Le train ralentit brusquement, faisant saluer les voyageurs assis dans le sens de la marche. Les freins ajoutent un couinement suraigu au martèlement rythmé des roues sur les joints de dilatation des rails. Couronnant la montagne de Laon, visible depuis plusieurs kilomètres déjà, les dentelles de la cathédrale se précisent.
Dominique, lève les yeux vers sa petite valise en carton bouilli qui oscille au rythme du convoi dans le filet porte-bagages. Il en refait mentalement l’inventaire : fournitures scolaires, affaires de toilette, un pyjama tout neuf, son pull-over gris, des sous-vêtements de rechange et même quelques morceaux de sucre pour pallier une éventuelle fringale lors des épreuves. Non, sa mère n’a rien oublié. Il est paré. Il jette un coup d’œil à sa montre : trois heures et demie. L’arrivée est prévue à quinze heures trente-quatre. Le train va être à l’heure, comme toujours.
— Tu passes le concours d’entrée toi aussi ?
Dominique tourne la tête vers l’importune : une petite brunette d’une quinzaine d’années aux yeux trop clairs dans un visage trop triste. Elle était déjà dans le compartiment lorsqu’il est monté dans le wagon. Seule. Un simple bonjour–bonjour avait été leur unique relation depuis Tergnier.
— C’est à moi que tu parles ?
Elle hausse imperceptiblement les épaules.
— Oui. Je te demandais si tu allais à Laon pour passer le concours d’entrée à l’E.N ?
— Tu as deviné ! Donc toi aussi, je suppose...
— Tu as deviné également. Comment t’appelles-tu ? Moi, c’est Marie-Jo.
— Dominique.
— Alors bonne chance Dominique.
Le train accentue son freinage. Marie-Jo se lève et tente de récupérer son bagage dans le filet.
— Laisse, je te l’attrape.
— Merci, tu es gentil. Je ne suis pas bien grande mais j’ai quand même la taille requise pour devenir institutrice !
— C’est quelle altitude pour une fille ?
— Un mètre quarante-deux et je mesure un mètre quarante-cinq !
Le convoi s’immobilise avec une secousse dans un dernier grincement de métal maltraité. Le garçon descend le premier puis se retourne pour prendre la valise de l’adolescente.
— Donne ! Les marches des trains sont trop hautes pour les naines avec valise !
— Je n’aime pas bien qu’on se moque de moi !
— Ne te fâche pas, je plaisante.
— J’aime mieux ça. Où est-ce que tu loges ? Moi je vais chez une tante qui habite rue du rempart Saint-Rémi. Je sais que c’est sur le plateau mais où exactement... Tu connais Laon ?
— Non, pas bien. Je sais simplement où se trouve l’école normale d’instituteurs. Je vais loger deux nuits à l’internat du lycée de garçons qui est juste à côté. Comment tu montes, les grimpettes ou le dur ?
— Le quoi ?
— Le dur ! Le funiculaire, le train à crémaillère quoi !
— Si tu parlais normalement, je te comprendrais mieux ! Oui, je prends le dur comme tu dis. Toi aussi ? Où est-ce qu’on prend les billets ?
— Suis-moi.
Les adolescents s’asseyent face à face sur les inconfortables banquettes en bois lustré de l’unique wagon du train à crémaillère. Valise coincée entre les jambes, Dominique regarde dans le vague tandis que la fille se mordille nerveusement le coin d’un ongle, trahissant son inquiétude. L’enjeu du voyage vient de les rattraper. C’est elle encore qui relance la conversation.
— Tu penses que tu vas réussir ?
— Tu sais, je suis en seconde au collège de Chauny. En seconde, ça donne une chance de plus. Si c’était un examen, je serais assez tranquille. Évidemment dans un concours, on ne peut jamais être sûr... Et toi, tu es d’où ? Tu as peur ?
— Je suis en troisième à Saint-Quentin. Oui, j’ai peur. J’ai toujours peur quand un professeur m’interroge, à plus forte raison quand je passe un examen. Dans ces cas-là, c’est épouvantable, j’oublie tout, j’ai comme un trou noir dans la mémoire, je panique, je perds mes moyens. Heureusement qu’à l’écrit ça va beaucoup mieux. On commence par quoi demain ?
— Français. Orthographe, grammaire, commentaire de texte le matin et anglais l’après-midi. Les maths, c’est après demain. Tu es bonne en maths ?
— Beaucoup moins qu’en français. Dis, tu m’aideras à trouver la rue du rempart Saint-Rémi ?
— Tu es peut-être bonne en français, mais tu ne sais pas lire ! Regarde ce qui est écrit sur la plaque, là, sur la muraille.
Le funiculaire arrivait au niveau de la ville haute en longeant une partie des fortifications moyenâgeuses.
— Rempart Saint-Rémi ! Oh, je n’avais pas vu ! Chouette, c’est tout près, je n’aurai pas beaucoup à marcher...
— Tu as bien de la chance. Pour moi, c’est à l’autre bout du plateau. Ça y est, on arrive.
Le wagon s’arrête sur la plate-forme supérieure dans un dernier cahotement. Les adolescents descendent sur le mini-quai et se regardent, gênés, indécis.
— Bon, alors on se dit au revoir tout de suite ou...
Marie-Jo tend résolument la main vers le garçon.
— Au revoir Dominique, et bonne chance pour demain.
— Bonne chance pour toi aussi, Marie-Jo.
Cela lui fait quelque chose de toucher la petite main fraîche de la fille et de prononcer son nom. Il la regarde s’éloigner vers le rempart, frêle, menue, presque insignifiante. Elle ne correspond pas du tout à l’idée qu’il se fait d’une normalienne.
« Elle n’est pas très belle... à part ses yeux peut-être. Mais sympa quand même... » se dit-il à mi-voix. Il se secoue et saisit la poignée de sa valise. « Bon, cette fois, il faut y aller, ce n’est pas le moment de penser aux filles ! » Il traverse la place de l’hôtel de ville et se dirige vers la rue Saint-Jean d'un pas décidé.