5. Arrestation
— Entrez, les enfants.
Monsieur Durieu n’eut pas besoin de réclamer le calme. L’atroce nouvelle avait déjà fait le tour du village et des hameaux. Les yeux rougis des élèves présents trahissaient les pleurs de la veille. Les soupirs, les sanglots mal réprimés ajoutaient à l’émotion de l’instituteur qui eut du mal à prononcer ses premières paroles. Les mots assourdis ne passaient pas le seuil de sa gorge contractée.
— Je crois que vous… que vous êtes tous au courant de ce qui s’est passé mardi soir. Il s’agit d’un drame horrible, épouvantable. Marie est… Marie a été… tuée par… par un homme… par un monstre plutôt. La gendarmerie de Valtonnex fait une enquête, elle cherche le coupable.
— Il faut l’attraper et lui couper la tête a dit mon père, lança Benoît Dumont. Et moi je suis d’accord avec lui !
— Oui Benoît, je comprends ta réaction. Seulement tu sais, je ne pense pas que tuer les assassins soit la meilleure façon de les punir. Mais tu as raison, il faut qu’il paye. J’espère qu’on va attraper cet être abominable et le mettre en prison jusqu’à la fin de ses jours.
Aujourd’hui nous n’allons pas faire classe. L’école est ouverte uniquement pour vous accueillir. En souvenir de votre amie, je vous demande de rester calmes… silencieux… Nous allons lui offrir notre travail et notre recueillement.
Les petits, par exemple, vous allez faire chacun un dessin pour votre camarade.
Parmi les moyens et les grands, ceux qui le veulent peuvent lui écrire un poème. Si certains préfèrent lire ils peuvent prendre un livre dans l’armoire bibliothèque. Oui, on peut aussi offrir une lecture. Vous savez comme Marie aimait les livres. Allez mes enfants.
Un inhabituel et pesant silence s’établit dans la classe, à peine troublé par le froissement des pages tournées, les grattements des crayons et stylos sur les feuilles de papier.
Dérogeant à son habitude de rester debout dans les travées, l’instituteur s’assit derrière le bureau magistral, coudes appuyés, front dans les mains, sur la chaise même où Marie…
De temps à autre un soupir, un reniflement rappelaient l’omniprésence du drame. L’instituteur lui aussi avait mal. Une douleur qui lui nouait la gorge et l’estomac jusqu’à la nausée. Une douleur semblable à celle qu’il avait ressenti le jour où Monique… Mais pourquoi pensait-il de nouveau à cette fille qui lui avait fait tant de mal ?
Quelques sanglots mal étouffés s’élevèrent non loin de la chaise vide de Marie. Véronique ne pouvait plus contenir sa peine. Monsieur Durieu se leva pour tenter de consoler celle qui venait de perdre sa meilleure amie. Son pied accrocha un sac en plastique sous le bureau mais il n’y prit pas garde. Il alla s’asseoir à côté de l’enfant, chuchota :
— On a tous beaucoup de chagrin, tu sais, Véronique.
Il voulut placer son bras sur les épaules qui tressautaient mais la fille se secoua pour éviter le contact.
— C’est avec moi qu’elle devait rentrer mardi, pas avec vous, vous comprenez ! Je veux retourner en arrière pour tout changer. Je veux que Marie ne soit pas morte. Je veux partir, je veux…
— Mais Véronique…
Quelques coups brefs frappés aux carreaux de la fenêtre coupèrent l’argumentation de l’instituteur. Les uniformes bleus des gendarmes se dessinaient en ombres chinoises sur les basses vitres en verre dépoli.
Monsieur Durieu sortit et referma la porte de la classe.
— Oui messieurs ? Que puis-je faire pour vous ? Ah ! Bonjour monsieur le maire. Enfin bonjour, c’est une façon de parler.
— Monsieur Durieu, ces messieurs désirent vous poser quelques questions.
— Je suis à leur disposition monsieur le maire, mais je dois garder mes élèves.
— Je vais vous remplacer, vous pouvez y aller.
— Bon, si vous prenez sur vous…
— Allons chez vous monsieur Durieu si vous voulez bien, fit l’adjudant en poussant l’instituteur vers l’escalier montant au logement de fonction.
— Je suis désolé mais je n’ai qu’une chaise et rien à vous proposer. Je n’ai pas pu faire de courses hier, dit l’enseignant d’un air entendu. L’adjudant Lesueur coupa d’un geste de la main :
— Nous ne sommes pas venus pour cela.
— Alors je vous écoute mon adjudant.
— Vous allez nous dire très exactement ce qui s’est passé ici mardi après-midi, monsieur Durieu.
— Mais il ne s’est rien passé d’autre que ce que je vous ai dit hier matin.
— Alors, répétez-nous ça, dans le détail.
— Bon si vous y tenez. L’après-midi avait commencé tout à fait normalement. J’ai d’abord fait une leçon d’analyse grammaticale, les fonctions de l’adjectif qualificatif si vous voulez tout savoir. Je peux vous montrer mon cahier-journal…
— Ensuite monsieur Durieu, ensuite…
— Ensuite, c’était trois heures un quart et donc la récréation. J’ai fait sortir les enfants.
— Et vous êtes sorti vous aussi pour les surveiller.
— Heu, pas précisément, j’ai ouvert une fenêtre et les ai surveillés d’ici tout en préparant la leçon de géographie sur les fleuves français. Vous comprenez, je n’ai qu’un tableau et ne peux pas tout préparer à l’avance, c’est la faute du…
— Peu importe à qui la faute. Que s’est-il passé dans la cour ?
— C’était presque la fin de la récréation, un peu avant quatre heures moins le quart je pense. Véronique, Véronique Magnin, est venue me dire que Marie était tombée et s’était fait mal. Je suis sorti, j’ai ramené l’élève et je l’ai soignée comme j’ai pu car avec le peu de matériel que la commune me donne…
— Bon, bon, après ?
— J’ai assuré le cours de géographie qui s’adressait à tout le monde, jusqu’à quatre heures vingt-cinq, puis je les ai fait chanter cinq minutes. Il était alors quatre heures et demie, c’était l’heure de la fin de la classe.
— Et vous avez libéré les élèves. Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’avais l’intention d’aller aux champignons. C’est le début de la saison des morilles vous comprenez. J’ai proposé à Marie de la raccompagner chez elle, c’était sur mon chemin.
— Ah ! Nous y voilà !
— Comment nous y voilà, qu’est-ce que cela veut dire ?
— Un témoin vous a vu faire monter la petite dans votre véhicule. Vous ne nous aviez pas dit cela, hier.
— J’ai voulu vous le dire, j’avais même commencé quand vous m’avez interrompu.
— Continuez.
— Donc j’ai raccompagné Marie avec ma voiture.
— Vous ne l’avez pas raccompagnée chez elle monsieur Durieu, vous mentez.
— Mais non je ne mens pas ! Je ne mens jamais ! Je l’ai laissée en route, c’est tout ! J’allais aux champignons vous ai-je dit !
— Baissez d’un ton monsieur Durieu. Nous menons une enquête officielle, ne l’oubliez pas. Où l’avez-vous laissée ?
— Mais près de la frênaie du Montcel.
— Là où la petite a été tuée monsieur Durieu.
— Mais vous êtes fous, vous ne pensez quand même pas que … mais c’est ridicule !
— Surveillez votre langage où je vous fais inculper pour outrage. Maréchal des logis, les moulages doivent être secs. Allez faire la comparaison.
— De quoi parlez-vous ?
— Nous avons trouvé des empreintes de pneus près de l’endroit du crime. Elles pourraient être celles de la voiture de l’assassin.
— Mais puisque je vous dis que je suis allé aux champignons dans le bois du Montcel, c’est normal qu’on trouve les empreintes des pneus de ma voiture ! L’endroit où je me suis garé était fortement boueux car il avait plu la veille.
L’adjudant Lesueur ouvrit la fenêtre de la cuisine qui donnait sur la cour et interpela son subordonné :
— Alors maréchal des logis ?
— Affirmatif mon adjudant. À première vue deux empreintes correspondent, même taille, même marque, usure identique.
— Mais enfin cela ne prouve absolument rien puisque je reconnais y être allé dans ce foutu bois.
— Vous reconnaissez avoir été dans ce bois au moment du crime ?
— Mais je ne connais pas l’heure du…
— Vous fumez monsieur Durieu ?
— Oh ! Si peu ! Deux cigarettes par jour. Une après la classe, l’autre en corrigeant les cahiers. Quel rapport ?
— Quelle marque ?
— Des « Lucky Strike. » C’est important ?
— C’est bien cette marque-là mon adjudant, fit le maréchal des logis qui venait de remonter.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire enfin ? Vous me soupçonnez d’être pour quelque chose dans la mort de ma meilleure élève. Mais j’aimais Marie, moi, c’était une gosse délicieuse, intelligente, jolie.
— Un peu trop jolie peut-être.
— Je ne vous permets pas d’insinuer…
- Vous n’avez rien à me permettre où à me refuser monsieur Durieu.
Trois coups furent frappés à la porte du logement, stoppant l’indignation du maître d’école.
— Entrez !
— Le rapport préliminaire du légiste, mon adjudant.
— Donnez.
Le gradé prit l’enveloppe de kraft jaune des mains du troisième gendarme qui venait d’arriver et en sortit une feuille dactylographiée.
— Merci, retournez à la permanence !
L’adjudant parcourut rapidement le feuillet.
— Voilà qui peut lever définitivement les doutes. Déshabillez-vous Durieu !
— Mais c’est insensé, je n’ai aucune raison de me dévêtir là, maintenant, devant vous. C’est de l’abus de pouvoir, je refuse tout net ! Et vous pouvez continuer à m’appeler monsieur, adjudant !
— Monsieur Durieu, ce refus ne plaide pas en votre faveur, vous le comprenez bien. Or j’ai dans ce rapport peut-être de quoi vous innocenter. La victime s’est défendue face à son agresseur, elle présente des débris de peau sous les ongles. Elle a dû griffer le cou ou le torse de son agresseur en se débattant.
— Oh ! Et puis je n’ai rien à me reprocher.
L’instituteur enleva sa blouse grise, son pull-over à col roulé, son tee-shirt et apparut torse nu devant les enquêteurs. Je continue ou ça vous suffit ?
— Qu’est-ce que vous avez là au bras gauche ? On dirait bien des traces de griffures.
— Je peux vous expliquer facilement. Ce sont en effet des griffures. Quand j’ai soigné Marie, je lui ai fait un peu mal et elle m’a griffé le bras, c’est tout simple.
— Elle a griffé celui qui la soignait, voyez-vous ça…
— Mais vous n’avez pas le droit d’agir ainsi. Je suis un honnête homme, responsable et respecté.
— Respecté, ce n’est pas l’avis de tout le monde ici. Et dans le cadre d’une enquête préliminaire, nous avons parfaitement le droit d’agir comme nous le faisons monsieur Durieu.
La voix du maire leur parvint de la cour de l’école, coupant la phrase du gendarme :
— Mon adjudant, mon adjudant, regardez ce que j’ai trouvé sous le bureau de la classe.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea le gradé en se penchant de nouveau à la fenêtre.
— Une poche en plastique avec un sous-vêtement déchiré et plein de sang. Une de ses camarades a reconnu le vêtement de Marie Montaz.
Durieu regarda avec effarement l’adjudant qui s’était retourné, masquant la fenêtre de sa forte corpulence, puis le brigadier qui venait de se placer devant la porte.
— Mais non ! Non ! Ce n’est pas du tout ce que vous croyez. Je peux tout expliquer. C’est quand j’ai…
— Vous portez les mêmes habits que mardi dernier ?
— Euh… non.
— Où sont-ils ?
— Dans une corbeille au fond du placard de ma chambre, pourquoi ?
— Allez les chercher, maréchal des logis ! On embarque tout.
— Mais ce n’est pas possible, c’est un cauchemar ! Puisque je vous dis que je peux tout expliquer !
— Y compris les traces de terre aux genoux de ce pantalon ? Vous allez nous suivre à la gendarmerie. Monsieur Durieu, je vous arrête pour le viol et le meurtre de Marie Montaz. Mettez-lui les menottes, maréchal des logis.
— Mais je vous jure que je n’ai rien fait. Je vous le jure sur ce que j’ai de plus sacré ! Je n’ai rien fait du tout. Ce n’est pas moi, il faut me croire, vous devez me croire…

     Devant les écoliers sidérés et le maire qui hochait la tête d’un air de mépris dégoûté, les gendarmes entraînèrent l’enseignant livide vers la voiture au gyrophare stationnée dans la cour de l’école. Au moment où le gendarme lui appuyait sur la tête pour le faire monter, l’instituteur se débattit, arracha son bras à la prise du brigadier, se retourna vers ses élèves :
— Je n’ai rien fait les enfants. Vous devez me croire ! C’est un malentendu, un horrible malentendu, mais je vais m’expliquer, je vais bientôt revenir les enfants !
Une dizaine de personnes s’étaient amassées devant le café-épicerie, assistaient à la scène. Un cri fusa :
« Salaud ! »