il pouvait pour elle. Il avait attendu les gendarmes jusqu’à dix heures du soir pour leur fournir les indispensables explications. Il avait ensuite veillé, allongé tout habillé sur son lit, prêtant l’oreille à la sonnerie du téléphone dans la mairie, mais rien, rien…
Dans sa tête sont repassées toutes les images de la journée : l’adorable sourire de Marie quand il lui a remis sa note de rédaction, sa douleur et son courage au moment des soins, sa spontanéité, sa finesse aussi. L’évocation du petit corps nacré de Marie avec ses petits seins juvéniles le mit mal à l’aise, il était plus troublé qu’il ne voulait se l’avouer.
Vers cinq heures du matin, il avait fini par s’endormir. Un sommeil torturé par l’inquiétude, agité par un rêve récurent dans lequel le visage de la petite Marie se transformait peu à peu pour prendre les traits de Monique l’infidèle, puis s’évaporait avant de reprendre consistance.
Pourquoi pensait-il encore à Monique en ce moment ?
Monique, cette fille rayonnante qui s’était fait aimer de lui et qui avait ensuite piétiné l’amour absolu qu’il lui avait voué. Monique qui lui avait tout donné et qui avait tout repris.
Deux ans de merveilleuses découvertes mutuelles avec la perspective d’un avenir radieux et puis la gifle d’une rupture qu’il n’avait pas voulue, qui l’avait laissé abasourdi, incrédule, anéanti. Et tout ça pourquoi, pour qui ? C’est terrible d’imaginer la fille qu’on a aimée dans les bras d’un autre, d’une autre peut-être, si la rumeur publique…
Quatre coups violents sur la porte de son logement le tirèrent de sa léthargie, de son malaise. Il jeta un regard vers son réveil de chevet et bondit hors de son lit. « Bon sang, neuf heures ! » De nouveaux coups ébranlèrent la porte d’entrée.
— Gendarmerie nationale, ouvrez monsieur… Durieu !
— Oui, oui, tout de suite. Ah ! Bonjour mon adjudant, bonjour maréchal des logis, avez-vous des nouvelles de Marie ?
— Hélas oui.
— Comment hélas, pourquoi hélas ?
— On vient de retrouver le corps.
— Le corps ! Vous voulez dire que…
— Oui.
— M… morte ? Mais comment ? Mais où ? Non, ce n’est pas possible…
— Hélas si. Je dois vous demander quelques renseignements monsieur heu… Durieu.
— Morte…
— Monsieur Durieu, la victime est élève de votre école n’est-ce pas ?
— La victime… Mon Dieu…
— Je comprends que vous soyez secoué monsieur Durieu, mais répondez-moi.
— Oui, Marie fait partie de la section des grands.
— Hier, elle est venue en classe normalement ?
— Oui, comme d’habitude.
— Notez, maréchal des logis. En classe, comment se comporte-t-elle ? Décrivez-la-moi.
— Je ne sais que vous dire… Que désirez-vous savoir exactement ?
— Est-elle exubérante ou renfermée, liante ou solitaire, vous voyez, quoi !
— Écoutez, Marie est la meilleure élève de sa section, de son niveau d’âge si vous préférez…
— Quel âge ?
— Les 10-11 ans, le cours moyen quoi. Marie est une fille vive, intelligente, spontanée…
— Jolie ?
— Très jolie, vous avez pu voir…
— Non, pas vraiment. Aguicheuse ?
— Pas le moins du monde. Souriante, ça oui. Serviable, gentille avec tout le monde.
— Avec tout le monde… Hier, était-elle comme d’habitude ?
— Mais oui ! Elle a bien travaillé, bien participé. Elle a obtenu la meilleure note en rédaction et demain, je rends un exercice de calcul, elle a encore la note maximum. Dites-moi, qu’est-ce qui s’est passé exactement, que lui est-il arrivé ?
— Plus tard ! Vous a-t-elle semblé impatiente ou préoccupée ?
— Pas du tout. Le seul incident de la journée, c’est sa chute dans la cour de récréation.
— Ah ! Racontez-moi.
— Elle a glissé dans une flaque d’eau. Voilà quatre ans que je réclame le goudronnage de cette cour, mais le maire…
— Quelqu’un l’a bousculée ?
— Non, je ne crois pas. Je l’ai prise dans mes bras et ramenée en classe pour la soigner. Ce n’était pas vraiment grave.
— Vous l’avez prise dans vos bras. Elle a quitté l’école à quelle heure ?
— Je veux dire je l’ai portée dans mes bras ! La classe s’achève à seize heures trente. J’ai voulu la raccompagner chez elle mais elle…
— À seize heures trente, notez maréchal des logis !
— Vous ne voulez pas me dire ce qui s’est passé ? Vous savez, c’est moi qui ai appelé la gendarmerie hier soir.
— Selon nos premières constatations, elle a été violée et étranglée. Les spécialistes sont sur place, le médecin légiste nous en dira plus demain.
— Le légiste ? Violée ? Oh non ! Ma pauvre Marie… Ça s’est passé où ?
— Monsieur Durieu, nous aurons probablement encore besoin de vos lumières. Vous ne quittez pas le village.
— Je devais me rendre à Annecy pour mes courses de la semaine…
— Différez monsieur Durieu.
— Écoutez, si vous voulez des renseignements, vous pouvez voir madame Ducret, l’épicière, elle connaît beaucoup mieux le village que moi et elle se fera un plaisir de vous dire tout ce que vous voulez savoir sur tout le monde, et même ce que vous ne demandez pas.
— J’ai besoin que vous restiez ici monsieur Durieu. Pour vos courses, eh bien vous irez à l’épicerie du village ! Établissez-moi la liste des élèves de la section des grands.
— Pas besoin d’une journée pour cela, je vous la fais tout de suite. Dites-moi s’il vous plaît, ça s’est passé où ?
— Le maire, où peut-on le trouver ?
— Monsieur Labaume habite la maison à côté de l’épicerie.
— Mon adjudant, puis-je poser une question ?
— Allez-y maréchal des logis.
— Monsieur Durieu, la voiture là en bas, la Renault 4L, c’est la vôtre ?
— Oui, je la rentre dans la cour de récréation quand il n’y a pas d’élèves.
— C’est tout, maréchal des logis ? Bien, allons voir le maire maintenant.
Les représentants de l’ordre descendirent lourdement l’escalier de bois. L’instituteur, submergé par l’émotion, les regarda partir. Ses mains tremblaient. Un acouphène stridulait dans ses oreilles. Une boule de malaise nouait son estomac. Il aperçut les gendarmes se pencher vers les fenêtres de sa voiture et échanger quelques mots qu’il ne put saisir, avant de les voir s’éloigner vers la maison du maire.
« Il faut que je sache, il faut que je sache… » Monsieur Durieu saisit le trousseau de clés qui traînait sur la table, dévala l’escalier et démarra son véhicule.
— Halte ! Où allez-vous monsieur Durieu ?
L’instituteur sursauta et faillit accrocher le muret soutenant le portail. Les gendarmes étaient toujours là.
— Il faut absolument que je sache mon adjudant, vous ne m’avez pas répondu.
— Restez chez vous monsieur Durieu. Nous ne voulons personne pour nous gêner pendant l’enquête. Qu’est-ce qu’on ne vous a pas dit ?
— L’ass… le… heu, ça a eu lieu où ?
— Dans le bois du Montcel, monsieur Durieu.