39. Mise au point.
— Allô Jean ? C’est moi Guy.
— Ah ! C’est toi…
— Tout s’est passé comme prévu. Comme tu l’avais dit, j’ai obtenu une permission pour la Toussaint. Alors, et toi ?
— Oh, moi…
— Ça n’a pas l’air d’aller ! Tu te sens bien, tu n’es pas malade ?
— Je suis las.
— Où es-tu ? On pourrait se retrouver, faire une bonne bouffe, tiens, une fondue, comme au bon vieux temps.
— Le bon vieux temps est mort, Guy.
— Je t’appelle depuis une cabine dans la gare de Méry. J’ai un train pour Lyon dans une demi-heure. Fixe toi-même le rendez-vous. Grenoble ? Annecy ? Où es-tu ?
— Je suis à Pont de Claix. Écoute Guy, je pense que ce serait beaucoup mieux pour nous deux qu’on ne se rencontre pas.
— Mais Jean, il faut qu’on se voie, on a beaucoup de choses à régler : l’argent, le meublé, la voiture, le téléphone, les papiers, que sais-je ? Et puis ça me ferait plaisir de te voir, de te raconter…
— Qu’est-ce que tu veux me raconter, la prison ? Je connais par cœur. Aurais-tu quelque chose d’autre à me dire ?
— Heu… non, rien de particulier sinon qu’il faut qu’on règle les comptes.
— Régler les comptes, c’est ça ! Bon, alors écoute Guy, je vais tout te régler par téléphone et crois-moi, cela vaut beaucoup mieux ! Le meublé de Pont de Claix, je n’y retournerai pas. Il est à ton nom, c’est ton problème. La voiture, elle sera garée dans le parking de la gare de Grenoble ; toutes les portes seront fermées sauf celle du coffre ; la clé sera sous le tapis, celle de l’appartement dans la boite à gants avec le téléphone portable. Ça te va ?
— Heu… Et l’argent ?
— Ah oui, l’argent de l’héritage. Tu as peur que je te vole ?
— Mais non, Jean, qu’est-ce que tu vas imaginer…
— J’ai l’imagination qui travaille beaucoup depuis quelque temps. L’argent de papa, le notaire l’a viré, il est sur le compte, je n’y ai pas touché. Le carnet de chèques est à l’appartement, dans le tiroir de la table de la cuisine, avec les autres papiers. Voilà, c’est tout, tu es libre et riche. Profite bien de ta liberté, on ne sait jamais ce que l’avenir réserve !
— Tu es sûr que ça va bien Jean ?
— Et toi, comment va ta cheville ? Tu boîtes toujours ?
— Un petit peu en ce moment, c’est l’humidité sûrement.
— Alors tu vas retourner à la Réunion cultiver des ananas ?
— Oui, dans une dizaine de jours, je compte m’envoler pour Saint Denis de la Réunion. Le temps de tout liquider ici.
— Oui, on a toujours des choses à liquider avant de changer de vie…
— Tu n’as pas de regret de cet argent que tu me donnes ?
— Écoute-moi bien Guy, mon seul regret, c’est d’avoir fait dix-neuf ans de prison pour un crime que je n’ai pas commis, alors que le véritable assassin court toujours ! Et toi, as-tu des regrets ?
— Pourquoi me demandes-tu ça ? Des regrets, oui, je regrette ta situation, mais je n’y peux rien hélas.
— Alors, si même toi tu n’y peux rien, adieu Guy !
Une onde de colère passa dans le cœur de l’ancien instituteur. Il appuya sur la touche stop du mobile qu’il lança à travers la pièce. Puis il se ravisa, récupéra l’appareil et commença un ménage méticuleux de tout le petit appartement.

— Cette permission s’est bien passée, Durieu ?
— C’était la permission des morts, monsieur le directeur.
— Que voulez-vous dire ?
— Je suis allé mettre des fleurs sur la tombe de mes parents.
— Votre père est enterré à quel endroit ?
— Avec ma mère, à Annecy, au cimetière de Loverchy.
— Votre voix a retrouvé son timbre, Durieu. Vous aviez un peu mal à la gorge ces temps derniers, non ?
— Cela va mieux maintenant. L’air de la montagne, sûrement…
— Alors vous allez reprendre votre petite chanson, Durieu ?
— Pardonnez-moi, monsieur le directeur, je chante ?
— Mais oui, Durieu, vous êtes tout de temps en train de fredonner le même petit air, une chanson enfantine, pas désagréable d’ailleurs.
— Je vous prie de m’en excuser, monsieur le directeur, je n’en avais pas conscience.
— Voulez-vous demander une autre permission ? Pour les fêtes, non ?
— Merci, monsieur le directeur, mais passer les fêtes tout seul…
— Comme vous voudrez Durieu. Vous trouverez du travail sur votre table. Quelques imprimés à remplir, c’est urgent !
— Je m’y mets tout de suite, monsieur le directeur.

— Tu vois Dussollier, ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette affaire, c’est qu’on a neuf crimes, tous signés, tous du fait du même homme. On a l’identité de l’homme, son mobile et pourtant, ce n’est pas possible. L’homme est en prison. Il ne peut pas avoir un meilleur alibi.
— Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Je vais aller lui rendre visite.
— Je vous accompagne ?
— Non. Toi, tu vas fignoler les détails de l’enquête et commencer à rédiger le rapport.
— Charmant !
— Que veux-tu, tu n’es encore que lieutenant mon vieux ! fit Pricaz en riant.

— Pricaz, officier de police à Grenoble, monsieur le directeur. Je désire m’entretenir avec un de vos prisonniers.
— À votre disposition. Désirez-vous utiliser le parloir ? Un autre local ? De qui s’agit-il ? Je vous l’envoie chercher.
— Du nommé Jean Durieu, emprisonné en 1978 pour crime pédophile.
— Un prisonnier exemplaire, capitaine. Il va très certainement bénéficier d’une importante remise de peine. Je crois que ça peut être un exemple de réinsertion.
— A-t-il bénéficié d’une permission le mois dernier ?
— Oui, il vient de bénéficier de deux jours de sortie pour la Toussaint. Il aurait oublié de pointer pendant sa permission ? Je n’ai pas encore vérifié…
— Ce n’est pas pour ça. A-t-il eu la possibilité de sortir de cette prison pendant le mois d’octobre ?
— Pendant tout le mois d’octobre, il était là. Pourquoi désirez-vous le voir ?
— À propos d’horribles faits divers qui ont eu lieu dans la région de Grenoble le mois dernier. Des assassinats en rapport direct avec son procès.
— Vous pouvez lui parler tout de suite, capitaine. C’est lui que vous avez vu dans l’antichambre de mon bureau. Il se réhabilite en exécutant quelques travaux de secrétariat. Très compétent. Tenez, quelques exemples de son travail, très belle écriture. Une écriture d’instituteur !
— En effet, écriture soignée, originale avec ces petits ronds à la place des points sur les i.
— Vous pouvez utiliser mon bureau pour l’interroger si vous le désirez. Voulez-vous que je vous laisse seuls.
— Pas du tout, monsieur le directeur, vous pouvez rester. Vous êtes ici chez vous.
— C’est une façon de parler.
Le directeur appuya sur le bouton demandant l’entrée.
— Durieu. Le capitaine Pricaz désire vous parler.
— Bonjour monsieur.
— Ne nous sommes-nous pas déjà vu ?
— Je ne sais pas monsieur.
— Durieu, j’ai lu toutes les minutes de votre procès. Vous avez toujours nié être l’auteur du crime qu’on vous reprochait ?
— L’erreur judiciaire existe monsieur, je l’ai rencontrée.
— Pourquoi n’avez-vous jamais tenté de faire réviser votre procès puisque vous vous dites toujours innocent ?
— Vous savez certainement mieux que moi que pour obtenir une révision, il faut présenter à la justice un fait nouveau et déterminant. Quand on est au fond d’une prison, pour le pas dire au fond du trou, c’est bien difficile d’enquêter. N’y voyez pas offense, monsieur le directeur.
— Vous souvenez-vous de votre procès, Durieu ?
— Comme d’un lointain cauchemar ! J’en ai rêvé pendant des années, mais maintenant qu’on me laisse espérer une libération anticipée, j’ai tiré un trait sur le passé.
— N’en voulez-vous pas à ceux qui vous ont amené ici ?
— Oui, je leur en veux. Tout ce que j’espère c’est qu’un jour mon innocence soit reconnue et alors, ce sera à leur tour de faire des cauchemars. Mais celui à qui j’en veux le plus, c’est à l’assassin de ma petite Marie.
— Tous ceux qui vous ont amené ici, juges, procureur et jurés ne risquent plus de faire des cauchemars, Durieu. Ils sont tous morts ! Ne le saviez-vous pas ?
— J’ai résilié mon abonnement au « Dauphiné Libéré » il y a dix-neuf ans, je ne suis plus bien au courant de l’actualité. Comment sont-ils morts ?
— Tous ceux qui ne sont pas décédés de leur mort naturelle ont été assassinés, Durieu.
— Une vengeance, monsieur ?
— C’est fort possible ! Vous n’avez rien à me dire à ce sujet ?
— Si ! Dieu existerait-il ?
— Durieu, je vous en prie ! intervint le directeur.
— Vous n’avez vraiment aucune idée du pourquoi de tout cela ?
— Vous désirez que j’enquête à votre place, monsieur le policier ? fit Durieu avec une ombre de sourire ironique. Peut-être y a-t-il eu d’autres procès lors de cette session d’assises ; je ne sais pas, moi… Faites votre métier !
— Il paraît que vous risquez d’être bientôt remis en liberté…
— Vous pensez que c’est un risque ?
— Où comptez-vous vous retirer ?
— Mon pays, c’est la Savoie, mais pourrais-je un jour y marcher la tête haute ? Le regard des autres, c’est important dans le retour à la vie sociale. Si je n’ai pas d’assignation à résidence particulière, j’essaierai de trouver un petit travail de secrétariat à Gap ou à Briançon, à la montagne en tout cas. Elle m’a tellement manqué. Autre chose, monsieur ?
— C’est tout, pour l’instant, Durieu.
— C’est tout définitivement, monsieur. Je vais attendre calmement ma libération et tenter de débuter une nouvelle vie. Je peux retourner à mon travail, monsieur le directeur ?
De l’œil, le directeur interrogea le policier.
— Allez-y.