8. Tribunal 2ème séance
« Aux assises de Grenoble, l’accusé refuse d’être défendu… Durieu tient tête au juge… Suspension de séance… »
Le juge Bernard haussa les épaules et jeta le Dauphiné Libéré du jour sur le siège arrière de sa 504 Peugeot. « Ces journalistes, il leur faut toujours du sensationnel… Bon, allons-y ! »
Il inspira plusieurs fois profondément pour se remettre mentalement dans sa peau de magistrat avant de sortir de son véhicule, ferma soigneusement la portière à clé. Au moment où il s’engageait dans le passage du Palais de Justice une camionnette de la gendarmerie passa sur le quai Saint Jai. Le juge regarda sa montre et hâta le pas. Il s’engagea dans le couloir voûté d’ogives du palais de justice. En dépit du sordide des affaires dont il avait à s’occuper, il se sentait toujours fier de son travail, fier aussi d’officier dans ce magnifique bâtiment chargé d’histoire qui fut en son temps le siège du Parlement du Dauphiné.
Son esprit se fixa un instant sur la personnalité de l’accusé. « Drôle de bonhomme ! Et qui ne manque ni de courage ni de détermination. » Il eut un sourire en pensant à l’avocat général dont il appréciait peu les méthodes. Il s’était fait remettre à sa place par un simple instituteur de campagne. Cela allait sûrement lui rester en travers de la gorge et stimuler son éloquence et la véhémence de son réquisitoire. Pas de problème évidemment si Durieu était coupable, mais dans le cas contraire…
Était-ce vraiment lui le monstrueux assassin de la pauvre fillette, ou au contraire un homme sincère qui se débattait pour échapper à l’inexorable engrenage ? Était-il un pédophile, comédien cynique et calculateur retors, qui avait imaginé cet incroyable système de défense pour manipuler le jury, ou un idéaliste manichéen et quelque peu paranoïaque ?
Le magistrat, imité par ses deux assesseurs, ôta sa toque noire qu’il posa soigneusement à côté de lui, ouvrit l’épais dossier cartonné qu’il plaça sur le long bureau de bois doré et jeta un coup d’œil circulaire sur l’assemblée.
— La séance est ouverte, nous reprenons.
J’espère, Monsieur Durieu, qu’aujourd’hui vous allez vous montrer plus coopératif. Avez-vous quelque chose à déclarer avant l’audition des premiers témoins ?
— Je déclare comme hier et comme je le ferai toujours que je suis totalement innocent de tout ce dont on m’accuse. J’ajoute que l’auteur de ce crime abominable mérite un châtiment exemplaire mais pour cela monsieur le juge, il serait bon qu’on fasse quelque chose pour le rechercher !
— C’était le travail de l’instruction. Celui de cette cour est de se faire une intime conviction sur votre innocence ou votre culpabilité.
Mesdames et messieurs les jurés, vous avez en mémoire la version de l’accusé. Nous allons maintenant entendre les témoins.
J’appelle monsieur Labaume. Greffier, faites entrer.
Avancez jusqu’à la barre. Quels sont vos nom, prénom, âge et profession ?
— Je suis monsieur Labaume Marcel, 59 ans, cultivateur et maire de Marcilly en Haute Savoie.
— Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure. »
— Je le jure !
— Monsieur Labaume, vous avez la parole.
— Qu’est-ce que je dois dire ?
— Mais… Parlez-nous de monsieur Durieu.
— Heu… Et bien heu… quand monsieur Durieu est arrivé dans la commune en septembre 1972, personne ne le connaissait, il n’était pas du pays. Nous lui avons fait bon accueil malgré tout, c’était un savoyard. Je lui ai attribué un logement de fonction à l’étage de la mairie-école. Tous les gens du village étaient prêts à lui rendre service. Lui, il était poli mais peu liant. Je me suis rapidement rendu compte qu’il avait plutôt mauvais caractère…
— Qu’entendez-vous par mauvais caractère ?
— Je veux dire qu’il répondait non à tout ce que je lui demandais pour la commune.
— Par exemple ?
— Par exemple, tous les instituteurs qui ont enseigné à Marcilly, des remplaçants pourtant, ont accepté de bon gré d’assurer le secrétariat de mairie. Dans un petit village comme le nôtre, ce n’est pas un gros travail, mais lui, il a toujours refusé.
Durieu se leva :
— Puis-je savoir quel est le rapport entre le secrétariat de mairie et la mort de ma petite Marie ?
— Que vous le vouliez ou non, monsieur Durieu, la cour doit se faire une opinion sur tous les aspects de votre personnalité et en cela, le témoignage des gens du village est précieux. Continuez, monsieur Labaume.
— Autre exemple, monsieur Durieu ne tenait aucun compte des remarques que je lui faisais…
— Quelles remarques ?
— Des conseils pour économiser les deniers publics - dont je suis responsable - : ne pas ouvrir les fenêtres en hiver pour garder la chaleur, ne pas allumer trop tôt l’éclairage, faire durer autant que faire se pouvait le matériel scolaire… mais il avait toujours une bonne raison pour n’en faire qu’à son idée et en demander toujours plus.
— Selon vous, c’était un mauvais maître ?
— Je ne dirais pas cela. Les résultats qu’il obtenait étaient plutôt meilleurs que ceux de ses prédécesseurs.
— Quels étaient ses rapports avec les enfants ?
— Assez bons je crois. Ses élèves le craignaient et lui obéissaient. Il avait une grande autorité naturelle.
— Des questions, monsieur l’avocat général ?
— Aucune. Je retiens simplement que l’accusé est un homme seul, autoritaire et obstiné.
— Monsieur Durieu ?
— Permettez que je rétablisse la vérité. S’agissant du secrétariat de mairie, j’ai refusé, c’est vrai, car je voulais me consacrer entièrement à mon travail et à mes élèves. Quant à vos autres remarques, monsieur Labaume, si elles peuvent se comprendre d’un simple point de vue comptable, les conséquences qu’elles impliquaient allaient complètement à l’encontre de l’intérêt et de la santé des enfants de vos administrés. J’ouvrais les fenêtres pendant les récréations, même en hiver, c’est vrai, mais c’était pour renouveler l’air respirable : une mesure d’hygiène élémentaire ; j’allumais tôt les lumières, c’est encore vrai, mais seulement dans le but de ménager les yeux de mes élèves. J’ai enseigné cinq ans à Marcilly : pendant ces cinq années, l’intérêt des enfants a été mon seul objectif.
Et puisque vous êtes là, en face de moi, monsieur Labaume, je veux dire publiquement et avec force que si vous aviez accédé à mes demandes, ce drame horrible n’aurait pas eu lieu.
— De quoi m’accusez-vous ?
— Oui, expliquez-vous, monsieur Durieu.
— Monsieur le président, l’école de Marcilly est une école à classe unique qui date de Jules Ferry ou peu s’en faut. Son équipement n’a pas beaucoup évolué depuis cette époque. C’est pourquoi j’avais demandé au maire de rénover les lieux : faire installer plusieurs tableaux, acheter des cartes murales de géographie, faire goudronner la cour, renouveler de la pharmacie de secours, mais chacune de mes demandes s’est vu opposer une fin de non-recevoir.
Considérez que si j’avais eu les tableaux et des cartes demandés, j’aurais pu être dehors avec mes élèves à chaque récréation et mieux surveiller les enfants turbulents ; si la cour avait été goudronnée, Marie, même si elle était tombée ne se serait pas blessée de cette façon et si j’avais eu une trousse de secours correctement équipée, j’aurais pu soigner mon élève à l’eau oxygénée et non à l’alcool à 90°. Je ne me serais pas senti obligé de la raccompagner et le cours des choses aurait été changé.
C’est en quelque sorte la ladrerie du maire qui a été la cause première de ce drame.
Le procureur se leva brusquement :
— Rejeter la faute sur un honorable citoyen, refuser d’assumer ses responsabilités, voilà qui en dit long sur le courage de cet homme car enfin…
— Monsieur le procureur, nous n’en sommes pas encore au réquisitoire, ni à la plaidoirie, poursuivit-il en s’adressant à l’instituteur. Quelque chose à ajouter, monsieur le maire ? Non ?
— Si ! Je pensais que monsieur Durieu aimait les enfants à défaut de bien s’entendre avec les adultes. J’ai été horrifié quand j’ai trouvé sous le bureau de la classe une poche en plastique contenant le sous-vêtement ensanglanté de Marie Montaz.
— Permettez ! Cette façon de présenter la découverte du tee-shirt de Marie est tendancieuse. Quand je l’ai soignée, je n’ai pas voulu qu’elle remette un habit souillé. C’est tout !
— Continuez, monsieur Labaume.
— C’était pendant l’interrogatoire de monsieur Durieu par les gendarmes de Valtonnex. Je leur ai porté immédiatement le sac en question, à la suite de quoi ils ont arrêté l’instituteur.
— Nous entendrons tout à l’heure l’adjudant de gendarmerie de Valtonnex. Autre chose, monsieur le maire ? Non ? Vous pouvez vous retirer. Greffier, appelez le témoin suivant.
— Avancez jusqu’à la barre, madame. Quels sont vos nom, prénom, âge et profession ?
— Ducret Adrienne, 52 ans, je tiens le café-tabac épicerie pompe à essence du village.
— Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure. »
— Je le jure !
— Que pouvez-vous nous dire de l’accusé ici présent ?
— Ce que je dois dire, c’est que quand monsieur Durieu est arrivé au village, tout le monde était content : les parents d’avoir enfin un maître titulaire et non plus encore un remplaçant comme c’était le cas depuis très longtemps. Cette fois, on avait un maître d’école qui allait rester. Moi aussi j’étais contente car mon commerce est à la limite de la rentabilité et un client de plus ne m’aurait pas fait de mal, mais…
— Oui, nous comprenons bien madame, mais parlez-nous plutôt du comportement de l’accusé, de sa réputation. En tant que commerçante, vous étiez bien placée pour entendre les avis des uns et des autres. Comment était-il considéré dans le village ?
— On s’est vite rendu compte qu’il était bizarre.
— Pouvez-vous nous expliquer ?
— Il ne s’intéressait pas aux filles !
— Comment cela ? Quelles filles ? Ses élèves ?
— Non, je veux dire les jeunes filles. C’est tout de même pas normal pour un jeune célibataire, non ? Pourtant, dans le village, il y avait deux ou trois belles filles en âge de se marier !
— Évidemment, il préférait les petites filles…
L’instituteur bondit de son banc mais le juge intervint :
— Monsieur le procureur, je vous en prie, laisser finir le témoin. Continuez, madame Ducret.
— Qu’est-ce que je dois dire encore ?
Quelques rires étouffés se firent entendre dans l’assistance.
— Je prie la salle de faire silence ! Répondez simplement à mes questions, madame Ducret. Dans votre commerce, vous avez l’habitude de parler avec votre clientèle ?
— Ah, ça oui !
— Vous entendiez des avis sur votre instituteur, comment était-il perçu dans son travail ?
— Pour ça, il n’y avait rien à lui reprocher. Avec lui, les enfants étaient disciplinés et avaient de bons résultats.
— Avez-vous eu vent d’incidents, de paroles rapportées, de petites choses le mettant en cause ?
— Jamais. En fait, il était peu liant. Poli, ça oui, mais il n’avait pas d’ami dans le village.
— Vous voulez dire qu’on ne l’aimait pas ?
— Non, je veux dire qu’il était seul, alors que s’il avait voulu…
— Monsieur le procureur, vous avez une question à poser au témoin ?
— Oui. Madame Ducret, est-il venu à vos oreilles que Durieu avait un « chouchou » comme disent les enfants ?
Durieu se leva, furieux :
— Je proteste. Qu’est-ce que des ragots de bonnes femmes viennent faire dans ce procès ?
Oh, je devine bien l’intention perfide de votre question, MONSIEUR le procureur ! Je vais y répondre moi-même :
Quelle que soit la classe, quelle que soit l’école, quel que soit l’enseignant, les élèves ont toujours tendance à penser que celui qui a les meilleures notes est le préféré du maître, le chouchou. Dans ma classe, Marie Montaz était plus fine, plus intelligente, plus travailleuse que les autres et donc avait de meilleures notes, mais jamais elle n’a eu droit à un traitement de faveur. Si je l’ai en partie, - en partie seulement hélas - raccompagnée chez elle le 21 mars, c’est parce qu’elle s’était blessée et pour aucune autre raison !
— Rasseyez-vous monsieur Durieu. Pas d’autres questions au témoin ? Nous vous remercions, madame Ducret. J’appelle à la barre Albert Lesueur de la brigade de gendarmerie de Valtonnex.
À l’appel du greffier, l’adjudant entra par une porte latérale, s’avança vers la barre, salua militairement et ôta son képi qu’il coinça sous son bras gauche.
— Quels sont vos noms prénoms âge et qualité ?
— Adjudant Lesueur Albert, brigade de gendarmerie de Valtonnex, 42 ans.
— Adjudant, vous êtes professionnellement assermenté, vous n’avez donc pas besoin de jurer de dire la vérité.
— Je le jure cependant, dit l’adjudant en levant sa main droite.
— Racontez à la cour la chronologie de l’enquête que vous avez eu à effectuer le mardi 21 mars 1978.
— Ce soir-là, vers 21 heures, je reçois un appel du COG à mon domicile.
— Le COG ?
— Le Centre Opérationnel de la Gendarmerie. C’est lui qui reçoit tous les appels du 17 en dehors des heures ouvrables. Le COG donc m’informe d’une disparition d’enfant dans la commune de Marcilly. J’ai bien sûr aussitôt pensé à une fugue mais, comme il s’agissait d’une fillette, j’ai décidé d’agir immédiatement et, avec le maréchal des logis Duvernet, je me suis aussitôt rendu dans ladite commune. J’ai alors avisé l’instituteur qui m’attendait dans la cour de l’école.
— Était-ce cet homme ?
— Affirmatif monsieur le juge. Il fumait et m’a paru très nerveux.
— Comment cela ?
— En nous voyant arriver, il a jeté sa cigarette à peine commencée. Il m’a informé de la disparition d’une de ses élèves nommée Marie Montaz et m’a indiqué comment me rendre à la ferme de ses parents. Il voulait nous accompagner pour, disait-il, nous aider dans nos recherches par sa bonne connaissance du terrain, mais je m’y suis opposé. Je lui ai conseillé de rentrer chez lui. Nous sommes allés au hameau du Villard où habitent les Montaz et nous avons vu les parents qui étaient à juste titre fort inquiets. Ensuite nous avons patrouillé en voiture sur toutes les routes et les chemins des environs jusqu’à minuit, mais sans succès.
Nous avons repris les recherches dès six heures et demie le lendemain. Nous avons remonté le nant du Villard sur deux kilomètres. C’est un petit ruisseau qui présente un profond de temps à autre mais nous n’avons rien trouvé. Nous avons ensuite ratissé le bois appelé la frênaie du Montcel et c’est là que, vers huit heures, le maréchal des logis Duvernet à découvert le corps, caché entre deux troncs d’arbres abattus. La fillette était presque totalement nue. Elle ne portait que ses chaussettes ainsi que ses chaussures. Ses jambes étaient pleines de sang séché. J’ai envoyé Duvernet chercher l’appareil photographique dans la voiture.
— Nous avons vu vos photos, adjudant, continuez.
— J’ai ensuite fait transporter le corps à l’hôpital d’Annecy par l’ambulance des pompiers que nous avions contactés par radio.
— Avez-vous trouvé les vêtements manquants ?
- Pas tout de suite. Nous sommes d’abord revenus au village pour voir et interroger l’instituteur puisque c’est lui qui nous avait fait prévenir.
— Quelle fut sa réaction ?
— Il a semblé fortement secoué. Nous l’avons questionné sur les habitudes de la fillette, sur l’heure à laquelle il avait terminé sa classe la veille. Il a beaucoup insisté pour connaître le lieu du crime.
— Vous ne l’avez pas renseigné ?
— Négatif. Nous devions retourner chercher d’éventuels indices et nous ne voulions pas que ceux-ci soient dissimulés.
— Vous voulez dire que vous aviez déjà des soupçons ?
— Je me suis mal exprimé. Il est impossible d’empêcher l’accès à tout un bois, alors tenir secret l’endroit du drame m’avait semblé le meilleur moyen de conserver intacts d’éventuels indices.
— Vous êtes donc retournés dans le bois du Montcel ?
— Affirmatif ! Nous avons rapidement découvert une jupe, un slip déchiré et un pull-over taché de boue et de sang cachés sous un amoncellement de feuilles mortes. Nous avons également trouvé un mégot de cigarette. Il s’est avéré par la suite qu’il était de la marque de celles que fume l’accusé.
Durieu se leva d’un bond, faisant réagir les gendarmes le flanquant.
— Un mégot ! Mais des centaines de personnes fument les mêmes cigarettes que moi ! C’est ridicule ! Et puis je ne fume que deux cigarettes par jour, une après la classe et une le soir. Ce mégot, il pouvait être là depuis longtemps.
— Sûrement pas car il avait plu deux jours auparavant et le mégot était sec. De plus, non loin de là, nous avons repéré des empreintes de pied sur la terre aplatie d’une taupinière. J’ajoute que sur le bas-côté du chemin qui longe ce bois, nous avons relevé des traces de roues de voiture. Bien entendu, nous avons fait faire des moulages des toutes ces empreintes.
— Avez-vous pu tirer des conclusions des moulages que vous avez effectués ?
— Affirmatif, l’enquête a démontré que les pneus étaient ceux d’une petite voiture et que les semelles correspondaient à des bottes de marque « Aigle » de pointure quarante-trois. Comme celles que nous avons trouvées dans la Renault 4L de cet homme !
Durieu bondit à nouveau sur son banc.
— Mais bien sûr qu’il y avait mes empreintes et celles de ma voiture dans ce bois puisque j’y suis allé !
— Voilà qui est habile Durieu…
— Vous, l’avocat général…
— Monsieur Durieu, coupa violemment le juge, taisez-vous !
— Vous voulez m’empêcher de me défendre ?
— Défendez-vous en argumentant et en respectant les membres de ce tribunal. Le manque de respect flagrant que vous manifestez ne plaide pas en votre faveur. Asseyez-vous. Gendarmes, faites-le asseoir.
— Continuez adjudant euh… Lesueur.
— Nous avons pris des renseignements auprès du maire de la commune et de l’unique commerçante, nous avons discuté avec un ou deux gamins de l’école mais c’est tout ce que nous pouvions faire. Les vêtements de la victime ont été envoyés au laboratoire pour analyse.
— Quels sont les autres éléments qui vous ont conduit à soupçonner l’accusé ?
— J’y viens monsieur le juge. Le lendemain, jeudi donc, nous sommes retournés à Marcilly pour préciser quelques points de détail concernant en particulier l’heure de départ de la fillette et faire signer une déposition à monsieur Durieu. Comme je l’ai dit, nous en avons profité pour faire une comparaison des moulages avec les pneus de sa voiture. La comparaison s’est avérée positive mais cela ne voulait encore rien dire. C’est à ce moment-là qu’on m’a apporté le rapport préliminaire du médecin légiste qui faisait état de débris de peau sous les ongles de la victime, donc de griffures probables sur le corps de l’assassin, alors j’ai obligé cet homme à se déshabiller…
— Par la force ?
— Négatif, il a accepté d’assez bon gré. Mais son avant-bras présentait des traces de griffures.
— Mais bon sang de bonsoir adjudant, je vous ai expliqué pourquoi ! Je l’ai répété à l’instruction.
— Vous n’avez pas à interrompre la déposition du témoin, monsieur Durieu, puisque vous pourrez l’interroger ensuite à loisir. Néanmoins vous pouvez donner votre version aux jurés.
— Ce n’est pas MA version, c’est la vérité que je dis aux jurés. Je le répète, c’est tout simple : je vous ai dit que Marie était tombée dans la cour de récréation. Elle a dû tomber sur un caillou car elle avait une petite blessure saignante dans son dos. J’ai pris ce que j’avais pour désinfecter la plaie. Il n’y avait que de l’alcool à 90° dans ma pharmacie de secours et ça l’a piquée très fort. C’est à ce moment-là que par réflexe elle a crispé ses mains sur mon avant-bras d’où ces marques. Je lui ai mis un tricostéril sur la plaie désinfectée, c’est tout.
— Oui madame le sixième juré ?
— Je peux poser une question au témoin ?
— Vous le pouvez.
— Monsieur l’adjudant, je désire savoir si le corps avait un pansement quand vous l’avez découvert ? Cela accréditerait la version de… de… l’accusé.
— Négatif, madame. Il y avait bien de multiples éraflures dans le dos et sur les fesses mais pas de pansement.
— Monsieur Durieu ?
— Ma petite Marie a été forcée… la voix de l’enseignant se brisa un instant… mais elle a dû se défendre, le pansement a pu se décoller à ce moment-là.
— Adjudant ?
— C’est possible mais nous l’aurions retrouvé quand nous avons ratissé le bois et ce n’est pas le cas.
— Continuez votre exposé.
— L’interrogatoire avait lieu dans le logement de fonction de l’école et pendant ce temps, le maire de Marcilly, monsieur Labaume qui s’était proposé pour surveiller les élèves nous a hélés. Il venait de découvrir, caché sous le bureau, une poche en plastique contenant un sous-vêtement déchiré et ensanglanté. Une camarade de la victime, ainsi que plus tard les parents, ont formellement reconnu la chemise de corps de Marie Montaz.
— Madame la deuxième jurée, une question ?
— Je me demande pourquoi l’accusé aurait ramené cet habit souillé pour le cacher sous son bureau puisque c’est un élément à charge contre lui.
— Suprême habileté, madame, intervint le procureur. Qui pourrait penser en effet qu’un assassin mette en évidence une preuve contre lui ? C’est l’énormité de la chose qui la fait paraître invraisemblable. Durieu l’a compris et s’en est servi. Un assassin ne ferait pas cela ; moi je le fais, donc personne ne pourra croire que je suis un assassin. Voilà son raisonnement.
— N’importe quoi !
— Restez poli, monsieur Durieu. Monsieur le huitième juré, vous avez une remarque à faire ?
— Une question. Le sous-vêtement placé sous le bureau était déchiré, vient de dire le témoin. Est-ce que le pull-over retrouvé dans le bois l’était aussi ?
— Adjudant ?
— Négatif. Le pull-over était maculé mais non déchiré.
— Où voulez-vous en venir, monsieur le huitième juré ?
— Je trouve étonnant que le dessous soit abîmé alors que le dessus ne l’est pas.
— Étonnant en effet, appuya l’avocat général, voilà qui contredit votre version Durieu !
L’instituteur se leva comme un ressort :
— Marie portait un pull à grosses mailles. La maille est plus élastique que la toile de coton ; lors de la chute, le pull s’est simplement déformé alors que le sous-vêtement se déchirait.
— À moins que dans le bois du Montcel, abusant de votre autorité, vous n’ayez obligé la petite à enlever son pull avant de vous jeter sauvagement sur elle !
Des mouvements divers agitèrent l’assistance ; un brouhaha s’éleva, quelques voix s’élevèrent : « Salaud ! » « Pédophile ! » Le juge frappa sur le bureau.
— Silence ! Aucune manifestation n’est permise dans l’enceinte du tribunal. Si de tels actes devaient se reproduire, je me verrais obligé de prononcer le huis-clos. Je demande aux jurés de faire abstraction de cette manifestation. Seule doit compter pour vous la conviction que vous allez vous forger à l’exposé des faits et des témoignages. Rasseyez-vous, monsieur Durieu et reprenons. Selon vous que faisait ce vêtement sous votre bureau ?
— Je vous l’ai dit, monsieur le juge, Marie ne pouvait pas remettre son tee-shirt déchiré et collant de sang. Je l’ai donc mis dans un sac en lui disant de le reprendre en partant, mais elle a oublié de le faire, voilà.
— Vous avez oublié vous aussi !
— Oui, je n’y ai plus pensé.
— Vous pensiez déjà à autre chose ! persifla de nouveau le procureur Delfosse.
De nouveau Durieu bondit, le visage empourpré. Le juge Bernard prit les devants :
— Monsieur l’avocat général, monsieur l’avocat général… Les jurés doivent pouvoir établir leur intime conviction sur du réel et non du supposé. Dans ce tribunal, nous cherchons à établir des faits, une chronologie, à discerner ce qui est avéré. Ne nous égarons pas voulez-vous... Vous pouvez continuer, adjudant.
— J’ai presque fini. Devant l’accumulation de preuves…
— Ce ne sont pas des preuves !
— Laissez finir l’exposé, vous aurez après la possibilité de contre-interroger le témoin, poursuivez adjudant.
— Devant toutes… tous ces indices concordants, j’ai décidé d’arrêter cet homme et j’ai envoyé mon rapport au procureur de la République. J’ai également saisi les habits qui se trouvaient dans un sac de linge sale chez l’accusé et les ai adressés au labo. Voilà, c’est tout monsieur le juge.
— Monsieur l’avocat général, des questions au témoin ?
— Exposé parfait. Un seul point à préciser : avez-vous fait d’autres investigations ?
— Affirmatif, le juge d’instruction m’a chargé de faire une enquête auprès des gens du village dans le but de corroborer ou d’infirmer les dires de l’accusé et de tenter de découvrir la trace d’un éventuel rôdeur ou la présence d’une voiture inhabituelle auprès des lieux du drame. Plusieurs personnes nous ont certifié avoir vu Durieu et seulement lui. Nous avons même interrogé les habitants des villages voisins mais cela n’a rien donné. Certains ont déclaré avoir aperçu de loin une Renault 4L comme celle de l’accusé.
— Merci, c’est tout.
— Le jury, non ? Pas de questions ? Monsieur Durieu ?
— Mon adjudant, quels sont les enfants que vous avez interrogés ?
— Je dois répondre à l’accusé ?
— L’accusé étant son propre avocat, vous le devez.
— Bon alors… de mémoire, il y avait une fille, euh Véronique Mangin je crois…
— Véronique Magnin et puis ?
— Benoît, Benoît….
— Benoît Dumont. Merci, c’est tout.
— Vous pouvez aller reprendre votre service, adjudant.
L’adjudant se recoiffa, salua militairement et sortit dignement du prétoire.
Un assesseur se pencha vers le juge et lui dit quelques mots à voix basse. Le juge Bernard regarda sa montre bracelet et opina du menton.
— Étant donné l’heure avancée, les débats reprendront à quatorze heures cet après-midi. La séance est levée.