PETITS CONTES ÉCOLOGIQUES

8. ESOX LE BROCHET

ÉDRIC était tout heureux du nouveau matériel de pêche qu'il venait d'acheter avec l'argent que la famille lui avait donné pour ses dix-sept ans et sa mention au baccalauréat : une canne légère en roseau pour le menu fretin et une autre en bambou beaucoup plus robuste munie d'anneaux et équipée d'un petit moulinet réserve de fil, pour pêcher le brochet.


Cédric grillait d'envie de partir vers la rivière pour essayer ses cannes à pêche mais le temps était au vent et à la pluie.
"Pluie d'été ne dure pas longtemps"
"Grand vent n'est pas pêchant"
"Petite pluie abat grand vent"
disent les proverbes.
Alors il prit son mal en patience et occupa la journée à fignoler son matériel.
Cédric avait longuement réfléchi aux meilleurs moyens de leurrer le poisson, il lui fallait le matériel le moins visible et le plus léger possible. Il décida donc de refaire sa ligne dédiée à la capture des goujons qui allaient lui servir d'appâts vivants : 5 mètres de fil de nylon de 12 centièmes de millimètre pour le corps de la ligne, 30 centimètres de 8 centièmes pour l'empile (1), un hameçon fin de fer numéro 20, un fin flotteur profilé en balsa vert et blanc équilibré par une série de plombs fendus numéro 8 et Cédric se trouva en possession de la plus que parfaite des lignes de pêche au petit.


Le temps ne s'améliorant pas, Cédric repensa également sa ligne de pêche au brochet.
L'énorme flotteur rouge que lui avait proposé le marchand ne le satisfaisait pas : trop gros, trop brillant, trop visible : une bouée de sauvetage capable par sa taille et son éclat d'effrayer toute la population de la rivière !
Il décida d'en fabriquer un lui-même à partir d'un vieux bouchon. Quelques coups de râpe pour lui donner une forme, un lissage au papier de verre, un trou percé à la chignole dans la longueur du liège, une brindille de bouleau pour servir d'axe et hop, voilà un flotteur bien terne que même le plus méfiant des brochets prendrait pour un morceau de bois dérivant.
Bouchon engagé sur un robuste mais souple fil de nylon de 30 centièmes de millimètre, il l'équilibra par une olive de plomb adaptée placée juste au-dessus d'un émerillon en métal terni et termina son montage par un bas de ligne de 20 centièmes (2) terminé par un hameçon simple numéro 6 (3).
Cédric savait qu'il prenait le risque de voir sa ligne sectionnée car les dents du brochet sont acérées et coupantes mais cela valait mieux que d'attendre des heures avec l'espoir de tomber sur un poisson naïf ou suicidaire.
Il lui restait à trouver des appâts. Cédric, se munit d'une boite en fer blanc, d'une vieille casserole et d'un tamis au fin treillage et profita d'une accalmie pour faire un saut en vélo jusqu'au marais aux iris.
En équilibre sur une grosse touffe d'herbes émergentes, à l'aide de la casserole il racla la vase du fond et la tamisa ensuite soigneusement. Parmi les débris trop gros pour être évacués apparurent les précieux vers de vase, larves rouges des moustiques de l'été.
Bon, me voici paré. J'espère que demain il fera beau.


Le lendemain matin, Cédric se leva à l'aube.
Quelques filaments de brume accrochant la cime des peupliers annonçaient une journée splendide. Il déjeuna rapidement puis, tout excité, accrocha les gaules et l’épuisette au cadre de son vélo, fixa la goujonnière sur le porte-bagages et, musette en bandoulière, sauta sur la selle.
La rivière paresseuse serpentait à deux kilomètres de l'habitation de ses parents. Doublée par un canal, elle n'était pas navigable mais une sente de terre en suivait la rive. La bicyclette cahotait sur les cailloux, glissait dans les ornières, sautait sur les plaques d'herbes du chemin peu fréquenté.
Les buissons débordants fouettaient les jambes de l'adolescent.
Cédric avait décidé de tenter sa chance au niveau du grand méandre. Les buissons cédèrent la place aux arbres de la peupleraie mais aussi aux orties qui poussaient librement sous son couvert, urtiquant les jambes nues de l'adolescent qui n'en avait cure.
Cédric s'arrêta à 20 mètres de l'emplacement qu'il avait choisi, appuya son vélo contre le tronc d'un peuplier et, loin de la berge, monta méticuleusement ses cannes. Il fixa une sonde de plomb au bout de sa ligne fine et, silencieux comme un chat en chasse, s'approcha de l'eau.


En partie masqué par les joncs du bord, il mesura la profondeur de la rivière en amont, devant lui puis en aval, et régla le flotteur de façon à ce que l'hameçon, entrainé par le faible courant, glisse au ras du fond de l'eau.
Au milieu de la rivière, un petit poisson argenté fila en effectuant de petits sauts. (4) Plus près du bord, d'autres poissons sautèrent en éventail. (5)
« C'est un bon coin » pensa Cédric en s'asseyant dans l'herbe drue de la rive.
Il se sentait bien, le soleil commençait à chauffer, vaporisant la rosée perlant sur les brins d'herbe.
Des libellules aux ailes d'un bleu électrique voletaient près des joncs, une grosse limace orange croquait avec appétit une feuille de bardane avec de tout petits bruits « cric croc cric ». Sur la rive d'en face un martin-pêcheur rouge et bleu, perché sur une branche d'aulne, scrutait la surface de la rivière.


« Les martin-pêcheurs se postent là où ils trouvent du poisson » se réjouit-il.
Cédric accrocha un ver de vase à l'hameçon, fit doucement descendre sa ligne en amont et suivit des yeux le flotteur qui dériva lentement.
Cinq fois, dix fois, vingt fois il relança sa ligne, mais rien... pas une plongée, pas une touche, même pas un frémissement. « Les poissons sautent en surface donc je pêche trop profond » pensa-t-il.
Il rapprocha le flotteur de la plombée, changea de ver de vase et fit lentement descendre la ligne près d'un petit massif de nénuphars. Aussitôt le flotteur plongea ! Cédric ferra avec délicatesse et sentit les trépidations de l'animal pris au piège. Cédric souleva la ligne et recueillit dans sa main gauche un poisson d'une quinzaine de centimètres, vert jaunâtre, au dos zébré et à la gueule pointue.
« Mais c'est un minuscule brochet, un alevin ! » s'exclama-t-il pour lui-même. « Je vais le mettre dans ma goujonnière, je le relâcherai tout à l'heure. »


Pendant plus d'une heure, Cédric pêcha, varia le fond, changea d'appât, multiplia les « relachées » et les « soulevées » de flotteur pour faire vivre le leurre mais rien, désespérément rien, la rivière paraissait vide. Dans la goujonnière le petit brochet flottait ventre en l'air.
« Oh, flûte, il est mort le pauvre !
Qu'est-ce que je fais ? Il n'y a rien dans ce coin. À moins que… »
Cédric saisit son autre canne, attacha le petit poisson mort au robuste hameçon et le mit à l'eau près du massif de nénuphars. Le bouchon s'immobilisa puis vibra avant de plonger brusquement, encore un peu visible sous 50 centimètres d'eau.
« Ça y est, j'ai un départ (6) ! » se dit-il. « Il faut que je rende du fil pour éviter toute résistance. »
Le bouchon remonta un peu puis replongea plus profondément.
Cédric connaissait la technique du brochet en chasse : celui-ci attrape d'abord sa proie par le travers et la serre fortement dans ses mâchoires puis il la retourne avant de l'avaler tête d'abord.
Pour lui laisser le temps, Cédric compta lentement jusqu'à soixante puis remonta doucement sa ligne jusqu'à percevoir la masse du poisson.


Soudain la ligne se tendit et fila vers le milieu de rivière.
Cédric ferra d'un ample mouvement et sentit immédiatement la puissance de l'animal piégé. Il s'appliqua à contrarier les déplacements du poisson : canne inclinée à droite quand le fil se tendait à gauche, canne à gauche quand la ligne filait vers la droite. La lutte dura cinq longues minutes. Petit à petit il réussit à ramener sa prise vers le bord et la surface de l'eau.
De la main gauche, il mit l'épuisette à l'eau, amena le poisson au-dessus et leva. La ligne se détendit en sifflant.
« Aïe, je viens de casser » se dit-il. « Vite ! »
Il jeta sa gaule sur la berge et des deux mains souleva l'épuisette alourdie qu'il posa derrière lui sur le gazon.
Et là surprise !
Dans l'épuisette Cédric vit non pas un, non pas deux mais trois poissons dont deux soubresautaient pour se libérer des mailles du filet.
L'alevin était encore coincé dans les dents d'un brocheton de 35 cm dont la tête était engagée dans la puissante gueule d'un brochet du double de sa longueur !


Un seul hameçon avait réussi à piquer le coin de la gueule de trois poissons ! Cédric appuya la main gauche sur le corps du gros brochet et ôta l'hameçon auquel pendait un bout de nylon tranché net.
L'alevin n'était certes pas ressuscité mais le deuxième brocheton dont le corps était marqué par les dents du brochet adulte était encore plein d'énergie, sautant et sursautant dans le filet de l'épuisette.
« Trop petit pour être gardé » se dit Cédric qui le saisit derrière la tête pour éviter les coups de dents et alla le poser délicatement dans l'eau peu profonde devant le massif de nénuphars.


L'animal, d'abord sur le flanc donna quelques coups de nageoires puis disparu sous les feuilles flottantes.
« Pourvu qu'il survive ! » pensa le sensible jeune homme qui lança ensuite l'alevin au loin vers la rive du martin-pêcheur.
Songeur, Cédric contempla sa superbe prise. « Plus de deux kilos » murmura-t-il. « Comme c'est triste de détruire sa propre descendance. Pas étonnant que je n'arrivais pas à attraper le moindre petit poisson dans ce coin avec de tels prédateurs...
Si je n'avais pas été là pour l'attraper, il aurait sûrement fait d'autres dégâts parmi les siens...
À moins qu'un autre brochet, monstrueux cette fois, ne le mange à son tour...
Je suis probablement le seul prédateur de ce prédateur.»


1. L'empile ou bas de ligne (fil de moindre résistance) permet de ne pas tout perdre en cas de casse.
2. Un fil de 8/100 a une résistance de 0,7 kg. Un fil de 12/100 a une résistance de 1,3 kg. Un fil de 20/100 a une résistance de 2,3 kg et un fil de 30/100 a une résistance de 6 kg.
3. Plus le numéro est élevé, plus l'hameçon est petit.
4. Un poisson fuit de la sorte lorsqu'il est chassé par une perche.
5. Des poissons sautant en éventail trahissent une attaque de brochet.
6. La touche du brochet s'appelle un départ.