— Palais de justice de Grenoble, j’écoute !
— Police nationale, capitaine Pricaz. Mademoiselle…
— Madame !
— Oui, bon, madame. Je désire savoir si, récemment, quelqu’un a tenté de se renseigner sur le procureur Delfosse, directement ou par téléphone, et si oui, quels renseignements ont été fournis.
— Absolument pas, capitaine Pricaz, et donc aucun renseignement n’a été donné.
— Vous semblez bien sûre de vous !
— Toutes les demandes, toutes les arrivées passent par moi. Personne d’étranger au service ne s’est intéressé au procureur Delfosse, je suis formelle.
— Bon, merci quand même. Attendez, attendez, et dans le service ?
— Dans le cadre de la future réforme judiciaire et du redéploiement des effectifs, nous avons eu la visite d’un attaché au cabinet du ministre…
— Que voulait-il ?
- Connaître le pourcentage des affaires traitées par rapport aux effectifs du palais. Mais il ne s’est intéressé à personne en particulier.
— Merci madame.
Le capitaine Pricaz reposa l’appareil et se massa le cou. Il sentait que la vérité n’était pas loin et avait en même temps le sentiment de patauger. « Voyons, selon toutes probabilités, nous avons à faire à un tueur en série. Pourquoi devient-on tueur en série ? Que se passe-t-il dans la tête d’un tueur en série ? Comment choisit-il ses victimes ? Au hasard ? Certainement pas ! Le gène du criminel ? Foutaise. Un fou ? Oui, il faut avoir quelque chose de dérangé pour agir comme ça. Mais même un fou a ses raisons. Celui-ci est un fou, intelligent, probablement instruit, méticuleux, méthodique, implacable, possédant même un certain humour. Les crimes ont été réfléchis, programmés, préparés et exécutés sans faiblesse.
Et pourquoi ce rapport récurrent entre la façon dont le mort a été infligée et la profession des victimes ? Est-ce qu’il va y avoir encore d’autres crimes de la même lignée ? Quel est le point commun qui unit ces gens ? Il faut rapidement établir cette corrélation. La clé de l’énigme se trouve très probablement dans le rapport entre ces personnes. »
— Dussollier, je veux que tu ailles discuter avec les gendarmes de Tullins au sujet de ce paysan de Morette, Pélissier, je crois qu’il s’appelle. Ensuite tu iras renifler du côté de l’usine Basse-Jarrie.
— Renifler, c’est le mot !
— Chacun sa croix. Tu questionneras la direction du personnel sur ce Daniel Lapierre. On se retrouve ici à quatorze heures.
— Ça joue !
Pricaz se massa la nuque derechef. Une légère impression de malaise l’envahissait. Quelque chose clochait d’un seul coup, quelque chose qui n’existait pas il y a un instant. « Voyons, une visite du ministère… Est-ce que le ministère de la justice enverrait quelqu’un pour demander des renseignements qu’une simple consultation de l’ordinateur suffisait à obtenir. Mais oui, c’était ça qui clochait ! »
Le capitaine décrocha le combiné et appuya sur la touche bis.
— C’est encore moi ! Capitaine Pricaz. Connaissez-vous le nom de la personne du ministère dont vous m’avez parlé ?
— Pas de mémoire, mais j’ai inscrit son nom sur le registre des entrées. Il s’agit de monsieur… oui, c’est ça, monsieur Dufournet.
— Il vous a fourni un justificatif d’identité ?
— Euh… je ne me rappelle pas.
— Merci madame.
Pricaz raccrocha, prit son bloc et écrivit : DUFOURNET.
— Sapristi ! Dufournet : D.U.F, si la dernière lettre n’est pas finie ça donne D.U.I. Je la rappelle.
— Madame, c’est encore moi, Pricaz…
— Dites, vous croyez que je n’ai que ça à faire ? Vous ne pouvez pas grouper vos questions ?
— Excusez, mais c’est très important. Comment faire pour avoir communication de tous les procès d’assises dans lesquels le procureur Delfosse a eu à requérir ?
— Voyez le greffe du tribunal.
— Pouvez-vous me mettre en communication ?
— Tout de suite.
— Greffe du tribunal de Grenoble, j’écoute !
— Capitaine Pricaz, police de Grenoble. Serait-il possible d’obtenir la liste des procès d’assises dans lesquels le procureur Delfosse a officié ?
— Depuis combien de temps ?
— Toute sa carrière.
— Houlà ! Mais il me faudrait deux jours pour tout consulter !
— Vous n’êtes pas informatisé ?
— Si, mais les archives ne sont pas encore toutes rentrées dans la machine. C’est une demande officielle ?
— Officieuse pour l’instant.
— Pour un tel travail, il me faut un ordre écrit.
— Écoutez, vos dossiers sont rangés par ordre alphabétique n’est-ce-pas ?
— Oui, mais…
— Regardez simplement à la lettre D, s’il n’y a pas eu une affaire Dufournet dans laquelle Delfosse aurait requis. C’est très important.
— Je vais voir. Rappelez-moi en début d’après-midi. Demandez monsieur Lhuillier.
— Entendu, merci monsieur Lhuillier.
— Alors Dussollier ?
— Je me suis bien promené.
— Raconte, vite.
— Pourquoi vite ?
— J’ai une mauvaise impression. Quelque chose comme un pressentiment.
— Je suis d’abord allé à Basse-Jarrie, à l’usine chimique. J’ai vu le chef du personnel. Il ne sait pas grand-chose. Le dénommé Lapierre a complètement disparu, personne ne sait quoi que ce soit à son sujet. La dernière fois qu’il a été aperçu, c’était dans l’usine même. Un ouvrier aurait déclaré l’avoir vu en compagnie d’un autre homme mais il ne sait pas de qui il s’agit. Tout le personnel a été interrogé, personne n’était avec Lapierre ce soir-là. Bien que leur entrée soit strictement interdite, il s’agissait sûrement d’un étranger. Lapierre aurait dû terminer son service à quatre heures du matin, comme ceux qui font les trois huit dans la même tranche horaire, mais personne ne l’a vu ressortir de l’usine.
— Si personne ne l’a vu ressortir, c’est peut-être qu’il y est encore. Je pressens quelque chose d’horrible. Qu’est-ce qu’on fabrique dans cette usine ?
— Du chlore, de la soude, de l’hydrogène et de l’acide chlorhydrique plus quelques produits dérivés.
— Tu connais l’action de la soude ou de l’acide sur les produits organiques ?
— Ça attaque, ça ronge.
— Ça dissout complètement !
— Oh nom de Dieu ! Vous ne pensez tout de même pas que…
— Si ! Téléphone à l’usine pour qu’ils inspectent les cuves de stockage. Mais avant, que t’ont dit les gendarmes de Tullins ?
— Ce Pélissier était un petit agriculteur de montagne. Quelques noyers, un peu de maïs, deux ou trois vaches, à la limite de la misère, quoi. Son seul ami, c’était le gros rouge. Quand ils ont enquêté, ils ont trouvé une impressionnante quantité de bouteilles vides. Il n’a jamais bougé de sa ferme sinon pour aller à l’armée, et encore, il a fait son service au quartier Hoche ici, à Grenoble. La seule aventure de sa vie, c’est quand il a été tiré au sort pour être juré d’assises.
— Qu’est-ce que tu dis ? Pricaz avait crié.
— Que Pélissier a été juré d’assises !
— Ça y est Dussollier, j’y suis.
— Ben, expliquez quoi !
— Patiente un peu, je vais peut-être avoir confirmation.
— Madame, passez-moi le greffe, s’il vous plait : monsieur Lhuillier…
… Monsieur Lhuillier ? capitaine Pricaz. Alors ?
— Désolé capitaine, pas de Dufournet dans nos archives. À la lettre D, il n’y a que deux affaires dans lesquelles le procureur Delfosse a requis : l’affaire Deville en 1983 et l’affaire Durieu en 1978.
— Comment dites-vous, Delrieu ?
— Non, Durieu ! Désiré Ursule Raoul Irma Eugène Ursule.
— Bingo ! Préparez-moi tout de suite une photocopie du dossier, j’envoie mon adjoint le récupérer.
— Mais…
— Avec toutes les autorisations voulues, monsieur Lhuillier. Merci de votre active collaboration…
Dussollier, tu fonces au palais de justice. Sirène, gyrophare. Tu vois ce Lhuillier au greffe et tu me rapportes le dossier, fissa !
— Pourquoi tant de hâte capitaine ?
— Parce que la liste des morts n’est peut-être pas close, voilà pourquoi lieutenant. Allez, fonce !
— Voici le dossier, capitaine.
— De quoi s’agit-il, voyons… Mais bien sûr, j’y suis maintenant. Durieu : un instituteur savoyard accusé de pédophilie, jugé pour viol et meurtre sur la personne d’une de ses élèves.
— Tenez, voici le verdict : condamné à trente ans de réclusion criminelle.
— Trente ans ! Je me suis peut-être emballé… Trouve-moi la liste des jurés.
— Tenez, je crois que c’est ça. Vous avez également les trois juges. Bizarre, on cite l’avocat général Delfosse mais pas d’avocat de la défense.
— Pélissier, Verdier, Pillet, Vimain, Darsonval, Lapierre, Darmontaz, ils y sont tous sauf deux : Boyer Mauricette et Flament Hippolyte. Tu as les adresses ici, trouve leur téléphone et contacte-les tout de suite, ça urge. Moi, j’appelle le palais de justice.
— Allô ! Capitaine Pricaz à l’appareil. Madame, j’ai besoin d’avoir immédiatement les adresses et les téléphones des juges Ducret, Gauchard et Bernard.
— Nous ne donnons jamais ce genre de renseignement par téléphone.
Pricaz hurla :
— C’est une question de vie ou de mort, madame, les adresses, vite !
— D’abord, qui me dit que vous êtes effectivement un policier. Je ne vous ai vu qu’au téléphone, moi.
— Écoutez, rappelez immédiatement l’hôtel de police, demandez-moi.
Pricaz claqua le combiné sur son socle. L’appareil sonna presque immédiatement.
— Pricaz !
— Excusez, capitaine, mais j’applique les consignes. Que désirez-vous exactement ?
— Les adresses des juges Ducret, Gauchard et Bernard.
— Les juges Ducret et Gaujard sont morts depuis deux ans. Le juge Bernard habite place de Verdun au numéro 8.
— Son téléphone ?
— Heu ! Je ne l’ai pas là. Il faut que je cherche…
— Pas le temps, fit Pricaz en raccrochant.
— Brigadier, prenez deux hommes avec vous. On fonce place de Verdun. Dussollier, dès que tu possèdes les renseignements que tu cherches, tu me rejoins.
À l’entrée de l’immeuble, les policiers croisèrent un homme qui en sortait.
— Le juge Bernard, quel étage ?
— Je n’habite pas ici.
— Madame ! Madame ! Le juge Bernard ?
— Cinquième gauche.
— Vous deux, par l’escalier. Bloquez toute personne descendante. Vous, avec moi par l’ascenseur.
Au cinquième, Pricaz maintint enfoncé le bouton de la sonnette. Sans réponse, il actionna la désuète poignée centrale de la porte. Celle-ci n’était pas verrouillée. « Pas bon signe » pensa le policier. Le grand appartement aux plafonds à rosaces sentait le luxe suranné. Le commissaire passa rapidement dans le hall, pénétra dans le séjour parqueté et lambrissé : personne. C’est dans le bureau attenant qu’il trouva le magistrat, allongé sur le flanc, une ancienne épée de guerre enfoncée dans le corps. Les yeux grands ouverts de la victime semblaient fixer un mur sur lequel le temps avait décalqué la forme de l’arme. Les dimensions de la flaque de sang qui maculait le tapis ne laissaient aucun espoir.
Quand le lieutenant arriva, Pricaz l’interrogea du regard.
— Mauricette Boyer et Hyppolite Flament : décédés tous les deux, il y a plusieurs années.
D’un mouvement du menton, Pricaz désigna le cadavre du magistrat.
— Trop tard ! Occupe-toi de la suite, Dussollier. Tu peux prendre ton temps, il n’y aura plus de crime maintenant.
Par moments, je me sens vraiment très fatigué…
— Une simple question, capitaine, pourquoi une épée pour tuer le juge ?
— L’épée, c’est, avec la balance, le symbole de la justice, mon vieux. C’est, pourrait-on dire, une sorte d’attribut professionnel moral.