Peu avant la fin du repas du soir, après le départ de l’économe, les anciens se mettent à frapper les verres à l’aide des manches métalliques des couteaux. « Pomme au lard » monte sur sa table au milieu des assiettes vides, suivi par les regards complices de ses copains de promotion et l’œil amusé des « deuxième année. »
— Oh, les bleus, écoutez bien ! Après le repas, à sept heures et demie, tout le monde dans la salle des fêtes ! S’il y en a qui oublient, ils se rendront vite compte que les absents ont toujours tort !
Sur ces paroles sibyllines, tous les anciens se lèvent comme un seul homme et quittent rapidement la salle à manger.
— Qu’est-ce qu’ils nous veulent encore ceux-là ? demande Maillard.
Gutry lui répond :
— Demandons à un « deuxième année ». Hé, machin, qu’est-ce qu’ils veulent faire ce soir ?
— Je crois que c’est une réunion pour rigoler. Une prise de contact sympa. On y va tous !
— Et nous, qu’est-ce qu’on fait ? insiste Maillard.
— Écoutez, je crois que ce serait mieux d’essayer de s’intégrer. De toute façon, tant qu’on est en groupe...
Quand les nouvelles recrues entrent dans la salle des fêtes, les deux autres promotions sont déjà là. Les jeunes gens sont appuyés contre trois des murs de la pièce. L’espace de la porte refermée est immédiatement occupé par deux adolescents qui s’y adossent. Regards anxieux et mines inquiètes, les nouveaux, ne pouvant disposer de la protection d’un mur, obligés de rester au milieu de la salle se rapprochent les uns des autres, instinctivement.
Le chef d’orchestre des pommes au lard monte sur l’estrade et lève les bras pour réclamer le silence. Il fait semblant de s’adresser à tous, théâtralement :
— Messieurs, je vais vous poser une question, une simple question, une question de bon sens, répondez-moi tout aussi simplement.
Il marque une légère pause.
— Messieurs, QU’EST-CE QU’UN BLEU ?
Formidable chœur des normaliens :
— DE LA MERDE !
Les vitres en tremblent. L’orateur prend une mine contrite :
— Mais alors, qu’est-ce qu’une promotion de bleus ?
— UN GROS TAS D’MERDE !
— Mon Dieu mon Dieu, mais il faut commencer tout de suite leur éducation et leur apprendre à se démerder ! Cette difficile mais noble tâche va vous être confiée, honorables anciens ! Et pour vous aider à retrouver votre progéniture pédagogique dans ce gros tas de merde, les nouveaux vont spontanément s’aligner par ordre d’entrée...
La voix de l’orateur passe du ton du persiflage doucereux à celui du commandement.
— En ligne les bleus, afin que votre vénéré grand-père puisse vous reconnaître ! Plus vite ! Plus vite que ça !
Et maintenant, en signe de respect pour son glorieux ancien, chaque bleu va lui faire l’hommage de cinq pompes.
Chœur des anciens :
— Oui, des pompes, des pompes, des pompes...
Ils rythment l’air des lampions en tapant des mains et des pieds ; le vacarme atteint une rare intensité.
— Nous avons donc dit : dix pompes ! Allez, exécution, tout de suite ! À plat ventre ! Le dernier en fait cinq de plus ! Allez, tous ensemble ! On récite en montant : c’est la vie d’château... on baisse maintenant, on récite : pourvu qu’ça dure ! À vous, c’est la vie d’château... Plus fort ! Pourvu qu’ça dure... C’est mou... Plus vite ! Plus haut ! Plus tendu ! C’est trop lent ! Plus bas, le nez sur le ciment ! Mais qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu de l’Instruction Publique pour mériter une bleusaille pareille, nom de Dieu !
Maintenant tout le monde à genoux, bras croisés, assis sur vos talons ! Sachez que jamais vous ne devez regarder un ancien dans les yeux et encore moins lui adresser la parole. C’est tête baissée que vous répondrez quand celui-ci poussera la gentillesse jusqu’à vous parler !
Chœur des anciens :
— Oui, oui, tête baissée, tête baissée, tête baissée...
— Baissez la tête les bleus ! hurle le chef d’orchestre.
Sachez aussi que les « deuxième année » ne sont pas des anciens, ils ne peuvent pas vous commander. Ils sont là pour rigoler, pour voir, pour apprendre. Ce sont des « croûtons », on les appelle les « croûtons ». Pour l’instant, tant que les « supers » sont en stage, seuls les anciens ont le droit de commander !
Chœur des anciens :
— Oui, seuls les anciens ! Les anciens, les anciens, les anciens !
— Maintenant, chaque étron va se présenter et indiquer à l’honorable société des anciens son nom et son rang d’entrée. On commence par le major !
— Heu, Gutry Alain, reçu premier.
— Un major, c’est forcément un matheux. À fin de vérification, ton vénéré grand-père va te donner un problème à résoudre pour mardi prochain. Grand-père s’il vous plaît ?
— Avant de reconnaître ma progéniture, je désire savoir si elle touche sa bille, alors l’exercice est le suivant : « quel est le volume de la salle numéro un, numéro un comme major bien entendu, quel est son volume donc, en billes cubes ! »
Les croûtons s’esclaffent, les anciens trépignent.
— C’est un sujet digne d’un roi ! Et il pousse la magnanimité jusqu’à fournir la bille ! Passons au sous-étron suivant. Bleu numéro deux, présente-toi !
— Heu Debarge Yves, numéro deux.
— On lit sur son faciès embinoclé que c’est un scientifique. Il doit l’être puisque petit fils d’un éminent chercheur. Quel sujet de devoir as-tu trouvé grand numéro deux ?
— « Pourquoi le héron est rond quand le zébu a bu. »
— Formidable, on applaudit l’ancien ! Crottin qui suit ?
— Je m’appelle Millet Bernard, je suis entré en troisième place...
— Mais c’est un bavard le bleu ! Sujet littéraire peut-être père-grand ?
— Un sujet allitéraire plutôt ! « Pourquoi tue-t-on tant de taons de temps en temps ? »
— Une ovation pour tant de dextérité vocabulairienne messieurs. Applaudissez aussi les bleus ! Bon, continuons notre œuvre éducative, colombin suivant ?
— Carbonneau Denis, numéro quatre.
— Ton ancien puissance trois, le numéro soixante-quatre... Merci messieurs merci, n’applaudissez pas, c’est une simple question de calcul mental ! Ton ancien donc va te donner ton devoir du soir.
— Sujet poético-mathématique : « En fonction du clair de lune, calculer le clair de l’autre. »
— Bravo cher collègue, belle équation, ça c’est du second degré ! Fiente suivante...
— Rossman Jacques, entré cinquième.
— Son grand-père nous dit ?
— Le sujet de philosophie que voici : « De deux choses l’une, l’autre le soleil. »
— Voilà qui est pensé ! Crotte qui suit ?
— Dominique Devalois, numéro six.
— Un sujet mathématique dont le résultat est connu depuis deux générations de normaliens : « Quelle est la surface de la cour de notre glorieuse école, en allumettes carrées. » La marge d’erreur ne doit pas excéder... allons, soyons large, mille unités. Bien entendu aucun instrument de mesure métrique n’est toléré !
— Bien entendu. Le suivant, c’est un beau brun !
— Maillard Christian, septième...
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— La première leçon est terminée, bleusaille. Avant de vous retirer, vous allez vous prosterner avec humilité devant votre grand-père pédagogique.
— À plat ventre maintenant ! Pour le plaisir, récitez-nous encore la vie de château, cinq fois seulement... Voilà...
Allez mes enfants, vous pouvez sortir, en ligne et tête baissée...
Rendus à la liberté, dans la lumière déclinante du jour qui s’achève, les bleus s’entre-regardent, effarés, ahuris, incrédules. C’est donc ça l’École Normale ! C’est ça l’Élite de la Nation !
Certains tremblent, d’autres serrent les dents et les poings, quelques visages se détournent pour ne pas laisser remarquer l’humidité de leurs yeux. Un cercle se forme spontanément.
— Est-ce qu’on va se laisser faire sans réagir ? interroge Dominique Devalois.
Gutry, le major prend la parole :
— Le bizutage commence ! Je vous ai dit que ça existait dans les EN. Vous avez remarqué qu’il n’y a personne, ni le dirlo, ni l’Économe qui fait tout, ni le pion, personne ! Pourtant, ils en ont fait du bruit ces cons là. On ne peut pas grand-chose contre les traditions, Bon, la tête baissée, les pompes, ça ne fait pas bien mal ! Leurs chœurs, leurs tentatives d’intimidation verbale, on s’en fout. Leurs devoirs, c’est plutôt marrant. Mais si un groupe d’anciens nous cherche vraiment, il faut qu’il y ait toujours un témoin ou quelqu’un qui puisse prévenir les autres. Je pense que tant qu’ils sont en nombre, donc qu’ils se sentent en force, ils font les fiers, mais si on est au moins aussi nombreux qu’eux, ils n’oseront pas aller trop loin.
— Comment il s’appelle ce grand con de chef d’orchestre ?
— La pomme au lard ? Je crois qu’il s’appelle Loiseau.
— Ah, c’est lui Loiseau...
— On les fait alors leurs conneries de devoirs ?
— Écoutez, on n’a pas encore beaucoup de boulot, on peut s’y coller non ?
— Comment tu vas faire avec tes billes ?
— L’enfance de l’art ! Je calcule le volume de la classe : longueur par largeur par hauteur. Je convertis en centimètres cubes. Je calcule le volume de la bille : quatre tiers de pi par rayon au cube. Je divise l’un par l’autre, ce n’est pas plus difficile que ça !
— Chapeau ! fait Maillard. Mais à moi, ils m’ont demandé vingt synonymes du sexe de l’homme. Je n’en trouverai jamais autant !
— Mais si, on va t’aider, n’est-ce pas les gars ?
— Ouais heu... pine !
— Bite, quéquette...
— Dans la bonne société il est question de verge ou de pénis, avec le petit doigt en l’air, bien évidemment !
— À la maison, on dit boudine, c’est con hein ?
— Chez moi on est pudique, on dit pas.
— Queue, manche, pilon, heu... mandrin, dard...
— Sboube, zob, zobi...
— Tige, vi...
— Nœud, zizi, kiki...
— J’ai lu que dans le temps ils appelaient ça un braquemart.
— Merci mes mecs, merci. Il faudra me répéter ça tout à l’heure pour que je les note par écrit, hein ?
— Bitoune, tu en veux d’autres ?
— N’en jetez plus, n’en jetez plus !
— Biroute !