32. Mardi 21 octobre : le lieutenant Dussollier.
— Lieutenant, on vient de me signaler une disparition. Aux pompes funèbres dauphinoises, avenue Gambetta.
— Ce sont des spécialistes des disparitions.
— Décidément, on rivalise d’esprit dans ce commissariat ! Pricaz est occupé, allez voir de quoi il retourne. Il s’agit d’un certain Maxime Milet.
— Tout de suite, monsieur le commissaire.
— Auparavant, Dussollier, où en êtes-vous dans les affaires Vilmain et Verdier ?
— La piste Mugnier locale n’a rien donné. J’ai convoqué et interrogé cinq personnes dont trois femmes avec un prénom commençant par F. Chou blanc, monsieur le commissaire.
— Avec ce Frank Mugnier dit le Lyonnais ?
— J’ai contacté nos homologues de Lyon. Grâce à leurs indics, ils ont pu le localiser. Il semblerait qu’il se tienne à peu près tranquille. Après sa sortie de tôle, il aurait fait divers petits boulots.
— Ses rapports avec la drogue ?
— Il n’y aurait pas retouché, mais là, rien n’est moins sûr. Actuellement, il travaillerait comme vigile sur le parking d’un hypermarché. Vigile non armé car il n’a plus droit au port d’armes. En revanche pour faire ses rondes, il possède un chien, un rottweiler.
— Un rottweiler, tiens, tiens… Donc il s’y connaît en chien d’attaque… Vous contacterez à nouveau ceux de Lyon. Avant de saisir le juge, je veux savoir où il était et ce qu’il faisait les premier et six octobre derniers. Mais d’abord, allez questionner le fils du croque-mort, c’est lui qui nous a appelés.

      Le lieutenant Dussollier était un homme d’une trentaine d’années. Blond aux yeux bleus, il revendiquait avec fierté ses origines savoyardes. Ambitieux sans être arriviste, plein de bonne volonté et capable d’initiatives, il secondait avec efficacité le capitaine Pricaz. Mais à la différence de son chef, il ne détestait pas les regards curieux ou intéressés des passants et mit en marche le gyrophare amovible de sa voiture banalisée pour se rendre avenue Gambetta.
Un homme l’attendait devant le magasin des pompes funèbres.
— Lieutenant Dussolier. Est-ce vous qui avez signalé la disparition de monsieur Milet heu… Maxime ?
— Maxime Pilet. Oui. C’est mon père. Je suis Yann Pilet.
— Il a disparu depuis quand ?
— Hier soir.
— Hier soir ! Mais ce n’est pas une disparition ça !
— Si, lieutenant. Depuis trente ans que mon père tient ce magasin, il n’a jamais failli une seule fois, jamais découché.
— Quand vous êtes-vous aperçu de sa disparition ?
— Ma mère s’est inquiétée dès hier soir. Il rentre toujours à l’appartement entre dix-neuf heures trente et vingt et une heures, c’est selon la clientèle. Elle m’a téléphoné vers vingt-deux heures. Elle était aux cent coups.
— Votre père a une vie régulière, dites-vous, mais cela n’exclut pas, excusez-moi, une relation extra-conjugale ! Il a pu décider d’aller vivre avec quelqu’un d’autre.
— Hors de question. Je travaille avec lui pendant la journée et il rentre à son appartement aussitôt après. S’il avait une maîtresse, on se serait obligatoirement rendu compte de quelque chose. De plus, je crois mes parents encore très amoureux l’un de l’autre. Ils constituent une référence pour tous leurs amis.
— Quand avez-vous vu votre père pour la dernière fois ?
— Hier soir, à dix-neuf heures. Nous avons eu un client de dernière minute, c’est lui qui s’en est occupé.
— Avez-vous vu ce client ?
— Non, mais je l’ai entendu.
— Comment cela ?
— Au téléphone. Il voulait parler à mon père. Une voix assez douce, chantante.
— Il a donné son identité ?
— Pas à moi en tout cas. Je lui ai passé mon père.
— Rien ne vous a paru bizarre ?
— Non. Heu, attendez si, maintenant que j’y réfléchis, il m’a semblé que, alors que j’appelais mon père, au bout du fil, il chantonnait.
— Tiens tiens. Quand on vous appelle, c’est en général pour un deuil, je présume ?
— Tout à fait.
— Une personne en deuil qui chantonne… Vous souvenez-vous de quel air il s’agissait ?
— Je crois qu’il s’agissait d’un chant de gamins, comme on en apprend à l’école primaire parfois.
— Continuez.
— Donc ma mère m’a téléphoné à dix heures du soir. Pour la rassurer, je suis revenu voir au magasin. La porte était verrouillée. Je suis entré avec mes clés, tout était normal. J’ai refermé et je suis allé la rejoindre pour la réconforter. On a appelé le commissariat ce matin à huit heures et demie pour signaler sa disparition quand on s’est rendu compte qu’il ne venait pas au magasin comme d’habitude.
— Où est son bureau ?
— Par ici.
— Veuillez vérifier si quelque chose a été pris ou volé, de l’argent en particulier.
— Nous n’avons que très peu de liquide en caisse. Les clients nous payent après coup, souvent longtemps après d’ailleurs, et la plupart du temps par chèque. Non, tout est là, apparemment.
— Quand vous recevez un client, vous prenez des notes ? Son nom, ses coordonnées, que sais-je ?
— On cherche d’abord à le convaincre de la qualité de nos prestations et ensuite seulement on établit un dossier.
— Votre père en a-t-il établi un, hier ? Vérifiez, s’il vous plait.
— S’il y en avait un, il serait là. Non, pas de dossier.
— C’est quoi ces graffitis sur ce bloc ?
— Mon père a l’habitude de griffonner ou de dessiner en parlant. Ça ne signifie rien.
— Ce nom-là, Dufournet, ça vous dit quelque chose ?
— Non, rien. Pas de client de ce nom.
— Faisons ensemble le tour de votre magasin et dites-moi si vous observez quelque chose d’anormal.
— Ici, tout semble en ordre. Passons dans l’arrière-boutique. C’est là que nous exposons les bières.
— Tout est normal également ? Bon, on va voir ce qu’on peut faire pour vous, vous avez une photo de votre père ?
— Oui, je peux vous en procurer une.
— Attendez un instant. Il y a quelque chose qui cloche dans l’alignement de votre présentation. Regardez ce cercueil-ci, le couvercle n’est pas présenté de la même façon.
— Mon Dieu, vous avez raison. Il est scellé. On ne le fait jamais, même pour montrer aux clients, c’est trop traumatisant. Je vais l’ouvrir. Où est le vilebrequin ? Ah, le voilà. J’ai peur, lieutenant…
Le fils Pilet desserra une à une les quatre vis à tête d’écrou qui scellaient le cercueil. Une horrible odeur fécale s’échappa quand il fit glisser le couvercle.
— Nooonnn… papa ! — Écartez-vous, laissez-moi voir. Oh ! nom de Dieu !
Le lieutenant porta aussitôt le pouce et l’index en pince au cou violacé de Maxime Pilet. Il secoua négativement la tête.
— Ne touchez plus à rien, j’avertis nos services.