Jean Durieu posa la serviette en cuir contenant ses achats de la veille sur le siège passager de la petite Peugeot, vérifia la présence du jerrican plein dans le coffre et roula vers Grenoble. Par la rue Ampère puis le cours Bériat il passa sur le pont du Drac, gagna le centre-ville de Fontaine et gara le véhicule sur un emplacement délimité non loin d’une cabine téléphonique. Il fouilla dans une poche de son pantalon à la recherche de monnaie, jeta un coup d’œil circulaire puis pénétra dans la cabine. Il n’eut pas à chercher pour retrouver le numéro de téléphone mémorisé de longue date grâce à ses recherches sur le minitel du directeur de la prison. Dans son cerveau dérangé, le plan d’action était prêt. Il inséra une pièce dans la fente de l’appareil et sans hésiter composa le numéro du procureur Delfosse.
À la sixième sonnerie quelqu’un décrocha.
— Allô, qui êtes-vous, que voulez-vous ?
Durieu reconnut immédiatement les accents métalliques de la voix abhorrée du procureur. Un regain de haine l’envahit. Se reprenant immédiatement il respira à fond et dit calmement :
— Je souhaite parler à monsieur le procureur Delfosse.
— Lui-même. Qu’avez-vous à lui dire, parlez !
— Permettez-moi de me présenter, je suis Gilles Marlier, journaliste free-lance mais attaché au Figaro et à Paris Match. Je réalise en ce moment un reportage sur la profession de procureur et je me suis laissé dire que vous êtes reconnu comme une référence question rigueur et efficacité.
— Oui, et ?
— Alors monsieur le procureur, je sollicite de votre bon vouloir une interview.
— Ah... Vous savez que je n’ai pas le droit de parler des affaires en cours…
— Bien entendu monsieur le procureur. Quand pourriez-vous me recevoir ?
— Combien de temps pensez-vous faire durer cette entrevue ?
— Pas plus d’une heure, monsieur le procureur.
— Dans ce cas venez tout de suite.
— Je ne vais pas déranger votre famille, votre femme ?
— Cela ne risque pas. Vous savez où je demeure ?
— À Fontaine, mais je ne connais pas le nom de votre rue ni le numéro.
— 23, impasse des Edelweiss. Cette impasse donne dans la rue de la Liberté. Vous ferez des photos ?
— Oui, bien sûr. Vous connaissez la formule : le poids des mots…
— Le choc des photos, oui, je connais. Je vous attends monsieur...
— Marlier. Je serai chez vous dans un quart d’heure, monsieur le procureur, merci beaucoup d’avoir accepté de me recevoir.
Durieu sortit de la cabine, se dirigea vers un plan de la ville sur la place de la mairie pour établir son itinéraire.
Il faisait une étrange douceur en cette fin octobre, une sorte d’été indien.
« À Marsilly à cette époque j’allais ramasser mes derniers champignons de l’année... La montagne, l’automne mordoré, les cueillettes dans les bois puis l’hiver et le ski... cet homme m’a privé de tout cela. Le printemps, les premières fleurs, les morilles, Marie, ma petite Marie… Cet homme, ce monstre a laissé ton assassin en liberté et m’a fait condamner, moi… Mais il va payer Marie, il va bientôt regretter ce qu’il t’a fait, ce qu’il nous a fait... »
Durieu respira à fond plusieurs fois, chassa de son esprit tout ce qui n’était pas son plan. Sa froide détermination revenue, il regagna la 205, s’installa au volant mais ne démarra pas. De sa serviette il sortit un emballage cartonné qu’il déchira pour en sortir un jouet pistolet factice admirablement imité qu’il remit dans le porte document. Il sortit ensuite une boite en inox contenant une seringue, son aiguille ainsi que les deux dernières ampoules de phénobarbital récupérées dans l’armoire à pharmacie du docteur Vilmain. Il scia les embouts des ampoules, fixa soigneusement l’aiguille sur la seringue, aspira le liquide hypnotique puis protégea l’aiguille avec son capuchon et remis le tout dans la boite en inox. Il récupéra enfin un autre paquet, sortit de son emballage un petit magnétophone à cassette, qu’il alimenta de quatre piles bâton et d’une des trois cassettes qu’il s’était procurées. Il manipula un instant les poussoirs puis testa en appuyant sur le poussoir rouge : « allô, allô, un deux, un deux, je suis Gilles Marlier », rembobina puis lança la lecture. Satisfait du résultat, il replaça la bande en position de début d’enregistrement, éteignit et rangea le petit appareil ainsi que la boite à seringue dans la serviette en cuir, avec le pistolet factice.
Durieu passa au ralenti devant l’entrée de l’impasse des Edelweiss. Un rapide coup d’œil le renseigna sur la topographie du lieu : une voie plutôt étroite d’une soixantaine de mètres de long, bordée de deux trottoirs donnant accès aux portails de villas plutôt cossues. Sur les trottoirs stationnaient deux ou trois voitures. Durieu continua sa route jusqu’à l’intersection suivante, fit demi-tour et revint vers l’impasse dans laquelle il s’engagea. Les numéros impairs se trouvaient sur sa gauche. Il roula jusqu’au bout de l’impasse, opéra un demi-tour laborieux et revint se garer sur le trottoir à quelques mètres de l’entrée de la voie résidentielle. Il serra la 205 au plus près du muret délimitant la propriété de la première villa de l’impasse, saisit sa serviette en cuir, ferma silencieusement la portière de la petite Peugeot sans toutefois la verrouiller.
Le numéro 5 de l’impasse des Edelweiss correspondait à une belle résidence mi-villa mi-chalet. Sans hésiter, Durieu appuya brièvement sur le bouton de la sonnette fixée sur le muret colonne soutenant le portail d’entrée. Un rideau de fenêtre bougea. Durieu ouvrit le petit portail et, serviette à la main, s’avança jusqu’à la porte de la villa. Il entendit le bruit d’une chaînette heurtant le bois de l’huisserie, celui de la libération de deux verrous puis d’une clé tournant dans la serrure. La porte s’ouvrit. Durieu reconnut immédiatement le visage de l’homme devant lui. Le cheveu rare, les traits durcis, les yeux enfoncés derrière des lunettes carrées, l’air sévère, le procureur était l’image vieillie de celui qui avait prononcé l’implacable réquisitoire contre le jeune instituteur naïf qu’il était alors.
— Monsieur le procureur, bonsoir, je suis Gilles Marlier.
Le procureur ne tendit pas la main ce qui arrangea fortement Durieu.
— Entrez.
Le procureur referma la porte, reverrouilla, remit la chaînette de sécurité.
— Indispensables précautions quand on exerce un métier comme le mien, expliqua-t-il. Suivez-moi.
Le petit hall d’entrée permettait l’accès à un salon à l’image du propriétaire des lieux, strict, froid, rigide, meublé sans aucune fantaisie si ce n’était la petite cheminée garnie de bûches. Le procureur désigna du bras un canapé recouvert de tissu gris limité par des accoudoirs en bois.
— Asseyez-vous là, dit-il sur un ton de commandement avant de prendre place dans un fauteuil semblable au canapé de l’autre côté d’une table basse en verre et métal gris. Il regarda attentivement son vis-à-vis pendant plusieurs secondes sans rien dire.
— Je vous connais monsieur. Je suis sûr de vous avoir déjà vu. Vous pouvez m’éclairer ?
La réponse de Durieu était prête, pensée depuis longtemps.
— Il y a quelquefois ma photo en signature de mes reportages dans Match.
— Oui, oui, c’est peut-être cela, répondit le procureur d’un air songeur. Allons au fait, que désirez-vous savoir ?
— Permettez-vous que j’enregistre cette conversation ? Ceci uniquement pour éviter toute erreur ou fausse interprétation quand je retranscrirai nos échanges.
— Pas de problème Marlier, installez donc votre technologie, mais sachez je désire lire et éventuellement expurger votre reportage avant publication.
— Bien entendu. C’est l’affaire de quelques secondes pour installer l’appareil.
Durieu ouvrit sa serviette, sortit et installa son petit engin, reposa sa serviette ouverte à côté de lui sur le canapé puis reprit :
— Monsieur le procureur, ma première remarque concerne la sécurité des gens de justice à laquelle vous avez fait allusion quand je suis entré. Votre métier est de poursuivre les personnes accusées de crimes et délits, cela ne doit pas aller sans créer des rancunes tenaces et susciter des envies de vengeance, est-ce le cas ?
— Dans un tribunal, le procureur est l’accusateur public. Les prévenus ont souvent tendance à croire à une inimitié personnelle alors qu’il n’en est rien.
— Dans un prétoire, n’y a-t-il pas une joute verbale permanente entre l’accusation et la défense, joute qui tend à déformer la vérité ?
— Cela existe mais cette joute comme vous dites est purement intellectuelle. Elle ne déforme pas la vérité, elle en montre tout simplement deux facettes. Le procès fini, nous nous retrouvons souvent pour boire un coup ensemble.
— Tout simplement, oui. Quand vous faites vos réquisitions, avez-vous parfois des doutes sur la culpabilité de l’accusé ?
— Doutes ou pas, le rôle d’un procureur est de souligner tout ce qui est à charge, comme je viens de vous le suggérer. Le reste est le travail du juge et de la défense. Chacun son métier.
— Y a-t-il déjà eu des tentatives d’agression contre votre personne ?
— Cela n’est jamais allé plus loin que des menaces, verbales après un verdict ou par lettres anonymes autrement.
— Éprouvez-vous du plaisir à obtenir des condamnations ?
— Attention Marlier, n’allez pas trop loin dans votre psychologie journalistique ! Le seul plaisir que j’éprouve est celui du travail bien fait.
— Y a-t-il des procès qui vous ont marqué ?
— Peut-être ceux dont la presse s’est faite le plus l’écho.
— Avant de solliciter cette entrevue, j’ai recherché quelques affaires qui vous ont concerné…
— Désolé Marlier mais je ne vous répondrai pas sur des affaires traitées ou en cours.
— Permettez-moi d’insister sur un point, avez-vous quelquefois pensé avoir fait condamner et emprisonner des innocents donc contribué à laisser des coupables en liberté ?
— Ceci n’est pas mon problème, Marlier.
— Monsieur Delfosse, j’ai en tête le compte-rendu d’un de vos réquisitoires. Il commençait ainsi :
« Messieurs de la Cour, mesdames et messieurs les jurés, vous allez devoir vous prononcer sur la culpabilité d’un homme. Un homme à qui vous aviez confié votre fille, et qui a profité de l’autorité que lui donnait sa mission pour la suborner, la violenter, la violer et finalement la tuer. »
Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ?
— C’était probablement le procès d’un violeur mais en fait, non, je ne me rappelle pas.
— Cet homme a finalement été condamné à trente ans d’enfermement alors que, à la lecture des minutes du procès, il y a me semble-t-il de sérieux doutes sur la culpabilité de cet homme.
— Cette fois vous allez trop loin, Marlier !
— Ah, d’accord. Bon, je change mon approche. Dites-moi Delfosse…
— Monsieur Delfosse ou monsieur le procureur, si vous voulez poursuivre cet entretien !
— Vous aimez être respecté, Delfosse ?
— Bon, cela suffit maintenant Marlier, cet entretien est terminé !
— Oh que non Delfosse, mais je peux interrompre l’enregistrement pour la suite. Nous avons encore des choses à nous dire.
— Sortez, Marlier ! Vous avez dépassé les bornes de la bienséance !
— Tu ne m’as pas bien regardé Delfosse, pas assez attentivement en tout cas, pourtant mon visage te disait quelque chose. Alors cherche mieux maintenant.
— Vous n’êtes pas journaliste ?
— J’ai fait la une des journaux pourtant.
— Qui êtes-vous à la fin ?
— Je vais te mettre sur la voie MONSIEUR Delfosse. Tu aimes qu’on t’appelle monsieur toi aussi, n’est-ce pas ?
Le procureur se leva, un rictus de rage déformant ses traits.
— Dehors tout de suite !
Calmement Durieu rangea le magnétophone dans sa serviette, et en sortit le pistolet qu’il braqua vers le visage du procureur.
— Assis, Delfosse, nous n’avons pas fini. ASSIS ! Assis en tailleur sur ton fauteuil ! Voilà qui est plus raisonnable. Tu ne me remets toujours pas ? Je vais te remémorer la fin du réquisitoire dont je t’ai dit le début.
« Aucun doute ne doit traverser votre esprit, mesdames messieurs, cet homme est coupable. Ne remettez pas en liberté un récidiviste potentiel. Cet homme a fait vivre l’enfer à la petite Marie Montaz, cet homme lui a enlevé de la manière la plus horrible qui soit plus de soixante ans de vie, faites en sorte que lui aussi connaisse l’enfer ! Je requiers contre lui la prison à perpétuité assortie d’une période de sûreté de trente ans. »
Tu y es maintenant MONSIEUR Delfosse ?
— Delrieu… Vous êtes… Delrieu ? Vous vous êtes évadé, c’est ça ?
— Combien de fois je me suis évadé en rêve pour te rendre visite, Delfosse. Maintenant que ce rêve se réalise, maintenant que je suis face à mon pire cauchemar, je n’ai pour toi que dégoût et mépris. Tu as peur Delfosse ? Tu trembles.
— Monsieur Delrieu, si vous partez maintenant, je promets de ne pas porter plainte contre vous.
Durieu éclata de rire, un rire glacé, sinistre.
— Auprès de qui vas-tu porter plainte Delfosse ? Auprès du procureur de la république ? Ha ha ha ! Tu n’es plus au tribunal Delfosse, tu n’as plus devant toi un petit instituteur de campagne naïf et idéaliste mais un homme qui vient de faire dix-neuf ans de prison à cause de toi. On apprend beaucoup de choses en prison. Ne bouge pas Delfosse, si tu cherches à te lever, tu prends immédiatement une balle dans le genou. Je n’ai plus rien à perdre et je n’hésiterai pas une demi-seconde. Il faut toujours craindre ceux qui n’ont rien à perdre.
— Monsieur Delrieu…
— DURIEU ! MONSIEUR DURIEU !
— Pardon, pardon, oui, monsieur Durieu, tout me revient maintenant. Monsieur Durieu, essayons de trouver une issue raisonnable à tout ceci.
— J’ai une issue Delfosse. Viens t’allonger sur le canapé, doucement, sans gestes brusques. Non, pas sur le dos, sur le ventre, tourne ta tête vers le dossier, mets tes pieds sur l’accoudoir.
— Monsieur Durieu tout ceci ne vous mènera à rien.
— C’est à moi de juger. Aujourd’hui je suis à la fois procureur, juge et jurés, toi tu n’es qu’un petit avocat de la défense et je te trouve plutôt mauvais dans ce rôle. Ne bouge pas je t’ai dit !
— Vous serez arrêté et condamné de nouveau si vous ne partez pas immédiatement.
Calmement, Durieu se dirigea vers l’appareil téléphonique, arracha le fil torsadé du combiné ainsi que celui le reliant à la prise murale et revint vers le procureur. Il posa le revolver factice sur le verre de la table basse puis prestement il attacha les chevilles de l’homme au bois de l’accoudoir.
— Mets tes mains dans ton dos, croise tes poignets !
De plusieurs tours du câble téléphonique, Durieu lia solidement les mains de son ennemi.
— Arrêtez monsieur Durieu, ne commettez rien d’irréparable. J’ai le pouvoir de faire réviser votre procès, vous allez être innocenté, je m’y engage ! Vous serez indemnisé, fortement indemnisé pour vos années d’incarcération.
Durieu laissa volontairement une minute de silence s’écouler.
— D’accord Delfosse. Mais auparavant je veux être certain que tu ne cherches pas à me manœuvrer. Tu sais ce qu’est le penthotal ? Je vais te faire une petite injection de sérum de vérité. Ensuite je te poserai les questions qui me tiennent à cœur, je veux savoir si tu es vraiment sincère ou si tu cherches à m’avoir.
Durieu récupéra la boite médicale en métal, sortit la seringue puis releva la manche du procureur.
— Ne bouge pas Delfosse, je vais te faire mal si je rate la veine. Je sais faire les piqûres si ça peut te rassurer. Voi...là. Il faut cinq minutes avant que le produit agisse. L’atmosphère est irrespirable ici, je sors prendre l’air. Essaie d’en profiter pour faire ton examen de conscience. Je viendrai ensuite te détacher et nous parlerons.
Durieu récupéra pistolet et seringue qu’il remit dans sa serviette, gagna la porte d’entrée, débloqua le triple verrouillage et la chaînette de sécurité défendant l’accès au chalet du procureur. Sur le seuil, il se retourna et fit un geste du bras, comme s’il disait au revoir.
— Je reviens tout de suite, dit-il à haute voix.
Il tira la porte derrière lui, marcha jusqu’à sa voiture, sortit le jerrican du coffre et repartit immédiatement en sens inverse. Avant d’entrer, il décida de faire le tour du chalet pour imaginer une sortie de secours. Quand il fut de nouveau à l’intérieur, il reverrouilla les trois serrures et remit la chaîne de sécurité, posa le jerrican dans le hall.
— Alors Delfosse, toujours d’accord pour faire réviser mon procès ?
— Je n’ai qu’une parole monsieur Durieu.
— Je vais vous détacher si vous promettez de ne rien tenter. Dites-vous bien qu’on apprend à se battre en prison.
— Je vous promets. Je me sens tout faible. Ce penthotal a un effet épuisant…
Durieu ne commenta pas, il délia les pieds et les mains de l’homme de loi qui se remit péniblement assis, les yeux papillonnants, la tête oscillant comme pour une approbation lente.
— Première question Delfosse, regrettez-vous de m’avoir fait condamner ?
— Ce n’est pas moi qui...
— Deuxième question, y avait-il des preuves contre moi ?
— Un faisceau d’indices concordants peut être considéré comme une preuve.
— Comment allez-vous organiser la procédure de mon procès en réhabilitation ?
— Je vais m’autosaisir d’une demande en révision.
— Pour quel motif ?
— Par exemple la lettre anonyme d’un individu en fin de vie qui indique être l’auteur du meurtre, avec tous les détails.
Tout en questionnant, Durieu alla remettre le fil téléphonique lisse près de la fiche murale et la partie torsadée près du combiné.
— Je suis fatigué Durieu, laissez-moi maintenant.
— Et vous personnellement, qu’allez-vous faire pour me dédommager ?
— Ce n’est pas moi qui vous ai condamné, ce sont les juges et les jurés, ce sont eux les vrais responsables.
— Donc vous n’y êtes pour rien ?
— En réalité non. Je me suis juste servi de la teneur du dossier de l’instruction et j’ai exercé honnêtement mon métier.
— Vous souvenez-vous de mes protestations d’innocence ?
— Tous font ça ! Je suis très fatigué, je tombe de sommeil Durieu, laissez-moi je vous prie finissons-en.
— J’ai hurlé ma droiture, l’amour de mon métier, mon respect pour les élèves mais vous n’avez rien voulu savoir. À chacune de mes protestations vous avez ricané, à chaque explication sincère que j’avançais vous avez trouvé une contre-explication qui m’était défavorable !
— Je vous répète que cela fait partie de mon métier.
— Donc vous ne regrettez rien ?
— Professionnellement non et je n’ai pas à le faire. Il faut vraiment que je dorme Durieu. Ce penthotal...
— Vous savez que par votre faute, l’assassin de ma petite Marie est toujours en liberté ?
— Qu’y puis-je ?
— Tu as toujours ta femme, des enfants ?
— Je suis divorcé et je n’ai pas eu la garde de mon fils. Partez, laissez-moi.
— Tant mieux.
Le procureur s’allongea sur l’assise du canapé ses yeux se fermèrent. Durieu haussa la voix.
— Delfosse, je t’ai demandé par trois fois si tu avais des regrets, par trois fois tu t’es retranché derrière ton métier. Visiblement tu ne regrettes rien, alors, aujourd’hui je vais prononcer une sentence : Delfosse je te condamne non pas à la mort lente comme tu l’as fait pour moi. « Faites en sorte que lui aussi connaisse l’enfer ! » as-tu dit aux jurés, moi je te condamne à l’enfer tout court et tout de suite.
Durieu ramassa le lourd cendrier en pierre posé sur la table basse, se dirigea vers la fenêtre donnant sur l’arrière du chalet, l’ouvrit et d’un coup de la pierre brisa une vitre en tapant l’extérieur de celle-ci. Il alla rechercher le jerrican dans le hall du chalet et se mit à arroser les fauteuils, le bas des rideaux, le combiné téléphonique, les bûches de la cheminée. En reculant vers la fenêtre à la vitre cassée, il laissa sur le plancher une traînée d’essence. Il enjamba l’appui, se dirigea vers la réserve de bois abritée sous le bas de l’avancée du toit et finit de vider le jerrican. Il retourna ensuite à la fenêtre, gratta une allumette qu’il lança par la fenêtre sur le plancher mouillé d’essence déclenchant un « vouff » sonore quand celle-ci s’enflamma. Prestement il retourna vers la réserve de bois et frotta une seconde allumette. Durieu récupéra le jerrican vide et rapidement mais sans courir regagna sa voiture, lança le moteur, braqua à fond les roues vers la gauche et démarra.
L’aile arrière droite du véhicule frotta légèrement le muret mais il n’y prit pas garde. D’énormes volutes de fumée noire s’échappaient des fenêtres du chalet.
« Bienvenue en enfer, procureur Delfosse... » murmura-t-il.
Durieu se dirigea prudemment vers Grenoble en direction de la Bastille puis roula le long du quai Stéphane Jai, dépassa le palais de l’ancien parlement du Dauphiné qui avait été le théâtre du début de sa déchéance et gara la 205 dans une rue perpendiculaire. Il récupéra sa serviette et le jerrican vide puis marcha jusqu’au milieu du pont Saint Laurent. Il posa le bidon au sol et les yeux fixés sur la sombre eau turbulente, attendit d’être seul. Quand ce fut le cas, du pied il poussa dans la rivière le jerrican qui se mit à dériver puis il se débarrassa de la même façon du magnétophone, de la seringue et du pistolet factice.
Sur la route du retour vers le petit appartement de Pont de Claix, la petite chanson enfantine s’imposa à nouveau dans le cerveau malade de l’ancien instituteur. Il chantonna :
« Au bois voisin l’y a des violettes... »