— Allô ! Monsieur le juge Bernard ?
— En personne.
— Bonjour, monsieur le juge. Je suis maître Dufournet…
— Maître Dufournet… Je ne crois pas vous connaître.
— C’est bien normal, je suis nouveau dans la région. Pourrais-je vous consulter pour un problème de déontologie me concernant.
— Ne pourriez-vous pas consulter votre bâtonnier ou votre ancien bâtonnier ? Ils seront certainement mieux à même de vous conseiller que moi.
— C’est à dire… j’avais pensé que, vu votre réputation et vos antécédents, vous pourriez…
— Dites-moi brièvement de quoi il s’agit.
— Il s’agit d’une question sur la légitimité d’une vengeance personnelle…
— La vengeance personnelle n’est jamais légitime, vous devez le savoir puisque, m’avez-vous dit, vous êtes avocat.
— Certes, monsieur le juge, mais il s’agit en réalité d’un problème beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Pourriez-vous m’accorder un peu de votre temps pour en discuter ?
— Cela peut s’envisager, mais dites-moi, pourquoi m’avoir choisi ?
— L’affaire dont je m’occupe se rapporte à un procès que vous avez jadis présidé.
— De quel procès s’agit-il ?
— Je n’aime pas bien parler de ceci au téléphone. Pourrions-nous nous rencontrer ?
— À la rigueur. Pouvez-vous venir jusqu’à mon domicile ?
— Oui, bien sûr monsieur le juge.
— Et bien, je vous attends demain à… disons onze heures et demie. Vous savez où je demeure ?
— 8, place de Verdun, n’est-ce pas ?
— C’est cela.
— Je vais peut-être déranger vos projets, ceux de votre épouse ou de vos enfants ?
— Mes enfants sont mariés et… et moi je vis seul.
— Excusez-moi, monsieur le juge. Je serai chez vous demain à onze heures et demie. Je vous remercie.
Monsieur Durieu appuya sur la touche « off » de son téléphone portable. Il réfléchit un instant, profondément, établit les détails de la suite de son plan. Sa décision prise, il saisit le volumineux annuaire des pages jaunes de l’Isère, chercha et trouva l’adresse d’un magasin d’épicerie fine ainsi que celle d’un maroquinier. Prenant les clés de la 205, il sortit, monta dans son véhicule et embraya vers le centre de Grenoble.
Revenu dans le petit appartement de Pont de Claix, Jean Durieu se saisit d’un cendrier en verre, puis il alla ouvrir le placard dans lequel il avait entreposé ses maigres richesses. Il saisit une boite de Mogadon, une de Tranxène et une de Phénobarbital, dessertit les pilules de leur emballage et les écrasa consciencieusement dans le cendrier à l’aide du dos d’une cuiller, reconstituant ainsi la poudre qui avait si bien fait son effet sur monsieur Pélissier, l’agriculteur de Morette. Quand le mélange eut atteint la pulvérulence souhaitée, Durieu saisit une des deux bouteilles de l’excellent whisky écossais qu’il venait d’acheter et, sans état d’âme, la brisa dans l’évier. Le liquide ambré s’évacua immédiatement, exhalant son odeur de tourbe et de fumée. Il récupéra les tessons qu’il jeta dans la première des luxueuses boites d’emballage. À l’aide de son coupe-ongles, Durieu ôta une à une les esquilles de verre résiduelles du bouchon métallique à visser du flacon détruit. Il ouvrit ensuite normalement la bouteille jumelle, dessertit le collier métallique restant sur le goulot. Grâce à une page pliée, arrachée à l’annuaire téléphonique, il versa avec soin la poudre soporifique dans le récipient intact. Avec d’infinies précautions, il replaça le bouchon entier de la bouteille brisée sur le second flacon, sertit autour du goulot le métal légèrement distendu et secoua longuement le mélange médicamenté. Satisfait de son travail, il fit glisser la bouteille dans le second emballage de luxe et entreprit de reconstituer le paquet originel. Il plaça ensuite le cadeau empoisonné dans une serviette de cuir qu’il s’était procurée en même temps que les bouteilles d’alcool.
Vers dix heures du matin, après avoir longtemps tourné pour trouver une place de stationnement inoccupée, Monsieur Durieu pénétra dans une pharmacie proche de la place de Verdun et fit l’emplette d’une paire de lunettes demi-lunes de type loupes de lecture qu’il suspendit aussitôt à son cou à l’aide d’un lacet de sécurité. Il acheta également un crayon de maquillage et un paquet de coton hydrophile. Afin de ne pas éveiller immédiatement les soupçons du juge, il avait décidé de se rendre temporairement méconnaissable.
Revenu dans sa voiture, en se servant du rétroviseur intérieur, à l’aide du crayon de maquillage, il entreprit de retoucher la ligne de ses sourcils qu’il arqua et prolongea vers les tempes et ajouta un discret grain de beauté à l’angle de sa narine droite. Comme on roule une cigarette, il constitua ensuite entre ses doigts un petit cylindre de coton hydrophile de quelques centimètres de longueur, l’humecta de salive et le positionna sous sa lèvre supérieure puis il entreprit de noircir au crayon les espaces entre ses dents de devant. Jugeant son expression suffisamment modifiée, monsieur Durieu sortit du véhicule, jeta le crayon dermographique dans une poubelle et se dirigea d’un pas assuré vers le 8 de la place de Verdun.
Un moderne interphone à numéros servait de sésame à l’entrée du vénérable immeuble. Il appuya sans hésiter sur le bouton correspondant à l’appartement du juge Bernard.
— Oui ? fit une voix métallisée par l’électronique du portier automatique.
— Maître Dufournet, monsieur le juge.
— Dernier étage gauche.
Un déclic libéra la gâche électrique. Durieu décida de monter à pied les cinq étages de la résidence. Au cinquième étage, la porte de l’appartement de gauche était ouverte. Le juge Bernard, très reconnaissable malgré ses cheveux blanchis par l’âge, l’attendait sur le seuil.
— Entrez, maître Dufournet. Suivez-moi jusqu’à mon bureau.
— Monsieur le juge, je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir.
— Asseyez-vous maître.
Durieu s’assit face au bureau du juge, ouvrit la serviette qu’il tenait à la main, laissant apercevoir ce qui pouvait passer pour des documents et sortit l’étui à bouteille enrubanné.
— Avant toute chose, permettez-moi, monsieur le juge, de vous offrir ce petit cadeau en guise de remerciement pour le temps que vous m’accordez. Ne considérez pas ceci comme un pot de vin, ajouta Durieu avec un sourire entendu.
— Remerciement un peu prématuré peut-être.
Le juge entreprit néanmoins de défaire le paquet cadeau…
— J’espère que vous n’avez rien contre les alcools étrangers, fit Durieu en souriant de ses dents noircies.
— Du Glennmorange, vingt ans d’âge, lut le juge avec une mimique approbatrice, je n’ai rien contre un alcool de cette qualité.
— Vous possédez un bien bel appartement, fit Durieu l’air admiratif, meubles de qualité, jolis tableaux, antiquités…
— Pouvoir s’offrir ce qu’on aime est un des rares privilèges de l’âge, mon cher maître.
— Superbe, cette épée au-dessus de votre cheminée. Elle a l’air authentique…
— Elle l’est ! Datée contemporaine du règne de Jean le Bon. Épée de guerre à deux mains, comme l’indique la longueur de la garde.
— Cela doit valoir une fortune !
— C’est probable. Il s’agit d’un cadeau de mes collègues magistrats. Elle est censée représenter l’épée de justice.
— Pourquoi simplement censée ?
— J’ai la modestie de ne pas me croire infaillible. Mais puisque nous parlons cadeaux, c’est presque l’heure de l’apéritif, si nous goûtions le vôtre ?
— Avec plaisir. « Trinque avec tes amis, fais trinquer tes ennemis » disait mon père, répondit Durieu en regardant le juge droit dans les yeux.
— Maxime guerrière ! sourit le magistrat qui se leva, ouvrit la porte d’un petit bar de salon meublant son bureau, en sortit deux lourds verres à whisky en cristal de Daum.
— Un cadeau de mon mariage, fit-il en les posant sur son sous-main.
— Vous avez eu beaucoup de cadeaux dans votre vie, semble-t-il.
— Je dois dire que j’ai plutôt été gâté, pas vous ?
— Pas vraiment, non.
— Alors trinquons à votre santé et à votre avenir. Et maintenant, si vous me disiez ce qui vous amène ? Vous m’avez parlé d’une affaire de vengeance sur laquelle je pourrais donner un avis.
— Oui, parfaitement. Voilà : je vais devoir défendre quelqu’un qui a été victime d’une terrible injustice et qui a décidé de se venger lui-même.
— Cette personne n’a pas jugé bon de porter plainte ? Nos tribunaux sont là pour rétablir la justice et faire valoir les droits de ceux qui sont persécutés.
— C’est évidemment ce qu’il est bienséant de penser. Mais, voyez-vous, l’affaire est quelque peu plus compliquée…
— Exposez-moi cela, maître Dufournet. À la vôtre. Hum, délicieux, ce whisky ! Une véritable caresse et un goût que je n’ai encore jamais rencontré.
— À votre santé, répondit Durieu en levant son verre vers le magistrat avant de le porter à ses lèvres, mais sans en boire une goutte.
Il regarda avec satisfaction baisser le niveau dans le splendide verre en cristal du juge.
— Le problème, voyez-vous, c’est que mon client a été victime d’une injustice de la part de la justice.
— Vous m’intriguez, maître. Pourquoi vous adresser à moi en cette affaire ?
— Parce que vous êtes le mieux placé pour la comprendre, monsieur le juge Bernard. Cette affaire, c’est vous qui l’avez jugée !
— Expliquez-vous, je vous prie.
— Il y a un peu plus de dix-neuf ans, un innocent, un homme droit, honnête, sincère, un peu trop naïf certainement, est passé dans votre tribunal. Et vous l’avez condamné à trente ans de réclusion ! Et maintenant, cet homme se venge.
— De qui voulez-vous parler ? fit le juge en s’agitant dans son fauteuil.
— Attendez un instant. Vous allez comprendre.
Durieu fouilla dans une de ses poches, en sortit un mouchoir avec lequel il frotta ses dents artificiellement noircies.
— Mais que faites-vous donc, maître Dufournet ?
— Cherchez, monsieur le juge.
Durieu trempa le bout de ce même mouchoir dans son verre de whisky intact, frotta l’aile de son nez et ses sourcils.
— Qu’est-ce que cela signifie, maître ?
— Cherchez encore, monsieur le juge !
Il ôta le coton qui déformait sa lèvre.
— Quelle farce me jouez-vous là ?
— Regardez-moi bien, monsieur le juge, fouillez votre mémoire.
— Vous ne vous appelez pas Dufournet, n’est-ce pas ?
Durieu, visage fermé, continuait à fixer son interlocuteur.
— Continuez à chercher, vous ne me reconnaissez toujours pas, MONSIEUR le juge ? Mon sort ne vous a apparemment jamais empêché de dormir !
— Vous n’êtes pas avocat ?
— Je suis mon propre avocat, juge Bernard, comme il y a dix-neuf ans, dans votre tribunal !
— Mon Dieu, vous êtes… vous êtes Durieu, vous êtes Jean Durieu…
— Oui, c’est bien moi.
Le juge saisit son verre de whisky et le vida d’un trait.
— Que me voulez-vous ?
— Mais contrairement à vous, je ne désire que la justice, juge Bernard. Vous qui, malgré vos airs de bonhomie, avez condamné un innocent, vous qui, par le fait, avez défendu le violeur et l’assassin de Marie Montaz, mon élève.
— Durieu, MONSIEUR Durieu, si je me rappelle bien, vous avez été condamné par un jury populaire parce que tout vous accusait. Toutes les preuves étaient contre vous.
— Les preuves ? Quelles preuves ? Il n’y a jamais eu une seule preuve réelle établie contre moi. Oui, juge Bernard, je sais que vous avez utilisé votre savoir et votre expérience pour peser sur les délibérations du jury en présentant comme des preuves ce qui n’était tout au plus qu’un faisceau de coïncidences !
— Si seulement vous aviez daigné prendre un avocat pour vous défendre… Mais non, vous vous êtes entêté.. Le procureur Delfosse, par son réquisitoire, n’a eu aucun mal à convaincre les jurés.
— Feu le procureur voulez-vous dire !
— Feu le procureur… Ainsi l’incendie de son chalet, c’était vous ! Et les autres morts aussi peut-être ? Mais si vraiment vous êtes innocent, maintenant que vous voici apparemment libre, c’est à l’assassin de la fillette qu’il faut vous en prendre et non à des professionnels qui n’ont fait que leur métier et à des citoyens qui n’ont fait que leur devoir.
— Revoici les grands mots, ceux qu’on assène aux foules pour les manipuler, ceux que vous avez probablement sortis aux jurés pour les convaincre. Mais rassurez-vous, juge Bernard, l’assassin de ma petite Marie, je le connais maintenant et il paiera lui aussi.
— Alors dénoncez-le !
— C’est mon problème, je le résoudrai en temps utile. Mais pour l’heure, il s’agit de vous, juge Bernard, vous qui m’avez ôté vingt ans de vie. Vous avez quel âge ? Soixante ans ? Un peu plus peut-être. Vous aviez un métier sédentaire, en mettant les choses au mieux, il vous reste vingt ans d’espérance de vie. Ces vingt ans, vous me les devez, juge Bernard !
— Mais vous êtes devenu fou, Durieu ! Vous n’avez tout de même pas l’intention de me tuer quand même… Tuer un juge va vous reconduire tout droit à la prison d’où apparemment vous êtes sorti.
— Je suis encore en prison juge Bernard ! Vous m’avez condamné à trente ans, souvenez-vous. De toute façon, la plus terrible des prisons, c’est celle des souvenirs, et de celle-là on ne s’évade pas !
— Pour me tuer, il faudrait d’abord me neutraliser, Durieu, et je vous préviens que je ne vais pas me laisser faire… balbutia le juge en tentant de se lever.
— Mais vous êtes déjà neutralisé ! Avec ce que vous avez bu, vous n’avez pas plus de force qu’une fillette de onze ans ! Une fillette de onze ans, c’est infiniment fragile, juge Bernard ! Alors, que pouvez-vous tenter ?
Le juge se précipita sur son téléphone posé sur un guéridon Louis quinze, tituba mais réussit à saisir le combiné. Durieu calmement se leva et alla désenficher la prise murale. Il resta adossé à la porte du bureau tandis que le magistrat, terrassé par la dose massive de somnifère qu’il venait d’absorber tombait sur ses genoux au milieu de la pièce.
— Vous vous mettez à genoux devant moi, juge Bernard, est-ce pour me demander pardon du tort que vous m’avez fait ?
— Vous êtes… un fou… dangereux…
— Vous vous rendez compte maintenant de ce qu’on ressent quand on est pris au piège ; quand notre force, qu’elle soit physique, morale ou verbale devient impuissante à nous tirer d’affaire, vous vous rendez compte, n’est-ce pas, juge Bernard ? Ce que vous ressentez en ce moment, c’est ce qu’ont ressenti tous les coupables que vous avez condamnés. Imaginez donc le sentiment que peut avoir un innocent dans le même cas : une immonde impression d’impuissance, la tête qui ne peut plus penser, une sueur glacée qui vous mouille partout, la souffrance d’un cœur qui continue de battre malgré l’horrible douleur morale qui le serre, et surtout la peur, l’abjecte peur de l’inconnu dans lequel vous vous trouvez projeté. Vous qui n’avez pas prononcé un mot de compassion, vous avez peur, juge Bernard ? Vous ne répondez pas. Les mots que vous saviez si bien employer pour faire semblant de rendre la justice vous manquent ? Vous n’avez rien à me dire ? Pas un mot de regret ? Non ?
Alors tant pis pour vous ! Votre silence aura été votre dernière sentence, juge Bernard : une sentence silencieuse que vous aurez prononcée à votre encontre !
J’avais prévu de vous injecter quelques doses de penthotal - le sérum de vérité - vous connaissez, juge Bernard ? En fait, non, je crois ce dernier mot vous est complètement étranger et puis ce serait une mort trop douce… Pour vous, je vais changer mes plans…
Durieu se détacha de la porte, se dirigea vers la cheminée, décrocha l’épée contemporaine de Jean le Bon et se retourna vers le juge…