30. Samedi18 octobre : Daniel Lapierre.
      Treize heures trente. Jean Durieu démarra la 205 et se dirigea vers la nationale 85 en faisant un détour par la rue du Moucherotte dans laquelle débouchait l’impasse des Edelweiss. Un rapide coup d’œil lui montra que la voiture rouge de Lapierre était bien là. Durieu ne s’arrêta pas, il rejoignit la nationale et refit l’itinéraire menant au hameau de Montbouchat, repéra l’endroit où stationnait la Renault 5 le samedi précédent et alla se parquer cent mètres plus loin, au niveau de la corne du bois. Il chaussa une paire de bottes nouvellement achetées, fit la moue : trop neuves, elles ne faisaient pas crédibles. Il piétina la terre humide du fossé, frotta les tiges contre l’écorce moussue d’une souche. Son panier aussi était trop neuf, il le frotta également dans la terre d’une taupinière, l’essuya avec une poignée de feuilles mortes.
Enfin satisfait, il pénétra sous le couvert. La période était propice et le bois, composé de quelques résineux, de hêtres, de chênes et de bouleaux, ne pouvait qu’être favorable à une bonne diversification des espèces de champignons. Son instinct de glaneur ne s’était pas affaibli. Jean Durieu sentait le bois comme le pêcheur de truite renifle le bon coin. Dans le bois vallonné, il arpenta une pente exposée au sud-est, avisa une série de vieilles souches moussues. Son instinct ne l’avait pas trompé. Il s’agenouilla, sortit un Opinel, neuf lui aussi, et se mit à couper les pieds des petits cryptogames jaunâtres qu’il avait repérés. Un peu plus loin, sous le couvert d’un épicéa, il cueillit deux fragiles grisets, ramassa quelques craterelles odorantes ainsi qu’un gomphide glutineux qu’il pela avec un soin méticuleux. Tout en arpentant le bois, il prêtait l’oreille. Son ancienne passion redécouverte ne lui faisait pas oublier la mission qu’il s’était juré d’accomplir coûte que coûte. Il était en train de nettoyer les pieds de deux petits bolets orangés quand il entendit une voiture s’arrêter. Il appuya vers l’orée du bois, juste assez pour discerner la couleur du véhicule. Satisfait, il décida d’attendre pour nouer le contact et s’enfonça plus profondément sous le couvert.
Durieu marcha et récolta encore pendant une demi-heure, après quoi il décida que c’était le moment. Le craquement d’une branche lui indiqua la bonne direction. Tête baissée mais l’œil aux aguets, il se dirigea vers le bruit. Quand il aperçut l’homme, il le salua d’un geste bref du bras et continua dans sa direction.
— Bonjour, bonne récolte ?
— Je viens seulement d’arriver, et vous ?
Contrairement à la majorité des ramasseurs qui, bien souvent, masquent leur cueillette et se contentent de la minimiser verbalement, Durieu ouvrit son panier.
— Pas mal du tout. Je ne connaissais pas le coin, je suis venu un peu par hasard mais je ne suis pas déçu.
— Qu’est-ce que c’est ? fit Lapierre en saisissant un champignon dans le panier de Durieu, c’est bon ça ?
— C’est un « tricholoma terreum » comme disent les spécialistes, un griset quoi. Oui, c’est très bon.
— Et celui-là, ça se mange aussi ?
— Ça c’est un gomphide. Ça vaut largement le bolet.
— Je ne les ramasse pas, moi. Et celui-là ?
— Un meunier. Délicieux !
— Vous avez l’air d’en connaître un rayon, dites-donc. Moi je ne prends que les chanterelles et les bolets.
— J’en ai aussi quelques-uns, voyez : des craterelles, des chanterelles en tube, une ou deux chanterelles sinuées ainsi que des bolets orangés. J’en ramasse peu de chaque espèce car c’est le mélange de beaucoup de champignons différents qui fait les bons plats.
— C’est quoi votre métier, pharmacien ?
Durieu rit.
— Non, pas du tout. Je connais les champignons parce que j’aime ça, et que j’ai fréquenté une société mycologique dans le temps. Non, en réalité je travaille sur une plate-forme pétrolière dans le golfe du Gabon. Mais en ce moment je suis en vacances compensatoires dans la région.
— Ah, vous êtes dans le pétrole.
— Oui, je suis agent de maîtrise chargé de maintenance.
— Ça alors ! Tout comme moi !
— Vous travaillez aussi dans le pétrole ?
— Non, je veux dire : moi aussi je suis agent de maintenance. À Basse-Jarrie dans l’usine de chlore.
— Quelle coïncidence ! Ne serait-ce pas l’usine qu’on longe quand on passe sur la nationale ?
— Oui, c’est par là.
— Pas trop pénible comme travail ?
— Le plus pénible, c’est surtout les odeurs, mais on s’y fait.
— On fait comment pour obtenir du chlore ?
— À partir du sel.
— Vous faites venir du sel de la mer ?
— Non, pas du tout. On utilise du sel gemme de la Drôme. Ça vous intéresse ?
— Pas mal, oui. Attention, stop ! Regardez-là, à côté de vos pieds…
— Oh ! Des trompettes ! Ramassez-les, c’est vous qui les avez vues.
— J’en ai assez comme ça. Je ne vais pas jouer les « casseroleurs. » Prenez-les.
— Sympa, merci monsieur…
— Dufournet. André Dufournet.
— Moi, Je m’appelle Daniel Lapierre. Oui, à partir du sel, par électrolyse, on fabrique du chlore, de la soude, de l’hydrogène, de l’acide chlorhydrique. Plus pas mal de dérivés chlorés et sodiques.
— Intéressant. J’aimais beaucoup la chimie quand j’étais au lycée. Regardez ce bouquet de champignons !
— Ben, ce sont aussi des trompettes de la mort. C’est la même poussée.
— Pas tout à fait. Ce sont des chanterelles cendrées. Regardez sous le chapeau, elles ont comme des lamelles épaisses avec les bords blanchâtres. Et puis, sentez ! L’odeur est plus fruitée que celle des trompettes.
— En effet, je m’y serais trompé. Ça me fait peur d’un seul coup. Dites-moi, ils sont bons ?
— Très bons. Tous les champignons de la famille de la chanterelle sont comestibles, et en plus délicieux. Donc vous assurez la maintenance des installations de production ?
— De production et de stockage.
— Comment on fait industriellement pour électrolyser le sel ?
— On fait passer un bain de saumure concentrée entre deux électrodes un peu spéciales. Anodes multiples en titane et cathode liquide en mercure.
— Très intéressant. N’est-ce pas dangereux comme travail, monsieur Lapierre ?
— Si ! On raconte qu’un jour un ouvrier est tombé dans une cuve d’acide chlorhydrique. On n’a retrouvé que son alliance. Mais maintenant il y a des normes de sécurité draconienne.
— L’usine se visite ?
— Oui, quelquefois, mais uniquement par des industriels.
— Dommage.
— Ça vous plairait de jeter un coup d’œil ? Je n’ai pas bien le droit de faire entrer un étranger mais je peux m’arranger.
— Oui, bien sûr ça me plairait, mais je ne veux pas vous attirer d’ennuis.
— Ça ne portera préjudice à personne. Écoutez, monsieur Dufournet, je prends mon tour d’inspection ce soir à huit heures. Oui, on fait les trois huit dans l’usine. Si vous voulez, on se retrouve à huit heures moins cinq à l’entrée nord et…

— Je ne pensais pas que vous viendriez monsieur Dufournet.
— Je ne suis pas homme à oublier, monsieur Lapierre.
— Chose promise, chose due. Attendez-moi là, je vais pointer et vous chercher un casque ainsi qu’une veste de chantier. Ensuite je reviendrai vous prendre. Comme ça personne ne fera attention à vous.
— Ah ! Il y a du monde ? Dans ce cas il vaudrait peut-être mieux que…
— Pensez-vous ! Je vais vous dire : je l’ai déjà fait pour un copain. Il n’y a pas eu de problème.
— Bon, si vraiment vous croyez que c’est possible…