36. Dimanche 26 octobre : le cimetière de Marcilly.
      Le cœur, pourtant desséché, de l’ancien instituteur se mit à battre plus fort quand la 205 passa devant le panneau indiquant l’entrée de Marcilly. Il n’eut pas à aller jusqu’au centre du village, le cimetière était là, à la limite du terroir de la commune.
Entouré d’un mur de pierres coiffé de tuiles, bordé à l’opposé de la route d’une rangée de peupliers d’Italie aux feuilles jaune d’or, le cimetière de Marcilly, dans son remarquable cadre montagnard, ne dégageait aucune impression de tristesse. Durieu arrêta la voiture et coupa le moteur. Là-bas, le clocher de l’église égrena dix coups puis, après une courte pause, se mit à carillonner. « C’est l’heure de la messe » pensa-t-il. Il ouvrit une portière arrière de sa voiture, sortit un pot de chrysanthèmes blancs qu’il cala dans son bras gauche replié et entra dans l’enclos. L’ancien instituteur du village parcourut lentement les trois allées bordées de tombes, lisant toutes les inscriptions gravées. De certains noms de famille jaillissaient des images de garçons courant et chahutant, de filles souriantes et appliquées. Une odeur acide et pénétrante montait des feuilles tombées parsemant les tombes. Il trouva celle qu’il cherchait contre le mur du fond. Une dalle blanche toute simple surmontée d’une croix de pierre. Sur la dalle était écrit en lettres dorées :
Marie Montaz 1967 – 1978
Jean Durieu tomba à genoux dans le gravier de l’allée. Des larmes incontrôlées coulèrent de ses yeux fatigués. Il posa les fleurs sur la dalle. Du fond de son âme suppliciée, monta une prière presque informulée : Marie… Marie… Il resta longtemps dans cette position, insensible aux gravillons qui meurtrissaient ses genoux, pénétré par l’odeur balsamique des grands peupliers. La dernière chanson qu’il avait apprise aux enfants, celle qui l’obsédait depuis sa condamnation, sortit de ses lèvres, comme un besoin de purification :
Au bois voisin l’y a des violettes,
De l’aubépine et de l’églantier.

Derrière lui, une voix féminine, douce, pure, presque enfantine reprit :
J’ai lié ma botte avec un brin de paille,
J’ai lié ma botte avec un brin d’osier.

Lentement l’ancien instituteur tourna la tête. Il essuya de la main ses yeux embués. Une jeune femme le regardait attentivement, profondément.
— Monsieur Durieu !
Il regarda la jeune femme avec plus d’attention, ne retrouva pas le souvenir sollicité.
— Monsieur Durieu, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis Véronique Magnin, vous vous souvenez bien de moi ?
L’instituteur se releva, chassa d’un geste de la main les gravillons incrustés dans ses genoux.
— Véronique Magnin… Oui, oui… Véronique, l’amie de Marie… Oui, je me rappelle. Tu habites toujours le village, Véronique ?
— Oui, monsieur. Je me suis mariée avec Damien Peroz. Vous vous souvenez aussi de Damien ?
— Oui, bien sûr… Damien Peroz. Damien, l’ami de Benoît Dumont…
— Oui, c’est lui. On s’est marié en 1989, on a deux enfants.
— Que fais-tu maintenant Véronique ? As-tu poursuivi tes études ?
— Je suis allée jusqu’au BEPC, monsieur Durieu. Maintenant, j’aide mon mari à la ferme. Nous avons repris celle de mes parents.
— Ah oui ! La ferme du Montcel…
Le visage de l’ancien instituteur se crispa. Les souvenirs se bousculaient à la porte de sa raison dérangée.
— Monsieur Durieu, j’ai quelque chose de grave à vous dire, mais je ne sais pas comment m’y prendre…
— Je vais t’écouter Véronique, mais avant, je veux que tu saches une chose : je suis toujours en prison. Si tu peux me voir ici, c’est que j’ai bénéficié d’une permission. Maintenant, si tu le veux toujours, marchons un peu et parle-moi.
— Monsieur, je préfèrerais que nous restions ici, près de Marie. J’aimerais qu’elle entende ce que je vais vous dire. Je sais que ce n’est pas possible, mais ça me fait du bien de l’imaginer.
Vous savez, monsieur Durieu, je n’avais que onze ans quand… tout cela s’est produit. Je n’étais pas vraiment en âge de bien comprendre. Au tribunal, quand on m’a demandé si c’était bien vous que j’avais vu près du bois avec Marie, j’ai dit oui. J’étais sincère, monsieur Durieu, il ne faut pas m’en vouloir. J’ai dit ce que je croyais être la vérité.
— Véronique…
— Non, monsieur Durieu, laissez-moi parler, c’est assez difficile comme ça.
Après ce jour-là, j’ai beaucoup repensé à tout ce qui s’était passé, à tout ce que j’avais vu, à tout ce que j’avais dit. C’est vrai que j’ai vu un homme avec Marie ce soir-là, c’est vrai qu’il avait votre allure et qu’il était habillé à peu près comme vous, en gris et noir, mais je ne suis plus sûre du tout si le pantalon était noir ou gris. Et surtout, monsieur Durieu, quelques temps après, je me suis souvenue d’un détail qui m’avait échappé à ce moment-là et que je n’ai pas pu dire au tribunal.
L’homme qui était avec Marie, ce ne pouvait pas être vous, monsieur Durieu. Cet homme-là boitait !
L’instituteur sursauta. Ses yeux encore embués s’agrandirent. Il prit les bras de la jeune femme pour mieux lui faire face.
— Qu’est-ce que tu dis, Véronique ?
— L’homme que j’ai vu avec Marie, il boitait, monsieur Durieu.
En grandissant, je me suis rendue compte que mon témoignage avait été déterminant dans votre condamnation. Quand j’ai eu quatorze ans, n’y tenant plus, je suis allée trouver la gendarmerie de Valtonnex. Je leur ai tout raconté. Ils m’ont écoutée puis ils m’ont dit que j’étais gentille et que je devais retourner jouer.
Voilà, monsieur Durieu. J’ai honte. Est-ce que vous pourrez un jour me pardonner ?
L’instituteur resta longtemps immobile, écrasé par la révélation, les yeux perdus dans son passé, submergé par les images que lui renvoyait la partie saine de son cerveau. La jeune femme attendait, anxieuse, épiant le visage de son instituteur.
— Vous me pardonnez, monsieur Durieu ? Monsieur Durieu ?
Lentement la réalité reprit consistance autour de l’ancien maître d’école. À nouveau ses yeux accommodèrent. Son regard balaya les montagnes alentour : à l’ouest, la falaise des Nontets, éclaboussée de soleil, là-bas la frênaie du Montcel, les hameaux accrochés à la pente, ici le clocher et la mairie-école… Son école ! Puis ses yeux revinrent vers la jeune femme. Il la fixa longuement avant de reposer son regard sur le marbre blanc de la tombe.
— Tu as deux enfants, Véronique, comment s’appellent-ils ?
— Christophe et… Marie.
— Marie… Oui… Marie… Je sais que tu as eu une peine immense en perdant ton amie, Véronique...
Non, ne pleure pas.
À toi, je pardonne, Véronique.
Je vais seulement te demander un service : écrire une lettre. Une lettre que tu adresseras au juge Bernard, oui, comme le prénom, au greffe du tribunal de Grenoble, après les fêtes de la Toussaint. Dans cette lettre, tu raconteras exactement tout ce que tu viens de me dire, mais sans parler de notre rencontre d’aujourd’hui. Te sens-tu capable de faire cela ?
— Je le ferai, monsieur Durieu. Je vous le jure sur la tombe de Marie.
— Je te remercie, Véronique. Maintenant, chasse tout remord de ton esprit. Occupe-toi bien de ton mari et surtout de tes enfants. Les enfants méritent tout ce qu’on peut leur donner de mieux. Vous étiez tous un peu les miens, tu sais…
Maintenant, je vais partir, on ne se reverra plus. Non, ne dis rien. On ne peut pas revenir en arrière. On ne peut jamais revenir en arrière. Pense simplement de temps en temps à ton vieil instituteur qui vous aimait tous beaucoup. Allez, va-t’en maintenant et rappelle-toi : tu ne dois jamais dire à quiconque que tu m’as vu.