PETITS CONTES ÉCOLOGIQUES

14. LA MIGRATION DES GRENOUILLES

ROG, la reine des grenouilles rousses, après avoir écouté son conseiller d'humidité, son conseiller à la durée du jour et de la nuit, son conseiller d'orientation, son conseiller à la circulation, son conseiller à l'avancement de la saison et tous ses autres conseillers, prit enfin sa décision.
« C'est pour ce soir ! » coassa-t-elle (1) à l'assemblée impatiente de ses courtisans.
Aussitôt, comme tous les ans depuis un million d'années, la nouvelle se propagea à la vitesse du feu sur une traînée de poudre, de bouche de grenouille à oreille de grenouille, à grands coups de sacs vocaux (2).
Alors, de toutes les mares et de tous les bénitiers alentour, affluèrent des milliers et des milliers de batraciens excités comme des poux à l'idée d'entreprendre la grande croisade amoureuse qui finissait toujours par de nombreux mariages d'anoures (3).
Frogue avait calculé que, pour se rendre au grand marécage nuptial, il lui faudrait exécuter pas moins de quinze mille sauts de grenouille, traverser trois chemins vicinaux, une route départementale et surtout la dangereuse grande route nationale : un voyage de plus de quatre kilomètres : plus de douze heures d'efforts !
Elle en était épuisée d'avance mais ne le montrait pas : une reine doit donner l'exemple du courage et de l'énergie.
Elle attendit la tombée de la nuit et de l'humidité pour donner le signal du grand départ.


Sylvain Levert roulait sur la grande route nationale au volant de son camion de trente tonnes et sifflotait gaiement.
Les affaires marchaient bien pour lui, tout allait comme sur des roulettes. Il était son propre patron et sa petite entreprise de transport prospérait.
Sylvain préférait la conduite de nuit à cause de la circulation beaucoup plus réduite que dans la journée, et aussi parce qu'il aimait l'ambiance un peu magique du clair de lune sur la campagne embrumée.
Il aimait découvrir dans la lumière de ses projecteurs la fuite du lapin de garenne, le démarrage d'une biche, l'esquive du renard, l'imperturbable traversée de la laie suitée de ses marcassins, la course trotte-menu du hérisson à la recherche des limaces de ses médianoches . Lorsqu'un animal traversait la route, Sylvain freinait toujours à temps car il respectait la vie en toutes circonstances.
Soudain, là-bas, à la limite de la puissance de ses projecteurs de route, il vit quelque chose de bizarre qui bougeait sur le goudron de la nationale. Sylvain actionna son frein électrique et alluma les phares à longue portée de son véhicule.
« Des feuilles mortes poussées par la brise nocturne ? » se demanda-t-il en concentrant son attention sur le phénomène ; non, sûrement pas, cela avançait par soubresauts, par petits bonds d'une vingtaine de centimètres.
Sylvain stoppa son véhicule dans le pchittement de ses compresseurs, établit ses feux de détresse et sortit de la cabine.


Devant lui, ploc ploc, sur plus de cinquante mètres de route, ploc ploc, sans apparemment se soucier des centaines de cadavres aplatis de leurs semblables, ploc ploc, des milliers de grenouilles rousses traversaient, ploc ploc ploc, la grande route nationale.
Face à lui, les phares d'une voiture grossirent rapidement, le véhicule passa comme un bolide, écrasant au passage une dizaine de batraciens supplémentaires, navrant le cœur tendre de Sylvain qui montra le poing aux feux rouges de l'inconscient. Il manœuvra et mit son camion au milieu de la route.
Derrière lui, freina un autre routier.
— Des ennuis, camarade ?
— Regarde !
— Oui, alors ? Ce ne sont que des grenouilles qui traversent la route !
— Ces grenouilles vont se reproduire dans les marais de La Palud...


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— Oui, bon, d'accord collègue, mais ce n'est pas cela qui fait avancer mon camion. Si tu n'as pas d'ennuis mécaniques, libère-moi la route !
— Sais-tu que pour deux grenouilles écrasées, c'est plus de mille têtards qui ne verront pas le jour ?
— C'est fort probable...
— Sais-tu qu'une grenouille mange plus de dix insectes par jour ?
— Si elle aime ça, pourquoi pas, mais...
— Sais-tu que mille grenouilles écrasées, c'est un million de têtards en moins ?
— C'est ennuyeux pour eux, mais moi...
— Un million de têtards en moins, c'est un million de grenouilles qui n'existeront jamais donc dix millions d'insectes qui chaque jour ne seront pas mangés !
— Et toi, sais-tu que je dois faire ma livraison ?
— En un seul été, au bas mot, plus d'un milliard de mouches, moustiques et autres taons qui n'étant pas mangés vont donc proliférer et propager bien des épidémies.
— Et toi, sais-tu que chaque minute de retard me coûte de l'argent ? Garde tes belles idées mais range ton bahut, camarade, que je puisse passer...
— Tu veux rouler sur les grenouilles ?
— Oui ! Heu non... Combien de temps va durer ta migration ?
— Toute la nuit peut-être...
— Mais je ne vais pas attendre toute la nuit ! Arrête de rêver et redescends sur terre, j'ai besoin de travailler. Tu me laisses le passage où j'appelle la gendarmerie.
— Appelle qui tu voudras. Personne ne passera !



« Que se passe-t-il ici ? Une manifestation ? »
— Messieurs les gendarmes, c'est ce loufoque qui barre la route pour sauver des grenouilles !
— Entrave à la circulation, procès-verbal ! Rangez votre camion !
— Je ne le rangerai que lorsque le flot des grenouilles sera passé !
— Refus d'obtempérer, procès-verbal ! Remettez-nous vos clés !
— Je ne les trouve plus, j'ai dû les égarer.
— Résistance à la force publique, procès-verbal !
— Tous vos procès-verbaux ne font rien avancer. J'accepte de bouger si de votre côté vous acceptez de convoquer la presse pour qu'elle puisse constater le massacre inutile.
— Donner des ordres aux forces de l'ordre, voilà un fier aplomb !
— De quelque façon que ce soit, la presse le saura. Si vous n'acceptez pas, je ne retrouverai pas mes clés ; la circulation sera bloquée jusqu'aux villes voisines et le journal local voudra savoir pourquoi !
— La libre circulation a toute priorité.
— Les grenouilles passaient ici bien avant que l'homme ne crée cette route. Ce sont elles qui ont priorité !
— Pourquoi agir ainsi ? Que vous importent les grenouilles ?



— Chaque espèce animale régule la vie des autres et sa disparition n'est pas sans conséquence sur la vie des humains. Enlevez les grenouilles, enlevez les oiseaux et les insectes prolifèreront, mangeront les récoltes, véhiculeront toutes sortes de maladies et finiront par dominer la terre.
— Et que proposez-vous pour sauver la planète ?
— Que l'on crée un passage, un simple pont fait de quelques tuyaux passant sous le goudron pour que ces gentils animaux puissent vivre leur vie sans se faire écraser.
Que tout ceci soit dit dans vos procès-verbaux et que dès demain matin la presse s'en fasse l'écho.
D'ailleurs maintenant vous pouvez constater que les dernières grenouilles sont en train de passer et, par un bienheureux hasard, je viens de retrouver mes clés !



1. Le « cri » de la grenouille est le coassement.
2. Petites membranes blanches, situées de chaque côté de la tête, que la grenouille gonfle et dégonfle pour coasser.
3. Anoures : groupe animal qui comprend les diverses sortes de grenouilles et de crapauds.
4. La laie est la femelle du sanglier et leurs petits sont les marcassins.
5. Médianoche : repas de minuit.