PETITS CONTES ÉCOLOGIQUES

22. LA RONDE

hez les De Saint Hubert, on était chasseur de père en fils. Mais on ne chassait pas n'importe quoi : on chassait la bécassine ! Noble gibier, gibier de noble ! Gédéon de Saint Hubert, le père, était mort l'an dernier. Il était mort de sa passion : un accident de chasse en quelque sorte. « Il est mort d'une indigestion de bécasses » avait diagnostiqué le médecin, ce qui avait bien fait rire le virus DSH 51.


Un an après l'enterrement, un petit moucheron, le moucheron numéro 230, par un minuscule interstice de la pierre tombale, sortit tout joyeux du gigantesque caveau de la famille De Saint Hubert.
Il se reposa un instant sur la croix sommitale de la stèle funéraire et étira voluptueusement ses ailes.
« Voilà des morts qui doivent être bien contents d'avoir un si beau monument ! » se dit-il, admiratif.


Ses trois vies précédentes : d'œuf, de larve et de chrysalide avaient été bien douillettes dans le confort du caveau et, comme tous ses frères, il venait de se régaler car chez les De Saint Hubert, virus ou pas, la chair est toujours bonne.

Obéissant à un petit cri flûté du chef, les 1000 moucherons de l'éclosion se rassemblèrent en un petit nuage tournoyant, montant et descendant, et le soleil irisa les milliers de petites ailes diaphanes qui firent comme une poussière de diamant dans l'air léger du matin, puis le tourbillon vivant prit la direction des méandres marécageux de la rivière.
Le moucheron numéro 230 se trouvait placé tout en bas de la nuée vivante qui continuait à monter et à descendre comme un ludion.(1)
C'est pour cela qu'il put facilement éviter le bec grand ouvert d'une hirondelle effrontée qui, sans respect des couloirs de priorité en matière de circulation aérienne, traversa comme une flèche le nuage vivant, mais hélas, le brusque déplacement d'air créé par le bolide volant plaqua notre moucheron sur la surface tranquille de l'eau du bord de la rivière.


L'alevin de mirandelle (2) numéro 48, comme tous les alevins, avait les yeux aussi gros que le ventre.
Il ne savait pas encore que la nature le destinait à être insectivore.
C'est tout à fait machinalement que, attiré par les vibrations désespérées des ailes moucheronesques sur la surface de l'eau, il ouvrit toute grande sa gueule d'alevin et absorba le moucheron 230 et son virus, puis, repu par un aussi pantagruélique repas, il s'adossa contre une tige de sagittaire et s'endormit les yeux ouverts.



La larve de libellule numéro 145 était bien laide et elle le savait. Elle passait son temps à se cacher dans la vase du fond de l'eau et s'était même constitué un masque facial avec ses mandibules inférieures.
L'ombre argentée de l'alevin numéro 48 attira son attention et déclencha immédiatement sa réaction : elle expulsa violemment l'eau de son corps par son ouverture anale ce qui la propulsa en avant.
Cela ne suffisant pas, elle projeta son masque aux crochets acérés vers le ventre de l'alevin qui rendit dans un soupir silencieux sa petite âme inexpérimentée au dieu des poissons.
Ce n'est pas parce qu'on est laid qu'on n'a pas le droit de manger, non mais !
Et la larve numéro 145 se régala de l'alevin et de son contenu avant de monter sur la tige de sagittaire et d'entreprendre la mutation qui devait la changer en insecte parfait.


Une superbe demoiselle naquit... aussitôt guettée par les yeux globuleux de Rana, la grenouille verte, posée sur une feuille de nymphéa blanc.
Rana était un fin gourmet. Elle attendit que la demoiselle (3) numéro 145 fût complètement sortie de son exuvie (4) pour lancer sa langue gluante et absorber à son tour sa ration de viande fraîche.
Pauvre demoiselle ! La perfection n'est pas longtemps de ce monde !


Mais Rana ne se doutait pas que maître Esox, le brochet, caché dans l'entrelacs des racines immergées d'un aulne (5) riverain avait tout vu et attendait calmement l'heure du bain de notre brave grenouille, heure qui allait coïncider exactement avec celle de son repas.
Quand enfin Rana, toute chaude de soleil, décida de se baigner pour se réhydrater, après avoir bien attendu deux heures après le repas pour éviter la congestion (comme le lui avait enseigné sa maman), elle plongea... directement dans l'estomac de maître Esox qui hérita ainsi d'une grenouille, d'une demoiselle et de son viral parasite.


Maître Esox était irascible et détestait être dérangé pendant sa sieste digestive.
Quand la cuiller tournante du pêcheur passa en vibrant près des racines de l'aulne riverain, il fronça les sourcils de mécontentement et, quand elle repassa, il lui donna un méchant coup de ses sept cents dents acérées de brochet.
Hélas, s'il put échapper à l'épuisette du pêcheur en faisant rapidement deux fois le tour d'une solide racine aquatique, l'hameçon triple de la cuiller lui cloua définitivement le bec et le condamna à mourir de faim.
Les vers de terre du bord de l'eau se délectèrent de sa délicate chair de brochet, pimentée par la présence du virus DSH 51 et proliférèrent, au grand plaisir d'une colonie de bécassines qui vint tenir table ouverte sur les rives marécageuses du fleuve paresseux.
Les bécasses aiment tellement les vers de terre !


Pan, pan !
Deux coups de fusil troublèrent le matin calme et la sérénité de la rivière.
— À moi les petites bécasses ! se réjouit Gonzague, le chasseur, digne héritier de son père Gédéon de Saint Hubert, je vais me régaler !
Il se régala, il se goinfra, il s'empiffra tant et si bien du délicieux salmis de bécasses que lui prépara la cuisinière du château qu'il fut bientôt pris d'un grand malaise et qu'il en mourut.
— Gonzague de Saint Hubert est mort comme son père, d'une indigestion de bécasses ! diagnostiqua à nouveau le médecin, en chassant d'un geste négligent un moucheron qui tournait autour du visage du défunt, je crois que, dans cette famille, ils ont l'estomac bien fragile... conclut-il savamment.

1. Jouet qui monte et qui descend dans l'eau.
2. Nom d'une variété d'ablette (poisson).
3. Nom d'une variété de libellule.
4. Peau abandonnée par un insecte lors de sa métamorphose.
5. Arbre voisin du saule.