6. La maison d'arrêt de Varces
      Jean Durieu, assis derrière la table de formica beige du parloir des avocats, attendait, concentré, immobile, tête baissée, sous l’œil froid d’un gardien debout près de la porte. Les muscles de ses mâchoires serrées se contractant rythmiquement dénonçaient la tension qui l’habitait.
Le juge Bernard entra d’un pas décidé dans la petite salle grise et froide. L’instituteur se leva et esquissa un geste machinal pour tendre la main mais se ravisa devant l’air glacé du magistrat.
— Bonjour Durieu, je suis le juge Bernard.
— Vous venez me signifier ma libération ? Non ? Alors vous pouvez garder votre bonjour. Voici près de six mois que je croupis en cellule alors que je n’ai rien fait. Il n’y a pas de bons jours en prison.
— Gardien, laissez-nous seuls je vous prie. Asseyez-vous Durieu et écoutez bien. Je vais présider la prochaine session des assises de l’Isère au cours de laquelle vous allez passer en jugement. Nous sommes le 4 septembre, le début de votre procès est fixé au mardi 19 septembre.
— Pourquoi l’Isère ? Je suis instituteur en Haute-Savoie.
— Étant donné la teneur des faits qui vous sont reprochés et la très forte émotion qui prévaut encore dans votre département, le juge d’instruction a transmis votre dossier au parquet de l’Isère. C’est une procédure admise en pareil cas. Voilà pourquoi vous avez été transféré de la maison d’arrêt de Bonneville à celle de Varces. Durieu, j’ai examiné attentivement votre dossier et je n’ai pas trouvé trace du nom de votre défenseur.
— Je n’ai pas choisi d’avocat.
— Dans ce cas, je vais vous en commettre un d’office.
— Je suis innocent et je n’ai pas besoin d’avocat !
— Écoutez Durieu, selon toute vraisemblance, vous ne connaissez pas grand-chose au droit pénal, au code de procédure. Il faut quelqu’un pour vous assister…
— Je vous répète que je ne veux pas d’avocat. Je n’ai besoin de personne pour dire la vérité.
— Vous savez que si vous êtes reconnu coupable, vous risquez la peine de mort, la guillotine, Durieu !
— Comment pourrais-je être condamné puisque je suis innocent ?
— Donc vous persistez à vous déclarer non coupable de viol et de meurtre sur la personne de Marie Montaz ?
— Je suis innocent ! IN–NO-CENT !
— Écoutez-moi bien Durieu : que vous soyez innocent ou coupable, il ne reste que quinze jours avant le début de votre procès. N’importe quel professionnel vous dirait que c’est peu, beaucoup trop peu pour établir une défense, alors soyez raisonnable… Vous avez droit à une assistance !
— Et aussi le droit de la refuser !
— C’est votre dernier mot ?
— Non. Comme je serai mon propre défenseur, je demande qu’on me communique les pièces du dossier d’accusation que j’ai le droit de consulter. Ainsi que la liste des témoins convoqués. Je désire aussi avoir accès à la bibliothèque de la prison avec la possibilité de consulter tout ouvrage qui me semblerait utile.
— Pour la bibliothèque, il n’y aura pas de problème, je laisserai des instructions au directeur. Au sujet des témoins maintenant, vous devez savoir que le ministère public convoque qui lui bon lui semble et la défense également. Si vous persistez dans votre idée de refuser un avocat, il vous appartiendra de faire citer les personnes que vous souhaitez voir à la barre et ce sera à vous de les interroger en premier. En conséquence, je dois avoir les noms, adresses et qualités de vos témoins et ce, suffisamment tôt pour les convoquer. Quant aux pièces du dossier, vous pouvez en avoir des photocopies. Mais vous savez que leur divulgation à des tiers est rigoureusement interdite.
— À qui pourrai-je les divulguer ! Je vous signale que je suis en prison !
— Le directeur de la maison d’arrêt de Bonneville a bien transmis votre demande de mise en liberté provisoire mais étant donnée la nature des charges qui pèsent contre vous, il n’a pas été possible de vous l’accorder, c’est pourquoi une dernière fois je vous recommande de vous faire assister par un défenseur…
— N’y revenons pas. Il me faut aussi la liste des douze jurés.
— Le jury est de douze membres mais le nombre de jurés est de neuf, Durieu. Vous voyez bien que vous avez besoin d’assistance ! Le juge, donc moi-même, et mes deux assesseurs sommes de droit membres du jury. De plus, je ne peux pas vous en donner la liste car ces neuf noms sont tirés au sort au début du procès dans une liste de trente-cinq personnes. Je vous signale que le ministère public - l’avocat général si vous préférez - a le droit d’en récuser quatre et la défense cinq.
— Alors je veux la liste des trente-cinq noms.
- Bon, vous l’aurez. En cas de besoin, vous pouvez me contacter par lettre confidentielle adressée à mon nom au greffe du tribunal de Grenoble : juge Michel Bernard. S’il y a urgence, par exemple si vous décidez de prendre un défenseur, faites-moi contacter par le directeur de la maison d’arrêt. Je vous rappelle que votre procès est fixé au mardi 19 septembre, prenez très vite les bonnes décisions ! Au revoir Durieu.