onk, le petit cochon noir, assis sur sa queue en torsade dans la boue de sa soue (1), regarde avec intérêt les autres animaux de la ferme. Il a envie de jouer.
— Viens avec moi la vache, on va bien s'amuser...
— Et pendant ce temps-là, qui donc fera le lait ? meugle l'interpellée.
— Viens ici le mouton et jouons à sauter...
— Je ne veux pas jouer à tes jeux de cochon.
— Joue avec moi la chèvre...
— Il paraît que tu as un caractère de cochon ! Non non non !
— Si tu joues avec moi, beau cheval, je serai pour toujours ton plus fidèle ami...
— Copains comme cochon ? Il n'en est pas question...
Il avise Miaw le chat, qui passe sur un mur.
— Veux-tu jouer avec moi joli chat, au jeu que tu voudras ? demande le goret tout noir et tout crotté.
— J'ai beaucoup de travail, des souris à chasser, et puis je ne joue qu'à des jeux dont tu ignores tout, répond le dédaigneux matou : chat touché, chat coupé et même à chat perché.
— Apprends-moi si tu veux, je serai bon élève tu verras !
— Je ne suis pas verrat (2) ! Quand tu seras plus propre, reviens me demander !
Et Miaw sur son mur passe sans s'arrêter.
Ronk, tout étonné, regarde bien son corps : un peu gris, un peu noir, il est comme d'habitude. Qu'a voulu dire ce chat ?
Il hausse les épaules et se tourne vers la niche du chien où, en chien de fusil, Waouh rêve de chasse.
— Veux-tu jouer avec moi, joli chien, au jeu qui te convient ?
— Tu vois bien que je dors, et quand on me réveille, j'ai une humeur de chien !
— Je veux juste jouer...
— J'ai beaucoup de travail, je dois monter la garde, et ta mauvaise odeur va me gâcher le nez.
Ronk essaye de sentir l'odeur qu'on lui reproche, mais nul ne peut connaître son odeur animale et Ronk ne sent rien, sinon quelques effluves venus du poulailler.
Là, superbe et prétentieux, les pieds dans le fumier, trône Rikicoco, un coq de basse-cour se prenant pour le roi.
— Quelles belles couleurs, quelle noble attitude, comme ta crête est virile et comme tu chantes bien ! Comment t'appelles-tu ?
— Je suis Rikicoco, et toi que me veux-tu ?
— Je ne veux que jouer, joli coq. Vole vite jusqu'ici, on va bien s'amuser.
— Mais tu n'y penses pas ! J'ai beaucoup trop à faire, surveiller la poulaille et me gargariser pour éclaircir ma voix.
Jouer dans cette boue ? Je risque de prendre froid et de laisser encore des plumes dans cette affaire !
Un peu désappointé, avide de jouer, Ronk passe du coq à l'âne. Mais l'âne refuse aussi.
— Jouer dans cette fange, marcher dans le lisier (3), moi qui ai déjà une croix à porter ! Par ma foi de Grison, il n'en est pas question ! Et puis j'ai du travail, je suis âne bâté et je dois tous les jours me rendre au grand marché.
Après l'âne, il n'y a plus personne à héler et Ronk ne sait plus à quel saint se vouer, quand arrive le fermier avec un seau de son.
Et notre porcelet, soudain émoustillé, gambade vers notre homme.
D'un coup de boutoir (4) des plus affectueux il le pousse au jarret pour le remercier de proposer un jeu.
L'homme n'a que deux pattes qui lui servent de pieds. Pour tenir dans la fange, c'est bien insuffisant et, sous la poussée bienveillante de Ronk, il tombe dans la soue et se couvre de boue.
— Quelle cochonnerie ! Que cette bête est bête !
Furieux et tout crotté, l'animal supérieur s'en va vers le bachal (5) pour tenter de laver la boue malodorante et promet de venir avec son grand couteau transformer cette tête de cochon d'animal en jambons, lardons, rillons et saucissons.
La colère est aveugle et l'homme n'a pas vu que la porte de la soue est restée entrouverte.
Ronk désappointé de ne pouvoir jouer passe par l'ouverture et part à l'aventure chercher d'autres amis.
Au fond de la forêt de chênes et châtaigniers, Ronk accumule les feuilles de l'automne et se fait une bauge spacieuse et confortable, et la grande futaie lui fournit à foison les cèpes et les châtaignes, les truffes et les glands dont il se rassasie.
Dans l'eau d'un bel étang, il va prendre son bain, se sèche en se frottant sur la mousse des berges et trouve sans peine pour jouer quantité de nouveaux amis : les biches et les chevreuils, les lièvres et les lapins et les beaux marcassins au pelage rayé qui tous ignorent le sens de travailler.
Un beau jour, sans rancune, il retourne à la ferme saluer les anciens. Là tous les animaux font cercle autour de lui.
— Tu es beau et bien propre, tu sens bon la nature ! Quelle est cette couleur ? Que t'est-il arrivé ?
— Depuis le moment que j'ai quitté la soue, je vis dans la forêt, je mange en abondance, je nage dans l'étang et peux batifoler dans les herbes des prés. Je suis sain, je suis propre, je vois la vie en rose, j'ai trouvé plein d'amis qui ne pensent qu'à jouer et n'entend plus du tout parler de travailler.
— Amusons-nous ensemble, tu es le bienvenu. Tu pourras nous apprendre à vivre en liberté.
— Je n'ai pas bien le temps, mais si vous m'en croyez, on est mieux loin de l'homme qui veut nous exploiter.
Le voici, je me sauve, sauvez-vous vous aussi, l'animal n'est pas fait pour vivre prisonnier.
1. Porcherie.
2. Autre nom du cochon mâle.
3. Fumier de porc.
4. Boutoir = groin = museau.
5. Bachat ou bachal : abreuvoir taillé dans un tronc d'arbre. (Patois savoyard).
6. Lieu où habite le sanglier.