7. Tribunal 1ère séance
      Assisté des juges Gauchard et Ducret, le juge Bernard, président de la session des Assises de l’Isère, ouvrit le dossier placé devant lui.
— Nous allons procéder au tirage au sort du jury. Greffier ?
— Monsieur Pélissier Michel, agriculteur à Morette… Madame Verdier Sylvie, responsable de SPA à Renage… Monsieur Pilet Maxime, employé aux pompes funèbres dauphinoises de Grenoble… Madame Berthet Françoise, professeur de mathématiques à Échirolles…
— Récusée ! dit l’avocat général Delfosse.
— Puis-je savoir pourquoi ? s’enquit Durieu.
— Pas de commentaires, répondit le procureur sans lever le nez de ses dossiers.
— Un professeur serait-il mauvais juge ? ironisa l’accusé.
— Durieu, vous n’avez pas à contester la décision de monsieur le procureur et je vous prie de respecter les membres de ce tribunal, intervint le juge Bernard.
L’instituteur se leva brutalement tandis que ses pommettes rougissaient de colère. Il écarta du bras la main du gendarme qui tentait de le contrôler.
— MONSIEUR Durieu, monsieur le juge ! articula-t-il d’une voix décidée. Je suis MONSIEUR Durieu, instituteur à Marcilly en Haute-Savoie. J’ai droit au respect moi aussi. J’exige donc qu’on m’appelle MONSIEUR !
Le juge fit un petit geste excédé de la main.
— Greffier, continuez.
— Monsieur Guénard Yann, conseiller en droit à…
— Récusé ! dit Durieu en fixant l’avocat général.
— Ce n’est pas un jeu monsieur Durieu, dit sévèrement le juge.
— Ré-cu-sé ! articula l’instituteur en se tournant vers le magistrat et en soutenant son regard.
— Monsieur Vilmain Pierre, docteur en médecine à Echirolles… Madame Sondaz Marie, sans profession…
— Récusée ! fit encore Durieu.
— J’espère pour vous que vous avez de bonnes raisons d’agir ainsi, monsieur Durieu.
— Mes raisons valent bien celles de ce…, du procureur !
— Greffier, continuez.
— Monsieur Flament Hyppolite, retraité des postes, demeurant à Domène… Madame Boyer Mauricette, vendeuse à Grenoble… Monsieur Darsonval René, colonel en retraite demeurant à Montbonnot… Monsieur Lapierre Daniel, agent de maintenance en usine à Basse-Jarie… Monsieur Darmontaz Yves, boucher à Grenoble. Suppléants : madame Morant Germaine, sans profession, demeurant à Domène … et enfin monsieur Pochat Jean-Marie, commercial, demeurant à Monestier de Clermont.
— Bien, fit le juge Bernard, les personnes pressenties dont le nom n’a pas été tiré au sort peuvent à leur choix partir ou assister à la session. Je rappelle qu’on ne peut ni filmer, ni enregistrer les débats, ni prendre de photos, ni manifester d’aucune manière que ce soit.
Le jury étant constitué, il va prêter serment :
« Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre monsieur Jean Durieu, de ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. »
Le procès peut commencer. Je rappelle aux jurés qu’ils ont à tout moment la possibilité de poser des questions à l’accusé et aux témoins. Greffier, lisez l’arrêté de renvoi devant cette cour d’assises….

— Vous vous appelez Durieu Jean. Vous êtes né à Rumilly en Haute-Savoie le 15 janvier 1950, de Durieu Emile et de Juliette née Mansard, est-ce exact ?
— C’est cela.
— Quelles étaient les professions de vos parents ?
— Monsieur le juge, cette question ne peut en aucun cas éclairer les débats et mes parents n’ont rien à voir dans cette affaire. Cependant je vais vous répondre sur ce point pour prouver ma bonne volonté. Mon père est employé de banque et ma mère est décédée quand j’avais onze ans, elle était sans profession. Voilà monsieur le juge, mon identité étant établie je souhaite qu’on ne revienne pas sur ce chapitre.
— Vous n’avez pas à dicter votre loi au tribunal monsieur Durieu. N’oubliez pas qu’en tant que personne ayant autorité, vous êtes accusé du plus grave des crimes : viol et assassinat sur la personne d’une de vos élèves. Vous êtes passible de la peine de mort, monsieur Durieu, ne l’oubliez pas !
— J’ai déjà fait six mois de prison, monsieur le juge et pourtant ne suis coupable de rien ! Je suis innocent, innocent vous comprenez…
— Neuf personnes sur dix qui passent dans ce tribunal se disent innocentes. La meilleure façon d’établir votre non-culpabilité est de répondre aux questions. Avez-vous des frères et sœurs ?
L’instituteur croisa lentement les bras sur sa poitrine et, sans mot dire, se mit à fixer le juge Bernard droit dans les yeux.
— Vous ne voulez pas répondre ? Soit ! Vous avez fait vos études secondaires au lycée Berthollet d’Annecy avant d’entrer à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres, c’est bien cela ?
— C’est exact.
— En juillet 1972, à la fin de vos études, vous êtes nommé instituteur à l’école primaire de Marcilly mais vous ne prenez pas votre poste, pourquoi ?
Durieu décroisa les bras et s’appuya des deux mains sur la tablette d’appui située devant son banc. Il articula d’une voix calme et assurée :
— Parce que j’avais à faire mon service militaire. Je ne voulais pas désorganiser une année scolaire et perturber les élèves de Marcilly par un départ intempestif sous les drapeaux. J’ai écrit aux autorités de la région militaire qui ont accepté d’avancer la date de mon appel.
— Vous faites donc votre année de service à la caserne des chasseurs alpins de… de…
— de Modane !
— de Modane. Oui, monsieur le septième juré ? Vous voulez poser une question à l’accusé ?
— Non monsieur le juge, j’approuvais simplement la démarche du prévenu et la valeur de son régiment.
— Je vous rappelle monsieur le septième juré que, si vous pouvez poser des questions à l’accusé, vous ne pouvez en aucun cas manifester ni approbation ni désapprobation.
— Je prie la Cour de m’excuser.
— Donc en septembre 1973 vous intégrez votre poste à Marcilly. Ce poste, vous l’aviez demandé ou vous a-t-il été affecté autoritairement ?
— Je l’ai demandé.
— Aviez-vous une raison particulière pour cela ?
— Parce qu’il était vacant, parce que je voulais enseigner en classe unique, parce que j’aime la campagne.
— Connaissiez-vous quelqu’un dans le village auparavant ?
— Je n’avais jamais mis les pieds à Marcilly.
— Qu’a pensé votre famille de cette décision ?
— …
— Vous enseignez donc à Marcilly depuis plus de quatre ans. Vous entendiez-vous bien avec les gens du village ?
— Je m’entends bien avec mes élèves, monsieur le juge, c’est à mes yeux le plus important.
— Cela veut-il dire qu’avec les adultes cela n’allait pas ?
— Cela ne veut absolument pas dire ça ; simplement je ne vais pas spontanément vers les gens, c’est dans mon caractère. J’essaie cependant d’être correct avec tout le monde.
— Vous avez vingt-huit ans et vous n’êtes pas marié, vous n’y avez jamais songé ?
— Pour se marier, il faut être deux.
— Certes… Vous voulez poser une question monsieur l’avocat général ?
— Oui monsieur le juge. Durieu…
— MONSIEUR Durieu, je vous prie !
— Vous n’êtes pas en position de dicter votre volonté, Durieu.
Vous venez de dire que vous n’aviez pas encore trouvé de femme vous convenant… vous n’êtes pas attiré par les femmes ?
— …
— Répondez au procureur, monsieur Durieu.
— C’est à vous que je réponds, monsieur le juge. Je suis un homme parfaitement normal, enfin disons conforme aux lois de la nature. Non, je ne suis pas pédéraste comme le sous-entend cet homme…
— Cet homme, comme vous dites, monsieur Durieu, est le représentant de la société qui vous accuse et vous devez lui témoigner du respect, au moins dans vos paroles !
— Et moi, monsieur le juge, je suis un innocent dont on est en train de salir la réputation et de briser la carrière, donc la vie ! De plus, étant mon propre avocat, j’exige que l’on me porte le respect qu’on porterait à mon défenseur si j’en avais un.
— Vous avez effectivement refusé l’assistance d’un avocat, pouvez-vous expliquer pourquoi aux jurés ?
— Pourquoi ai-je refusé ? Parce que je suis totalement innocent des faits dont on m’accuse et que, quand il s’agit de dire la vérité, je n’ai besoin de personne.
— Oui, monsieur le premier juré ?
— A le droit ?
— Que voulez-vous dire exactement ?
— Est-ce que le… le prévenu a le droit de refuser un défenseur ?
— C’est parfaitement son droit, même si ce n’est pas le meilleur moyen d’assurer sa défense. Est-ce tout ? Bien, continuons. Si je comprends bien le sens de la question de l’avocat général, monsieur Durieu, comment un homme jeune et en pleine santé comme vous peut-il concilier les pulsions naturelles d’un l’adulte avec la solitude ?
— Je n’ai besoin de personne…
— Je vois… Voulez-vous savoir autre chose monsieur l’avocat général ?
— Pas pour l’instant, monsieur le juge.
— Revenons à vos relations. Vous avez dit que vous vous entendiez bien sinon avec les habitants du village, du moins avec vos élèves, précisez-nous ceci.
— Oh ! Je n’étais fâché avec personne, simplement, le maire, l’épicière et tous ceux qu’ils influencent ne m’appréciaient pas trop.
— Pourquoi ?
— Le maire, parce que j’avais refusé de tenir le secrétariat de mairie et l’épicière parce que je me servais au supermarché de la ville plus que chez elle. Maintenant, je n’étais réellement fâché avec personne et tout le monde répondait à mon bonjour. Mes élèves, eux, me donnaient beaucoup de satisfactions et tous ceux de mon école qui vont au collège n’ont aucun mal à suivre le programme de sixième et obtiennent de bons résultats. Cette année, je comptais beaucoup sur… sur… Marie et…. La voix de l’enseignant se brisa un instant. Excusez-moi, monsieur le juge.
— Venons-en à ce jour du 21 mars de cette année. Racontez à la cour le déroulement de la journée.
— De mon fait, il n’y a pas grand-chose à en dire. Ce fut une journée parfaitement normale jusqu’à la récréation de l’après-midi.
— Que s’est-il passé lors de cette récréation ?
— Et bien j’étais en train de dessiner une carte de France sur l’unique tableau dont je dispose…
L’avocat général se leva comme propulsé par ressort :
— Vous n’étiez pas dans la cour en train de surveiller vos élèves comme le prévoit le code à l’usage des instituteurs ?
— Répondez monsieur Durieu, pourquoi n’étiez-vous pas dehors avec les enfants ?
— J’aurais voulu vous y voir, monsieur le juge. Dans une classe unique, la préparation des tableaux a une importance énorme. Quand on a trois sections à mener de front, il faut au moins trois tableaux qu’on prépare la veille. Cela fait quatre ans que je réclame une nouvelle dotation, mais rien ne vient ! Le maire traîne les pieds. Voilà pourquoi au lieu de surveiller tranquillement la récréation et de profiter moi aussi d’un instant de détente, j’étais obligé de rester dans ma salle de classe à préparer la leçon suivante sur mon unique tableau ! Mais les élèves n’étaient pas livrés à eux-mêmes, j’avais ouvert la fenêtre et je les surveillais avec d’autant plus d’attention.
— Continuez, monsieur Durieu, que s’est-il passé pendant le temps de cette récréation ?
— La porte de la salle de classe s’est ouverte brusquement et une élève du cours moyen, amie de Marie, est venue me prévenir que celle-ci était tombée. Il faut dire que, comme il avait plu la veille, le sol en terre de la cour était glissant. Je suis sorti, j’ai ramené Marie dans la classe et l’ai soignée avec la petite pharmacie de secours dont je disposais. J’ai désinfecté son écorchure à l’alcool à 90° puisque je n’avais plus d’eau oxygénée.
— Ensuite ?
— J’ai sifflé la fin de la récréation, les élèves sont tous rentrés et j’ai fait mon cours de géographie. Ensuite, on a chanté, puis je les ai libérés. Il était quatre heures et demie. Après la classe, j’avais projeté d’aller aux champignons dans le bois du Montcel. Ce bois se situe sur la route du Villard ou habite la famille Montaz. J’ai donc proposé à Marie, qui avait encore un peu mal, de la raccompagner en voiture. Elle a accepté et voilà, c’est tout.
Le juge Bernard compulsa les documents placés devant lui.
— Voyons, j’ai là le procès-verbal de l’audition d’une de vos élèves. Celle-ci affirme que Marie Montaz a refusé de partir avec vous. Vous l’avez obligée ?
— Mais c’est faux ! Qui est cette élève ?
— Il s’agit de… le juge rehaussa ses lunettes sur son nez : Véronique Magnin. Vous maintenez qu’elle a menti ?
— Véronique Magnin… J’ai compris ! Non, elle n’a pas menti, simplement Marie a refusé par politesse, comme on le fait toujours dans notre région. Vous savez, ou peut-être ne le savez-vous pas, en Savoie, chaque invitation s’accompagne toujours d’un rituel de multiples refus avant d’être finalement acceptée. En cela, les enfants imitent souvent les grands, c’est pourquoi j’ai insisté. Véronique était l’amie de Marie et elles avaient l’habitude de rentrer ensemble. J’aurai dû lui proposer également de monter dans ma voiture.
— Admettons, ensuite ?
— J’ai laissé Marie au niveau du bois. Elle n’était plus qu’à un kilomètre de chez elle.
— Vous avez ramassé des champignons puis vous êtes rentré chez vous, c’est bien cela ?
— Je n’ai pas trouvé de morilles, il faisait trop sombre.
— Trop sombre à quatre heures et demie, disons peut-être cinq heures de l’après-midi ! Un vingt et un mars !
— Non, bien sûr. En fait je n’ai pas cherché tout de suite. Je me suis aperçu que j’avais oublié mes bottes.
— Vous aviez projeté d’aller aux champignons et vous oubliez vos bottes ! Comme c’est logique ! Vous aviez autre chose en tête me semble-t-il… persifla le procureur Delfosse.
— Pas du tout ! Vous cherchez tout de suite l’explication qui m’est la plus défavorable ! La vérité c’est que d’habitude, pendant la saison des champignons, mes bottes restent en permanence dans le coffre de ma voiture. Mais il s’agissait de ma première sortie de l’année et je n’ai pas pensé qu’elles étaient restées dans un placard de mon logement.
— Continuez, monsieur Durieu, apaisa le juge.
— Comme je ne voulais pas prendre le risque de marcher dans ce bois humide et vallonné avec des chaussures de ville, je suis donc revenu à l’école pour les prendre, puis je suis retourné au Montcel.
— J’ai devant les yeux le témoignage de deux autres élèves qui, effectivement, vous ont vu revenir. Je lis « il était cinq heures, monsieur Durieu est arrivé en voiture. Il roulait vite et il avait l’air très énervé, il nous a même - je cite - engueulés… »
— Ça, c’est Benoît et Damien. Oui je les ai houspillés parce qu’ils traînaient dans la rue au lieu de rentrer chez eux apprendre leurs leçons. Et je roulais vite car je voulais arriver au Montcel avant la nuit pour trouver des champignons. Quand je suis revenu dans le bois, il n’était pas loin de cinq heures et demie et là, malheureusement, il faisait un peu trop sombre pour trouver des morilles noires. Le noir se voit mal sur l’humus et les feuilles mortes. C’est déjà difficile en plein jour alors vous comprenez… Je n’ai pas insisté longtemps d’ailleurs.
— Quand vous étiez dans ce bois, vous n’avez rien vu ni rien entendu ?
— Rien du tout.
— Donc vous êtes rentré chez vous. Vous avez regagné votre domicile à quelle heure ?
— Six heures un quart, six heures et demie, peut-être.
— Pourquoi si tard alors que vous dites qu’à cinq heures et demie vous n’y voyiez plus assez ?
— Je n’avais plus de raison de me presser. Avant de rentrer, je me suis arrêté quelques minutes au niveau du hameau du Doucet pour admirer les lueurs du couchant sur les sommets.
— Est-ce que vous avez vu quelqu’un ? Est-ce que quelqu’un vous a vu ?
— Je n’ai vu personne, je ne sais pas si quelqu’un m’a vu.
— Continuez.
— De retour à l’école, j’ai garé ma voiture dans la cour puis je suis monté chez moi.
Je corrigeais les devoirs du jour sur les cahiers de mes élèves quand j’ai dû aller répondre au téléphone qui sonnait avec insistance, en bas, dans la salle de la mairie. Il était à peu près huit heures.
— Cela fait partie de vos attributions de répondre au téléphone de la mairie ?
— Non, pas du tout ; mais comme il n’y a personne d’autre dans le bâtiment à cette heure-là, je suis allé décrocher. C’était madame Montaz, la maman de Marie qui s’inquiétait.
— À huit heures, il y avait de quoi ! Qu’avez-vous fait alors ?
— J’ai pensé que Marie s’était arrêtée au Montcel, chez les Magnin, les parents de son amie Véronique. J’ai proposé à madame Montaz d’aller voir en voiture et c’est ce que j’ai fait. Comme la petite n’y était pas et que Véronique ne l’avait pas vue, je suis revenu à l’école. J’ai prévenu madame Montaz et j’ai appelé la gendarmerie.
— En effet, j’ai là le procès-verbal du sous-officier Laborie de permanence au Centre Opérationnel de la Gendarmerie. Celui-ci confirme un appel venant de Marcilly et annonçant la disparition d’une fillette. Il a prévenu immédiatement la brigade de gendarmerie de Valtonnex en Haute-Savoie qui a commencé les recherches sous les ordres de l’adjudant Lesueur Albert. Les recherches ont abouti, hélas, à l’aube du mercredi 22 mars. Le corps de Marie Montaz a été découvert par le maréchal des logis dans le bois appelé la frênaie du Montcel. La fillette était nue. Elle avait de toute évidence été forcée, violée puis étranglée comme en témoignent le sang sur les cuisses et les marques violacées autour du cou. Ce que l’autopsie a confirmé. Greffier, veuillez passer ces photos aux jurés. La vue de ces clichés est difficilement soutenable, mesdames et messieurs. Qu’y a-t-il monsieur Durieu ?
— Je désire également les consulter, j’en ai le droit.
Le procureur arrêta un instant de griffonner des notes. Il regarda l’accusé par-dessus ses demi-lunes :
— N’avez-vous pas déjà vu cette scène, Durieu ?
— Vous, je ne vous permets pas…
— Monsieur Durieu, maîtrisez-vous ou je vous fais immédiatement reconduire à votre cellule et le procès continuera sans vous !
— Juger un homme en dehors de sa présence et sans personne pour le défendre, bravo la justice !
— S’il n’y a personne pour vous défendre, ne vous en prenez qu’à vous, monsieur Durieu. Vous devez respecter ce tribunal et respecter aussi le ministère public. N’ajoutez pas l’outrage à magistrat aux lourdes charges qui pèsent contre vous.
— Ici comme à Marcilly, je respecte qui me respecte ! Je suis là contre mon gré, totalement innocent de ce qu’on me reproche et je suis maintenant à la limite de ce que je peux supporter…
— Greffier, donnez-un jeu de photos à l’accusé.
L’instituteur se leva et tendit le bras vers le greffier. Debout il regarda les épreuves une à une.
Puis ses mains se mirent à trembler, ses jambes se dérobèrent sous lui, il retomba lourdement sur son banc, demeura prostré quelques instants.
Des larmes perlèrent à ses yeux creusés par les épreuves. Il murmura : « Marie, ma petite Marie, tu le sais bien toi que ce n’est pas moi qui t’ai fait ça. Oh, si j’avais su…si j’avais su… »
Soudain son visage devint livide, un haut-le-cœur lui fit crisper les lèvres. Les photos lui échappèrent et se disséminèrent sur le sol du prétoire. Il n’eut que le temps de se détourner avant de renvoyer son petit déjeuner, éclaboussant les pieds de ses gardiens.
Un mouvement de houle anima la salle. Des voix s’élevèrent.
Un temps décontenancé, le juge Bernard se reprit et tapa quelques coups du plat de la main sur le long pupitre de bois doré.
— Mesdames et messieurs, étant donné les circonstances, j’ajourne la suite des débats à demain, neuf heures du matin. La séance est suspendue.