Un cumulus bourgeonnant masque le soleil. Les briques rouge sombre des murs fortifiés du lycée de garçons prennent un aspect sinistre.
Intimidé, mais mu par l’impérieuse nécessité du devoir, Dominique toque de l’index recourbé à la porte de la loge. Le concierge du lycée ouvre le fenestron de son local et aboie :
— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
— Bonjour monsieur...
— Oui, bonjour, bonjour, alors ?
— Je passe le concours d’entrée à l’école normale demain et...
— L’école normale c’est plus loin dans la rue de la République !
— Oui je sais, mais j’ai l’accord pour manger et dormir au lycée ce soir.
— Comment vous vous appelez ?
— Dominique Devalois.
— Où sont les autres ?
— Je suis tout seul...
— Non, vous êtes cinq. Et puis c’est pas maintenant. Présentez-vous à six heures avec les autres !
Le fenestron se referme avec un claquement définitif.
Un peu désemparé, Dominique reprend sa valise et tourne lentement les talons. La cloche de l’église Saint-Martin sonne quatre fois. Il vérifie machinalement. Sa montre, cadeau de communion solennelle, confirme : deux heures à patienter. Retourner en ville ou attendre là ? Il décide finalement de continuer la rue en direction de l’école normale. Le soleil réapparaît, lourd et piquant. Dominique passe la valise dans sa main gauche et, tout en marchant, défait les boutons de son blouson de toile beige.
L’école normale d’instituteurs apparaît, imposante. Ses murs de brique appareillés de pierres blanches et son toit d’ardoises lui confèrent l’élégante majesté des constructions de style Louis XIII. Devant le bâtiment, protégé par de solides grilles en fer forgé, un monument aux enseignants morts pour la France témoigne de la reconnaissance de la République. Seul devant l’imposante bâtisse, Dominique se sent tout petit, comme écrasé par un proche avenir qu’il ne domine pas.
Certes, il s’est inscrit volontairement pour passer ce concours. Il n’a pas hésité une seconde avant de signer l’engagement décennal qui, en cas de réussite, le liera pour longtemps à l’État et au Département. Ses parents, ouvriers de bien modeste condition, l’ont poussé dans cette voie qui permet aux enfants de pauvres de gravir un échelon dans la hiérarchie sociale.
Mais a-t-il vraiment envie de devenir instituteur ? Sa pensée s’évade et se fixe cinq années en arrière. Il est dans sa classe de cours moyen, les rayons du soleil se matérialisent dans la poussière de craie. Il revoit le tableau noir, l’écriture appliquée et les dessins multicolores. Il entend le maître expliquer à sa classe sous le charme la germination épigée du haricot. Oui, comme lui il a envie de devenir un être omniscient, admiré et respecté, mais aura-t-il assez d’intelligence et de connaissances pour réussir ce difficile concours ?
Il pose sa valise au sol. La poignée trop mince lui scie les jointures des doigts. Il s’assied sur le muret supportant les grilles et frotte ses phalanges endolories. Au-delà des remparts, des maisons et de la cathédrale, dans la légère brume bleutée des lointains, le vert tendre des champs contraste avec l’émeraude sombre des bois qui escaladent les coteaux. Tout est beau, calme et serein dans la chaleur de ce début d’été.
Un bruit métallique le tire de sa rêverie, une porte intégrée à la grille vient de se refermer en vibrant. Sortant de l’école, un homme corpulent, l’œil et le cheveu noirs, lui jette un regard rendu soupçonneux par d’épais sourcils sombres. Gêné, Dominique reprend son bagage, traverse la rue et repart vers le centre-ville.
L’air est de plus en plus pesant mais il n’a pas l’idée d’ôter son blouson. Comme il passe devant l’église, la cloche égrène cinq coups. Cette fois, il ne vérifie pas : encore une heure à patienter. La chaleur réverbérée par les murs de pierre blanche des maisons, les pavés inégaux de l’étroit trottoir, le poids de la valise lui distendant le bras rendent sa progression malaisée. L’enseigne bleue d’un bar café lui fait prendre conscience qu’il a soif. Dans la poche pectorale de son vêtement, sur le billet de cinq cents francs donné avec autant de recommandations d’économie par sa mère juste avant son départ, il lui reste encore trois cent cinquante francs après l’achat du billet du funiculaire. La soif est la plus forte, il entre. Un verre de limonade lui coûte quatre-vingts francs.
Dix minutes avant l’heure prévue, Dominique se présente devant la conciergerie du lycée. Un autre jeune à valise attend déjà, l’air inquiet.
— Salut, tu viens d’où ?
— Moi, de Villers-Cotterêts, et toi ?
— Je suis de Chauny.
Trois autres jeunes les rejoignent mais la conversation ne démarre pas. Ils ont pourtant un point commun mais le sujet est trop angoissant, personne ne veut en parler. À l’heure dite, le concierge sort de sa loge, les contemple sans sourire et leur intime l’ordre de se présenter au bureau des surveillants.
Celui qui les prend en charge, mécontent de ce surcroît de travail, leur ordonne d'attendre l’heure du repas et les plante là.
Dans la grande cour de récréation, des lycéens improvisent une partie de football. La balle, une balle de tennis grisâtre, est usée jusqu’à la trame. Une âcre poussière de terre sèche s’envole sous les pieds des adversaires mais Dominique ne s’intéresse pas au match. Pour lui, les joueurs n’ont pas de couleur, plus de visage ; même leurs cris lui semblent lointains. Le temps n’existe plus, sa vie est entre-parenthèses.
Le repas, pris à sept heures, lui semble insipide. Le réfectoire est sombre et bruyant, l’air, lourd et huileux, est plein de cliquetis, de raclements et de rires étouffés ; mais les sons ne l’atteignent pas. Ses sens sont comme déconnectés, il vit dans une bulle. Ce monde n’est pas le sien.
Après une nouvelle et interminable séquence d’inactivité dans la moiteur d’une salle de classe encore chaude du soleil de l’après-midi, chacun se voit enfin octroyer un lit dans l’immense dortoir des moyens. Ils sont disséminés sans avoir eu vraiment la volonté de faire connaissance, mais qu’importe ! Pour le moment ce ne sont pas des amis mais des concurrents. Le lit attribué à Dominique se trouve placé entre ceux de deux lycéens. A sa droite dort un adolescent de taille moyenne. L’aspect de son visage dérange : c’est celui d’un homme, bleu de barbe naissante. Son voisin de gauche, bavard impénitent, se met à lui expliquer le pourquoi des comment qu’il ne demande pas. ...et que celui qui est à côté de toi n’a que quatorze ans mais qu’il se rase déjà deux fois par jour, et qu’il a plus de barbe que les professeurs, et que ce n’est pas de sa faute mais qu’il est comme ça...
— Silence les nouveaux ! fait la voix autoritaire et injuste du surveillant d’internat depuis son box de fonction.
Le bavard baisse le ton mais continue à exposer les heurs et malheurs de sa vie d’interne au lycée de Laon ... et que la plupart des autres rentrent chez eux tous les samedis, mais que lui il ne peut pas, parce qu’il habite trop loin et que ses parents qui sont commerçants ont une voiture mais qu’ils...
— Toi là-bas, l’apprenti normalien, si tu ne veux pas comprendre, tu vas passer le reste de la nuit dehors ! tonne la voix.
Dominique, ulcéré, se le tient néanmoins pour dit. Il tourne le dos au bavard irresponsable. Sûr de sa bonne foi, il ne peut cependant se permettre le luxe d’un conflit. Les deux jours qui viennent sont trop importants ; rien ne doit le distraire du but qu’il s’est fixé : réussir !
Sur le mur du dortoir, projetée par la lumière d’un réverbère de la rue, l’ombre des feuilles d’un arbre bouge sous l’effet d’un vent indétectable. Dominique en suit longuement les errements. Il faut pourtant qu'il dorme pour être en forme le lendemain, mais le sommeil tarde vraiment à venir ce soir-là : trop d'inquiétude, de dépaysement, d'inconnu, de solitude.