33. Jeudi 23 octobre : monsieur Darmontaz, boucher.
— Bonjour madame, excusez-moi de sonner à votre porte. Rassurez-vous, je ne vends rien, c’est juste pour un renseignement. Monsieur Hyppolyte Flament n’habite plus la maison à côté de la vôtre ? Je ne vois pas de nom sur la boite aux lettres.
La ménagère enturbannée qui venait de répondre au coup de sonnette regarda Durieu avec suspicion. Rassurée par le sourire avenant de celui-ci, elle posa son balai contre l’huisserie de sa porte et porta les mains à ses hanches trop fortes.
— Non monsieur. Il est mort l’an dernier le pauvre petit vieux, même que ça a fait beaucoup causer. Vous êtes de la famille ?
— C’était un ami de mon père. De quoi est-il mort ?
— On ne sait pas. Un jour, on a retrouvé son cadavre tout décomposé. C’est l’odeur qui a inquiété le facteur. Les journaux ont parlé de drame de l’indifférence, de manque de solidarité entre voisins. Les voisins, c’est nous ! Mais qu’est-ce qu’on y pouvait, je vous le demande ? On ne pouvait tout de même pas s’inviter chez lui à tout bout de champ pour vérifier son état de santé !
— C’est évident.
— Il ne recevait jamais personne, le vieux misogyne.
— Misogyne ?
— Ben oui, il n’aimait pas les gens.
— Oui, je vois. Les médecins ont pu déterminer la cause de la mort ?
— Arrêt cardiaque qu’ils ont dit. Comme si on pouvait mourir d’autre chose ! Bref, il est mort, et personne ne veut habiter dans une maison dans laquelle un cadavre est resté comme ça, pendant plus d’un mois. L’odeur a pénétré dans les tapisseries, vous comprenez ? D’un autre côté, sans voisin, on n’est pas embêté.
— Bon, eh bien je n’ai plus aucune raison de rester. Merci de vos renseignements et de votre gentillesse. Au revoir madame.
— Au revoir.
Durieu remonta dans la 205. Il raya mentalement le nom de Hyppolite Flament de sa liste. « plus que trois, ma petite Marie. Occupons-nous du boucher maintenant. »

     Par la qualité de sa viande, le soin de ses présentations, la modération de ses prix et la chaleur de son accueil, Monsieur Darmontaz avait su résister à la déferlante des rayons boucherie des supermarchés. Doué d’une excellente mémoire, il savait rajouter, sans jamais se tromper, un os de veau ou des déchets de viande pour l’animal favori de ses clients. Il taillait ses bavettes tout en nouant l’aiguillette ou en ficelant le rosbif.
Fidèle à sa méthode, Durieu gara son véhicule cours Bériat, en face de l’étal de monsieur Darmontaz et attendit l’heure de la fermeture. Quand il vit l’homme de l’art commencer à ranger dans la chambre froide les produits de sa vitrine, il sortit de la voiture et pénétra dans le magasin. L’odeur fadasse de la viande lui souleva le cœur.
— Et pour monsieur ce sera ?
— Un beefsteak bien tendre.
— Ah ! Je n’en ai plus que des durs aujourd’hui, fit le facétieux boucher en jouant du fusil et du couteau.
Durieu participa du bout des dents à la gaieté de l’homme.
— Dans quoi je vous le sers, romsteck, faux filet, bavette ?
— On m’a dit que vous êtes le meilleur boucher de la ville, je vous fais confiance.
— Vous remercierez ce « on » qui a émis un jugement aussi flatteur.
Il rit derechef.
— Pour la peine, je vais vous servir le morceau du boucher : du manteau !
L’homme reposa fusil et couteau sur son étal.
— On dit que c’est le morceau du boucher parce que ce n’est pas très présentable à la vente, mais cette viande est vraiment la meilleure. Vous m’en direz des nouvelles, monsieur…
— Monsieur Durieu.
— Ah ! Je l’ai remise au frigo, je vous demande juste un instant…
Il avait déjà ouvert la porte de la chambre froide quand il se retourna, rattrapé par sa mémoire.
— Monsieur comment avez-vous dit ? Hé ! Laissez ce couteau…
— Monsieur Durieu.
— Oui… Je vous reconnais maintenant. Les assises… Vous êtes le végétarien qui… Ainsi, vous êtes sorti de prison…
— J’ai été reconnu innocent et libéré, monsieur Darmontaz.
— Je suis content. J’ai toujours eu des doutes sur votre culpabilité, monsieur Durieu, et si les autres n’avaient pas été tous d’accord entre eux, j’aurais voté l’acquittement. Posez ce couteau s’il vous plaît monsieur Durieu.
— Mais vous ne l’avez pas fait. Vous aviez un doute mais vous ne m’en avez pas fait profiter ! Le doute doit toujours profiter à l’accusé, vous le saviez ?
— Vous êtes libre maintenant, c’est l’essentiel, non ?
— Vous comptez comme négligeables les dix-neuf années d’emprisonnement que j’ai subies ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Vous êtes donc toujours à côté de la vérité, monsieur Darmontaz. Laissez cette porte ouverte !
— Mais mon réfrigérateur va se réchauffer.
— La transition n’en sera que plus douce pour vous.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous n’avez pas de mauvaises intentions tout de même, vous n’êtes pas un criminel !
— Je suis heureux de vous l’entendre dire ! Un peu tard peut-être…
— J’ai fait une erreur de jugement il y a vingt ans, je le reconnais, mais vous n’allez pas me refroidir pour ça. S’il vous plait, posez ce couteau.
— Si, monsieur Darmontaz, je vais vous refroidir, vous ne pouvez pas savoir à quel point. Entrez là-dedans.
— Non, non.
Le visage du boucher était devenu tout pâle, le contraste accentuant sa couperose.
— Si, si ! À moins que vous ne préfériez vos propres armes…
Durieu, couteau à la main, fit un pas vers le boucher qui recula en direction du râtelier supportant ses instruments de travail.
— Ne cherchez pas à attraper quoique ce soit, monsieur Darmontaz, vous seriez mort avant. On apprend à se battre en prison !
Durieu fit un nouveau pas, l’homme recula encore. Un troisième pas fit entrer le boucher dans la chambre froide. Durieu referma brutalement la porte et releva le levier de verrouillage. Il régla le thermostat sur la température la plus basse puis chercha et trouva une affichette en plastique dotée d’une chaînette à suspendre. Avec le crayon feutre posé sur la caisse, il inscrivit en lettres capitales :
« FERME POUR CAUSE DE DEUIL. »
puis il suspendit l’annonce au crochet à ventouse, à la place des heures d’ouverture.
Il chercha ensuite un torchon à gigot, essuya méticuleusement tous les objets qu’il avait manipulés, coupa l’éclairage du magasin, ferma la porte et tira le rideau de fer.
« Excellente journée ma petite Marie » murmura-t-il en regagnant calmement sa voiture.

     En mettant le contact, Durieu s’aperçut que le voyant jaune du témoin de réserve d’essence commençait à clignoter. Il roula au hasard dans la ville à la recherche d’une station-service ouverte, finit par en trouver une dans le quartier de la gare. Il entra dans la boutique attenante et se procura un jerrican en métal d’une dizaine de litres puis ressortit faire le plein du réservoir et de la nourrice.
Enfin, il redémarra en direction de Fontaine.
« Tu me promettais l’enfer, procureur Delfosse… Tu vas en avoir toi aussi un aperçu. »