La vitrine du magasin des pompes funèbres dauphinoises était d’une sobriété remarquable. Elle présentait en rosace des plaquettes souvenirs, des urnes funéraires, des bouquets de fleurs artificielles, des statues d’angelots : de quoi donner envie d’honorer ses morts. Sur la porte vitrée de l’entrée, une affichette prévenait : « Magasin Pilet et fils : ouvert tous les jours sauf le dimanche de 8 à 12 et de 14 à 19 heures. En dehors des heures ouvrables, téléphonez pour prendre rendez-vous. »
Durieu nota mentalement le numéro de téléphone. Désirant avoir les coudées franches, il décida d’appeler juste avant 19 heures, il aurait ainsi toutes les chances d’être le seul supposé client. Il se posta dans sa voiture de l’autre côté du boulevard, juste en face du commerce de la douleur. À sept heures moins cinq, il sortit son portable et composa le numéro.
— Pompes funèbres dauphinoises, Yann Pilet à votre service.
— Ce n’est pas monsieur Maxime Pilet ?
— Mon père est là, monsieur. Vous désirez lui parler personnellement ?
— S’il vous plait.
— Un instant monsieur… Papa, c’est pour toi ! Ne quittez pas monsieur, il arrive…
— Maxime Pilet à l’appareil. Vous désirez me parler ?
— Je suis monsieur Dufournet et je viens de perdre mon père.
— Je vous présente toutes mes condoléances, monsieur Dufournet.
— Merci. Je vous appelle car il faut que je fasse le nécessaire pour les obsèques. Je ne sais pas comment m’y prendre.
— Nous sommes là pour vous conseiller et vous aider, monsieur Dufournet. Mes services sont à votre disposition. Dans l’immédiat, nous pouvons proposer pour votre papa une chambre mortuaire, en attendant la date des obsèques. Où est-il décédé ?
— Il est mort à l’hôpital de la Tronche. Comment fait-on pour le cercueil, la cérémonie, le cimetière ?
— Nous nous occupons de tout si vous le désirez. Vous avez le choix entre plusieurs niveaux de services. Je vous précise que tous sont très bien… Mais quand c’est pour son père, on veut toujours ce qu’il y a de mieux, n’est-ce pas monsieur Dufournet ?
— Tout à fait, monsieur Pilet.
— Quand pouvez-vous passer à nos bureaux ?
— Le plus tôt sera le mieux. Je ne désire pas faire durer ces pénibles instants.
— Vous avez raison, monsieur Dufournet. Je peux vous recevoir tout de suite si vous le désirez.
— Mais il est bientôt dix-neuf heures, vous allez fermer ?
— Nous faisons tout pour satisfaire nos clients, monsieur Dufournet. Je vous attends.
— Je peux être chez vous dans un quart d’heure.
— Ce sera parfait.
L’homme ouvrit la porte dès qu’il vit Durieu se diriger sans hésitation vers son commerce. Il s’effaça, tendit le bras vers l’intérieur de son officine.
— Entrez, monsieur Dufournet.
Il referma, donna un tour de clé, laissa le trousseau pendre à la serrure.
Maxime Pilet avait beaucoup forci en près de vingt ans. Le cheveu rare, le teint fleuri, la bedaine triomphante, un costume gris de bonne coupe, tout en lui indiquait la réussite.
— Venez jusqu’à mon bureau, monsieur Dufournet. Je vais vous exposer les services dont votre père peut bénéficier.
— Je vous fais faire des heures supplémentaires.
— C’est sans importance. Asseyez-vous, je vous prie. Désirez-vous une chambre mortuaire ardente ? À moins que vous ne préfériez faire transporter le corps de feu votre père à son domicile ?
— Non, dans un appartement, ce n’est pas possible. Je vais prendre une chambre ardente.
— Vous faites le meilleur choix, monsieur Dufournet. Le corps sera placé sur un lit réfrigéré. En attendant les fleurs offertes par les proches, nous allons placer deux gerbes de part et d’autre du corps. Tout ceci sera du meilleur effet. Je vous communiquerai un code qui vous permettra, à vous ainsi qu’aux membres de votre famille, d’accéder à cette chambre ardente. Vous pourrez ainsi venir vous recueillir librement aux heures qui vous conviendront le mieux.
— C’est très bien.
— Nous pouvons aussi faire d’autres opérations pour une meilleure conservation du corps de votre papa.
— Dites-moi.
— Je ne veux pas entrer dans les détails, monsieur Dufournet, je sais comme tout ceci doit être pénible pour vous. Sachez simplement que nous remplaçons le sang du défunt par un liquide spécial. Ainsi le corps présentera, pour ceux qui viendront se recueillir dans la chambre ardente, un aspect convenable.
— Si vous me dites que c’est mieux…
— C’est beaucoup mieux, monsieur Dufournet. Désirez- vous un enterrement classique ou une incinération.
— Classique, classique. Mon père avait horreur du feu.
— Bien. Voulez-vous que nous choisissions le cercueil. J’ai divers modèles à vous proposer : acajou, hêtre, chêne doré, je vais vous montrer, suivez-moi…
…Faites le tour, monsieur Dufournet, prenez votre temps pour choisir.
Dans la grande arrière-boutique tapissée de mauve clair, contre les deux murs latéraux, de solides étagères présentaient des bières aux luxueuses poignées dorées. Sur chaque cercueil, le couvercle posé en décalé laissait entrevoir le capitonnage de satin. Une partie du fond de la pièce était réservée aux petits cercueils blancs tandis que l’autre offrait à la douleur des parents, statuettes, icônes à la vierge Marie et plaquettes-souvenir.
Une douleur se réveilla dans le cœur insensibilisé de Durieu : Marie. Une bouffée de rage froide l’envahit contre ceux qui avaient pu croire que lui, Jean Durieu avait été capable d’ôter la vie à un enfant. Ce huileux et obséquieux personnage était l’un d’eux. Il devait payer lui aussi. Durieu fouilla dans le sac qui ne le quittait pas, il toucha de la main un flacon de verre, un tampon de coton hydrophile, une seringue toute préparée. Il leva les yeux, regarda l’embonpoint de l’homme qui, par discrétion commerciale, lui laissait un peu de champ libre. Jamais il n’aurait la force de porter une telle masse. Il décida de retarder un instant son action.
— J’hésite. Mon père était grand et très fort de corpulence. Il pesait cent kilos. C’est peut-être ridicule mais je ne veux pas qu’il soit à l’étroit, même après sa mort. J’ai l’impression que ces modèles ne sont pas adaptés à son gabarit.
— Je peux vous rassurer, monsieur Dufournet, nous avons différentes côtes dans nos produits : tenez, tel que vous me voyez, je pèse cent cinq kilos pour un mètre quatre-vingt-trois, je tiens à l’aise dans ce modèle en acajou du Brésil.
L’entrepreneur des pompes funèbres fit glisser le couvercle du cercueil de bois sombre, ôta ses mocassins d’un geste de chaque pied, montrant par là qu’il n’en était pas à son premier argument commercial et s’allongea dans son produit.
— Qu’en dites-vous ?
— Je réfléchis…
Discrètement, Durieu fouilla de nouveau dans son sac. Il opta pour l’injection, enleva la protection de l’aiguille et posa la seringue près du cercueil.
— Voyez-vous, monsieur Pilet, j’ai perdu mon père récemment, c’est vrai, mais ce qui me chagrine le plus, c’est que vous ne m’ayez pas reconnu.
— Pas reconnu… Attendez… L’homme s’assit péniblement dans le cercueil. Je n’osais pas vous en parler le premier, mais j’ai effectivement l’impression de vous avoir déjà rencontré. D’ailleurs, il me semble que vous ayez dit à mon fils vouloir avoir à faire à moi, personnellement. Je me suis déjà occupé d’un deuil vous concernant ?
— C’est un peu ça.
— Pour la taille du cercueil, vous êtes convaincu, monsieur Dufournet ? Je peux sortir ?
— Restez encore un peu s’il vous plaît. Je vais vous aider à vous rappeler : 20 septembre 1978. La mort d’une petite fille.
— J’y suis, vous avez perdu votre fille et nous nous sommes occupés de ses obsèques.
— Non monsieur. C’est bien à propos d’une petite fille mais c’est le cérémonial de MA mort que vous avez programmé ce jour-là, monsieur Maxime Pilet ! Je suis Jean Durieu, celui que vous avez condamné à la mort lente dans un infect tribunal et fait jeter dans une prison immonde pour un crime que je n’ai pas commis.
— Durieu ! Mais je n’y étais pour rien moi. Ce sont surtout les autres qui vous ont condamné.
— On ne peut pas reprocher aux autres les choix qu’on a faits, monsieur Pilet. Je sais que vous avez voté les trente ans de réclusion. Ayez au moins le courage d’assumer votre décision !
— Je n’ai fait que suivre les juges. Ils s’y connaissent les juges…
— Donc vous étiez du même avis qu’eux !
— J’ai fait ce que je pensais être juste, maintenant laissez-moi sortir s’il vous plaît !
— Vous restez-là, monsieur Pilet, allongez-vous !
— Mais qu’est-ce que vous me voulez à la fin ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous n’avez pas le droit…
— Aujourd’hui, j’ai tous les droits.
— Écoutez, monsieur Durieu, on peut discuter, je vais vous expliquer… fit le commerçant en tentant à nouveau de s’asseoir.
— Qu’y a-t-il à expliquer que je ne sache déjà ? Moins d’une heure de délibérations, unanimité du jury.
— C’est grâce à moi qu’on n’a pas retenu la préméditation.
— Vous avez suivi à la lettre les réquisitions de l’avocat général, ne cherchez pas à mentir pour vous en tirer.
— Pour m’en tirer ? Mais qu’est-ce que vous voulez faire ? Vous êtes fou ! Laissez-moi sortir !
— Restez-là, vous êtes très bien dans votre produit, monsieur Maxime Pilet, la moitié du travail est déjà fait, fit Durieu en repoussant le croque-mort.
— Au secours, au secours !
— Personne n’entendra vos appels, monsieur Pilet, tout comme personne n’a entendu les miens, reprit Durieu en enfonçant prestement l’aiguille à travers les habits, dans la cuisse du commerçant de la mort.
L’homme rua, se débattit, mais Durieu, abandonnant la seringue plantée dans la chair, se déplaça rapidement vers l’avant du cercueil, appuya sur la tête de sa victime. L’homme haleta, aspirant l’air à petites goulées précipitées. La drogue agissait, beaucoup plus lentement qu’en piqûre intraveineuse mais elle agissait. L’homme, toujours vivant, arrêta de se débattre, ses muscles se relâchèrent, il ne bougea plus.
Durieu récupéra la seringue, remit la protection d’aiguille, rangea le tout dans son sac duquel il sortit une paire de gants de vaisselle en caoutchouc rose. Mains protégées, il récupéra les mocassins de l’homme qu’il lança dans le cercueil. Abandonnant un instant sa victime, il se mit à fouiller sur les étagères, dans les tiroirs. C’est dans la troisième pièce, réservée aux accessoires techniques, qu’il trouva enfin les fortes vis dorées à tête d’écrou et le vilebrequin de fermeture du cercueil. Il ajusta le lourd couvercle d’acajou et vissa. Puis il retourna dans la pièce principale du magasin, prit le jeu de clés, sortit et verrouilla la porte.
La nuit était tombée sur la grande ville. Les montagnes des alentours, phosphorescentes, semblaient rendre à la nature un reste de lumière. Durieu se remit à siffloter la comptine qui l’obsédait depuis près de vingt ans. Il laissa tomber les clés dans le caniveau et, du bout du pied, les expédia dans une bouche d’égout.