PETITS CONTES ÉCOLOGIQUES

6. COT LE POULET

  était un adorable petit poussin encore tout jaune de son œuf natal.
Il ne connaissait pas ses parents et avait reporté tout son amour de petit être vivant sur les tubes infra-rouges de sa couveuse natale.
Ce n'est pas parce qu'il était un peu plus petit que ses deux cents frères et sœurs qu'on l'avait mis en couveuse, non, pour les poussins, ça se passe comme ça.
Depuis un peu plus d'une trentaine d'années, les bébés poules et les bébés coqs naissent dans des couveuses. Une mutation de l'espèce en quelque sorte.


Donc, Cot aimait beaucoup sa couveuse installée dans un coin du hangar d'élevage.
Il serait bien resté tout le reste de son existence blotti au milieu de ses semblables, dans la douce tiédeur de la lumière rouge, à picorer les restes de la délicieuse farine de viande aux hormones et aux antibiotiques qu'on leur servait chaque jour.
Les restes seulement car comme Cot était plus petit que les autres, il courait moins vite et arrivait toujours en retard au moment de la distribution automatique de granulés.
Comme il n'était pas assez fort pour se frayer un passage jusqu'à la mangeoire, ni assez égoïste pour marcher sur la tête de ses semblables, il attendait avec philosophie que ses frères aient fini pour commencer son repas.
Bien sûr, ne disposant que des restes, il grossissait beaucoup moins vite que les autres.

Un jour, sans aucune pitié pour sa petite taille et son besoin de chaleur et d'amour, les lumières rouges de sa couveuse s'éteignirent.
Comme les autres, il dût se résoudre à vivre sur les froids caillebotis en ciment du hangar en tôle.


Mais une lueur d'espoir pointait dans le gris de cet univers enfermé, une rumeur persistante courait parmi la confrérie : « il paraît que, quand on est grand, on nous emmène en voyage organisé ! »
Alors, pour grandir le plus vite possible, les poussins, devenus petits poulets, mangeaient à qui mieux mieux tout ce qu'on leur servait : de la farine de viande au maïs transgénique en passant par les granulés de boues protidiques.
Tout leur semblait bon !
Cot, comme tous ses frères, aurait adoré voyager et faisait tout son possible pour picorer comme les autres, mais le pauvre n'avait toujours droit qu'à des restes.

La rumeur était fondée : six semaines après leur naissance, plus de la moitié des frères et sœurs de Cot était déjà partie voir d'autres pays qu'on disait merveilleux et d'où on ne revenait jamais.
Les trous dans les rangs de la volaille avaient été immédiatement comblés par l'arrivée de jeunots effrontés qui bousculaient tout le monde pour déjeuner les premiers à bec que veux-tu.
Cot, qui n'avait pas été sélectionné, déplorait ce manque de respect pour les anciens.
Trop malingre pour pouvoir rabattre le caquet des nouveaux venus, il n'avait toujours droit qu'aux miettes du festin et ne grossissait toujours pas. Un second puis un troisième voyage furent organisés sans que Cot, qui pourtant se sentait pousser des ailes, fut admis à y participer.


Un soir le pays fut secoué par une effroyable tempête.
Les tôles de la toiture furent emportées par les violentes rafales de vent.
Les poulets effrayés couraient dans tous les sens, ce qui bien sûr n'arrangeait rien.
Cot, inquiet malgré son âge et son expérience, se dressa sur ses petits ergots pour être prêt à toute éventualité.
C'est au moment où, pour les dégourdir, il ouvrait ses petites ailes de petit coq qu'une rafale de vent plus violente que les autres s'engouffra par le trou de la toiture et souleva notre Cot comme une plume.
Il se mit à battre des bras aussi rapidement qu'il put pour tenter de retrouver le sol mais ses rémiges (1) avaient poussé.
Aidé par le vent, il se mit bien malgré lui à s'élever dans l'air du hangar, passa par l'ouverture du toit et disparut dans la nuit.
Il se démena, agita ses jeunes ailes jusqu'à l'épuisement mais ne réussit pas à regagner son élevage natal et le vent l'emporta loin, très loin de son quartier de jeunesse.

Quand les rafales de vent se calmèrent et qu'enfin il put atterrir, le jour commençait à poindre.
Cot, qui ne connaissait que la lumière artificielle des lampes de son hangar, en fut d'abord tout effrayé. Mais il était courageux : un coq, même malingre, est un mâle et un mâle se doit de toujours cacher ses émotions.
Alors il se mit à marcher droit devant lui, tout surpris de ne pas trouver de limites à son nouveau logis.
Il arriva bientôt près d'une rivière.
Affamé par les efforts prodigués, Cot creusa le sable de la rive à la recherche de granulés mais il n'exhuma que de dégoûtants vers de terre.
Il chercha consciencieusement dans les prairies environnantes mais ne vit que des sauterelles cliquetant sur le sol et des escargots baveux sur les tiges des graminées qui, elles-mêmes, n'avaient à lui offrir que des graines sauvages.


Alors il continua son chemin et arriva bientôt près d'un bois, mais il ne trouva dans ce bois que de gluantes limaces sur le sol et des nids de piquantes fourmis au pied des bruyères.
Épuisé, démoralisé, Cot songeait à mourir quand une voix de crécelle le fit sursauter :
— D'où viens-tu ? Que fais-tu ici mon cousin ?
— Qui êtes-vous ? Pourquoi m'appelez-vous votre cousin ?
— Parce que nous sommes de la même famille mon cousin, comme ce faisan perché sur une branche et comme cette poule là-bas qui vit dans la rivière. Moi je me nomme Tétras (2), je vis dans les bruyères et je joue de la lyre. Mais tu ne m'as pas répondu mon cousin, où est donc ta patrie ?


— Je ne sais pas monsieur Tétras, la tempête d'hier m'a emporté très loin de ma batterie, je suis perdu et j'ai faim.
— Si tu ne sais pas où aller, tu peux rester ici.
— Merci monsieur Tétras mais ici, comment faire pour manger ?
J'ai cherché partout et nulle part je n'ai trouvé de granulés.
— On voit bien que tu viens de la ville ! Mais qu'attends-tu ? Tu n'as que l'embarras du choix entre les graines, les pousses et les baies, les loches et les vers, les sauterelles et les fourmis. Mange donc !
— Mais c'est dégoûtant tout ça !
— Ah ! Tu n'aimes que ce qui est bon, tu es un gourmet ! Eh bien tu as de la chance : la pluie de la nuit à fait sortir de délicieux escargots dans la prairie, va vite te servir !
— Manger des escargots ?



— Bien sûr, tous les coqs de France mangent des escargots et même quelquefois des grenouilles. Viendrais-tu d'Angleterre pour être si difficile ? Tu ne sais pas ce que tu veux !
— Oh si, je sais ce que je veux, monsieur Tétras, je veux retourner dans ma batterie.
S'il vous plaît, pouvez-vous m'indiquer le chemin qui y conduit ?
— Non, monsieur mon cousin, car je ne le connais pas. Il y a bien tout là-bas une grande route mais personne ici ne sait d'où elle vient, ni où elle va. Te voilà condamné à vivre en sauvage, mon cousin, mais tu t'habitueras !
Alors Cot se résigna.


Déplorant son manque de chance, avec une grimace de dégoût, il mangea, du bout du bec, la grossière nourriture campagnarde pour tenter de se remplumer.
Quelques jours plus tard, triste et malheureux, errant dans la bruyère, il aperçut, au loin là-bas, sur la grande route, roulant à toute vitesse, un gros camion à claire-voie d'où s'échappaient duvets, plumettes et caquètements de joie.
« Ce sont mes frères qui partent en voyage » soupira-t-il, « ils ont bien de la chance ! »



1. Les rémiges sont les grandes plumes des ailes.
2. Le tétras est un coq de bruyère.