n soir, au fond de son jardin, près du petit massif de corbeille d'argent, luisant faiblement sous les étoiles, Pierrot trouva une pierre de lune.
Il ne savait pas que cette pierre venait du ciel.
Il la trouva jolie.
Il la ramassa et, rentré chez lui, ne sachant finalement qu'en faire, la posa sur la table de sa cuisine et l'oublia.
La nuit qui suivit remplit sa tête d'un songe merveilleux. Il rêva que, grâce à une pierre magique, il était devenu riche, riche, très très riche.
Il se réveilla déçu. Rien n'avait changé dans sa pauvre maison.
La pierre argentée, luisante, dormait sur la table à l'endroit où, la veille, il l'avait posée.
Pierrot la prit et, pour mieux la considérer, voulut l'approcher des ses yeux.
Quand le caillou brillant passa près de son cou, la petite médaille qu'il y portait accrochée à une chaîne se souleva et vint se plaquer à la pierre.
« Qu'est-ce que c'est ? » sursauta Pierrot, interloqué, en contemplant le phénomène.
« Ça y est ! J'ai compris... » se dit-il au bout d'un instant.
« Cette pierre est un aimant naturel et ma belle médaille d'or n'est en réalité que du métal doré plaqué sur de l'acier !
Eh bien, je suis encore moins riche que je ne le pensais... Parlons-en des rêves prémonitoires ! »
Sans trop savoir pourquoi, Pierrot mit la pierre de lune dans une poche de son pantalon puis il déjeuna et partit à son travail de manutention, au supermarché de la ville.
Sur son chemin, une vitrine de bijoutier l'attira.
Pierrot s'approcha pour mieux voir le prix des médailles.
À peine se fut-il appuyé contre la devanture que toutes les chaînes, bagues, bracelets et boucles d'oreilles exposés jaillirent de leurs écrins et vinrent brutalement se coller à la vitre !
L'alarme de la bijouterie se déclencha, stridente, stridulante, stressante.
Assourdi, abasourdi, par crainte du gendarme, Pierrot s'éloigna rapidement de la devanture ensorcelée.
Les parures retombèrent dans la vitrine : bijoux en vrac, fortune en tas, trésor en désordre, richesse inutile.
« Qu'est-ce que c'est encore que ce phénomène ? » se demanda-t-il éberlué.
« Non, une telle chose n'est pas possible... Je suis encore en train de rêver… »
D'incompréhension, il haussa les épaules et continua songeusement son chemin.
Toute la matinée il déchargea des camions, vida des cartons, remplit des rayons, sans rire ni plaisanter avec ses camarades de travail : sa tête était ailleurs.
Quand vint l'heure de la pause, médaille à la main, il se dirigea vers le petit stand de montres et bijoux du grand magasin.
Il n'eut pas le temps de demander à sa collègue vendeuse le renseignement qu'il voulait :
Quand il passa tout près du présentoir à bracelets, une partie de ceux-ci sautèrent du velours à la vitre.
— Tu ne peux pas faire attention ! Tu as bousculé ma plus belle vitrine ! Toute ma présentation est à refaire ! tempêta l'employée.
— Excuse-moi, je ne l'ai pas fait exprès, j'ai trébuché... mentit Pierrot en s'éloignant de quatre pas, je voulais juste te demander un renseignement.
— Bon, bon, ça va... Qu'est-ce que tu voulais savoir ?
— Ma médaille, là, est-ce que c'est de l'or ?
— Montre voir... Oui, absolument, c'en est ! D'ailleurs elle a le poinçon (1), ta médaille.
Pierrot comprit tout.
Il possédait une pierre aux vertus magiques, une pierre qui attirait l'or comme l'aimant attire le fer. Une pierre qui allait assurer sa richesse...
La nuit qui suivit, Pierrot eut la fièvre.
Il rêva, cauchemarda, délira, hallucina.
Petit garçon de pauvre, il se revit à l'école, écoutant la morale du maître sévère.
« Oui, la France possède des mines d'or, mais cet or est si difficile à extraire...
Oui, 80% des rivières françaises renferment de l'or, mais en si petites quantités...
Non, mes enfants, la richesse n'est rien. N'en attendez rien de bon. Seuls comptent vraiment la vie et le travail que l'on fait pour la gagner...
Votre existence, l'existence de chaque être sur terre, même le plus infime, vaut plus que tout l'or du monde. N'est-ce pas Pierrot ?
Oui, m'sieur. »
Quand Pierrot se réveilla, mal à l'aise, encore un peu fébrile, il crut avoir aussi rêvé la pierre et son pouvoir.
Il sursauta en voyant la médaille qu'il avait posée sur sa table de nuit avant de se coucher.
Une désagréable impression de déjà vu, de déjà vécu, l'envahit. Se ressaisissant, il chercha dans sa poche la lourde pierre argentée et l'approcha de la breloque :
Le bijou sauta de la table et se colla au caillou !
Le doute n'était plus permis !
Le jour suivant était un dimanche.
Après avoir beaucoup réfléchi et un peu bricolé, au volant de sa voiture démodée, Pierrot partit vers la rivière torrentueuse qui traversait le canton.
Elle était réputée pour receler quelques mini-paillettes de métal précieux que récoltaient parfois des orpailleurs amateurs pleins d'espoir.
Pierrot avait enfermé sa pierre dans un solide petit filet attaché à une longue et résistante cordelette.
Chaussé de bottes en caoutchouc, il s'avança dans l'eau, regarda autour de lui puis, constatant qu'il était seul, lança le caillou magique dans le courant.
Quand, à l'aide de la ficelle, il le retira, miracle : une dizaine de paillettes dorées étaient collées à la pierre.
Il récolta soigneusement le métal précieux puis relança son filet vers un calme de bordure. La pêche fut meilleure encore !
En une minute, il avait récolté plus qu'un orpailleur (2) chanceux en une semaine.
Quand arriva le soir, Pierrot avait réuni plus de trente grammes de paillettes et une pépite de cinq grammes.
Revenu chez lui, il sauta sur un vieux journal, le feuilleta fébrilement jusqu'à une page qu'il ne lisait jamais.
Il suivit du doigt les petites lignes du cours de la bourse jusqu'à celle de l'or : plus de 10 000 euros le kilo !
Il calcula rapidement. À raison de trente-cinq grammes par jour, il ne lui faudrait qu'un mois pour en extraire un kilo. Plus de dix fois ce qu'il gagnait mensuellement à soulever des cartons, et cela pour un travail ô combien plus passionnant !
Fatigué par ses innombrables jets de pierre, Pierrot se coucha tôt mais dormit peu.
Il passa le plus sombre de la nuit à échafauder des plans, imaginer des techniques, inventer des outils, et quand, à la première lueur de l'aube, il sombra dans un sommeil agité, ce fut pour rêver...
Il refit le songe qui l'avait mis si mal à l'aise la nuit précédente ; il entendit à nouveau son vieux maître lui dire :
« Rappelle-toi toujours, mon garçon : une vie, même la plus insignifiante, possède plus de valeur que tout l'or du monde car même tout l'or du monde ne peut créer la vie ! »
Le lendemain matin, après avoir moralement secoué son malaise, Pierrot prit une grave décision :
Il résolut de ne plus se rendre à son travail et s'en fut acheter une barre à mine, un pied de biche, une pelle, un râteau, une pioche, des cuissardes de pêche, une petite et une grande boîte étanches ainsi qu'un grand sac à dos avant de retourner à la rivière.
Tout le reste de la journée, insensible au froid de l'eau du torrent qui le pénétrait, il retourna des pierres, arracha des algues, écarta des rochers, bêcha les alluvions, piocha le sable, pelleta les cailloux.
La pierre de lune accumulait paillettes et pépites, la petite boite étanche s'alourdissait.
En aval de ses fouilles, l'eau était noire de la boue retournée, épaisse de vase diffusée.
Vies fragiles, des milliers de gammares (3), d'alevins et de larves expirèrent silencieusement. Les plus gros poissons : chabots (4), goujons, blageons (5) et truites, expulsés de leurs abris, fuirent à tire-nageoires. Beaucoup laissèrent la vie dans leur lutte pour un nouveau territoire.
Le soir venu, Pierrot pesa sa récolte : 500 grammes de métal précieux !
Il avait en une après-midi gagné plus de cinq mille euros... et tué plus d'un demi-million d'êtres vivants !
Pendant trente jours, tous les matins, toutes les après-midis, il travailla plus qu'il ne l'avait fait pendant toute sa vie et accumula ainsi près de cent kilos d'or (6).
Mais la rivière allait mettre des mois à se régénérer, des années avant de retrouver la santé, des lustres (7) avant de récupérer son équilibre vital.
Pierrot dormait du profond sommeil de l'homme fatigué quand son vieux maître d'école revint hanter son rêve.
« Qu'as-tu fait, malheureux ? Qu'as-tu fait ?
Tu as bouleversé une rivière, détruit toute une chaîne de vie...
Tu étais pourtant un gentil garçon autrefois !
As-tu besoin de cette richesse pour vivre ?
Sais-tu que si on te prenait un milligramme d'or par existence que tu as détruite, la totalité de ta récolte ne suffirait pas à payer ta dette ?
Crois-moi, Pierrot, abandonne vite pendant qu'il est encore temps sinon cet or que tu as glané au prix de la vie des autres sera repris !
Je t'ai déjà averti à deux reprises, aujourd'hui c'est la dernière fois que je te mets en garde. Réfléchis bien si tu le peux encore !
Adieu Pierrot ! »
Quand il s'éveilla le lendemain, Pierrot avait mal partout, ses jambes étaient raides d'avoir eu si froid, ses épaules douloureuses d'avoir tant pellé, son dos courbatu d'avoir trop soulevé.
Il eut du mal à chasser le malaise de son rêve et décida d'enterrer la grande boîte contenant son trésor au bout du jardin, près du petit massif de corbeille d'argent.
Ignorant les nuages noirs qui roulaient et le tonnerre qui grondait derrière la montagne, il décida d'aller quand même à la rivière.
À nouveau, il travailla comme un forcené, remuant des tonnes de galets, lançant et récupérant sans cesse sa pierre de lune, aveugle aux éclairs, sourd au tonnerre, insensible à la pluie.
Le niveau du torrent se mit à monter, les cailloux descellés à rouler sous la pression de l'eau. Pierrot ne voyait rien, ne sentait rien.
Il venait de lancer une fois de plus la pierre magique dans le flot tumultueux quand celle-ci se coinça entre deux rochers maintenant submergés.
Il tira, tira, tira sur la ficelle ... mais rien ne vint.
Le flot montait toujours, l'eau remplit ses cuissardes, ralentissant ses mouvements.
Pierrot n'avait qu'une idée : sauver sa pierre !
Il s'aventura plus avant dans le torrent, l'eau glacée monta jusqu'à son ventre, un galet roula sous son pied, un autre cogna sa jambe d'appui.
Déséquilibré, il tomba dans l'élément déchaîné.
Violemment poussé par le courant, il heurta de la tête une roche affleurante et perdit connaissance.
Quand il revint à lui, il était dans son lit, dans sa pauvre maison. Autour de lui ses amis du travail.
« Ta fièvre est tombée, ça va aller mieux maintenant. Tu peux dire que tu as eu de la chance qu'on te retrouve vivant. Le courant t'avait entraîné à plus d'un kilomètre de ta voiture. Tout ton matériel est perdu. Il ne faut jamais aller à la pêche dans ce défilé par temps d'orage ! »
Pierrot ne comprit pas. Il regarda un à un les hommes qui entouraient son lit, n'en reconnut aucun.
IL AVAIT DÉFINITIVEMENT PERDU LA MÉMOIRE !
1. Poinçon : marque imprimée dans le métal prouvant son authenticité.
2. Orpailleur : chercheur d'or à la batée. (Cuvette conique pour laver les alluvions et récolter les paillettes.)
3. Gammare : petit crustacé d'eau douce dont les truites sont friandes.
4. Chabot ou chaboisseau : poisson d'eau vive se cachant sous les pierres.
5. Blageon : petit poisson d'eau vive se nourrissant d'insectes et de plancton.
6. Un décimètre cube d'or (un litre) pèse 19,3 kilos. 100 kilos d'or représentent donc un peu plus de cinq litres.
7. Lustre : période de cinq années.