C’est dimanche. Le groupe a éclaté. Certains, peu nombreux, sont allés à la messe, l’Instruction Publique est tolérante ! D’autres, dans la salle numéro un, jouent au bridge, quelques-uns lisent. Un petit groupe, près de la porte, fume la cigarette puisque c’est permis. Dominique, avec son coéquipier Dauchez préfère consacrer la matinée à l’entraînement. Monsieur Belmont a bien voulu leur confier le moins bon des trois ballons de basket-ball de l’école.
Celui-ci, trop peu gonflé, rebondit mal sur le sol en cendrée ; l’anneau, mal fixé bouge beaucoup mais qu’importe ! Ils multiplient les séries de passes, les tirs au rebond, les lancers francs. Infatigable, Dominique ajoute quelques séries de sprints courts pour améliorer sa vitesse de base et des exercices de détente verticale, touchant à plusieurs reprises l’anneau branlant. Le sport lui permet d’évacuer l’angoisse latente qui l’habite depuis quatre jours.
Il se sent bien sur le stade.
À midi, rouges, suants, essoufflés, ils rentrent à l’école et montent aux lavabos se rafraîchir le corps au gant de toilette. La salle de douche, située dans le sous-sol, ne leur est accessible que le vendredi soir. Dominique ne se plaint pas : chez ses parents, on se lave encore à l’évier et à l’eau froide !
L’après-midi, dérogeant au principe pourtant adopté en commun, il décide d’aller se promener, seul. L’axe principal de la ville haute lui est familier. Il déambule, mains dans les poches, s’imprégnant de l’ambiance. Les rues sont animées, le Lion d’Argent est plein de normaliens buvant la bière ou maltraitant le baby-foot. Par la porte ouverte s’échappent des bouffées de « Platers » : Only you...
Dominique néglige l’invite de Carbonneau qui, de l’intérieur, lui fait signe d’entrer et poursuit son chemin. Il passe devant l’hôtel de ville, s’attarde à l’arrivée du funiculaire. Tout en bas, derrière la gare, les voies du chemin de fer se multiplient, naissent les unes des autres, aiguillent des rames lilliputiennes. Cela ressemble au train mécanique dont il a toujours rêvé sans jamais l’obtenir. Ses parents étaient trop pauvres...
Dominique reprend sa promenade, enfile l’étroite rue Châtelaine jusqu’à la place du Parvis. La merveilleuse cathédrale Notre-Dame, l’élévation imposante et légère de ses tours en dentelles l’emplissent d’admiration. Rien de semblable chez lui à Chauny. La ville a été rasée pendant la grande guerre et il ne reste aucun monument. Il pousse jusqu’à la citadelle, traîne ses pieds dans les premières feuilles éparses des tilleuls de la promenade, laisse son regard se perdre dans les lointains embrumés de la plaine du Laonnois.
Le soleil commence à baisser quand il décide de rentrer. Rue Saint-Jean, il croise une bande d’anciens mais ceux-ci, trop occupés à rigoler, ne lui accordent pas un regard. Arrivé au niveau de l’église Saint-Martin, pris d’une soudaine inspiration, il change sa route et se dirige vers le lycée. Il a un sourire méprisant en pensant au surveillant d’internat. Pauvre type !
Contournant le lycée, il emprunte un passage qu’il ne connaît pas et se retrouve soudain dans un havre de beauté, de verdure et de calme. Un monument à la gloire du père Marquette voisine avec les tours moyenâgeuses de la porte de Soissons. L’air est doux, les hêtres sont mordorés dans le soleil couchant, les marronniers laissent échapper leurs fruits luisants, des taches de lumière jouent sur les pierres blanches de la courtine. Dominique avise un banc public, s’assied et se laisse lentement pénétrer par la poésie des lieux. « Tout est beau à Laon » a dit Victor Hugo.
— Hé, toi, le bleu, tu laisses la place aux anciens !
Dominique sursaute et se retourne. Loiseau est là, ironique, méprisant, sûr de lui.
— Si tu veux t’asseoir, tu as un autre banc à dix mètres !
— Comment ? Un bleu qui répond ! Baisse la tête le bleu et tire-toi de là tout de suite !
Dominique ne bouge pas mais bande intérieurement toute son énergie. Il fixe Loiseau dans les yeux, sans dévier, sans ciller.
— Tu baisses les yeux ou tu fais tout de suite dix pompes le bleu !
— Si tu aimes tant les pompes, tu n’as qu’à les faire toi-même, l’ancien !
— Nom de Dieu, mais il est insolent le bleu ! Attends, je vais t’apprendre comment je m’appelle.
— Pas la peine, je le sais, tu t’appelles « pomme au lard » !
— Ho putain, mais il me cherche ! Fous le camp d’ici tout de suite, petit con. Tu vas voir mardi au conseil...
— Si tu as un problème, on peut régler ça ici, maintenant, tout de suite !
Dominique se lève et fait un pas vers Loiseau qui le repousse d’une bourrade à la poitrine.
— Tu vas regretter tout ça ! Tu ne sais pas ce qui t’attends, tous les anciens sont mes copains et...
— Toi, tu n’es fort qu’avec tes copains, mais là, devant moi, tu as la trouille. Tu n’es qu’un peureux, un lâche, le roi des froussards !
Dominique tourne autour de Loiseau et le repousse à son tour du plat de la main. Ivre de rage l’ancien lance son poing, atteint Dominique à l’épaule.
— Tiens attrape mon salaud !
Un voile rouge passe devant les yeux de Dominique. Voilà plus de deux ans qu’il ne s’est pas battu, mais les réflexes sont là. Son pied part, labourant l’arête du tibia de son adversaire qui se plie de douleur. Un crochet du poing gauche sur la bouche, immédiatement suivi d’un swing du droit à la pommette assomment l’ancien qui titube et se raccroche en haletant au dossier du banc. Surpris par la rapidité de sa victoire, Dominique arrête de frapper, la lucidité revient dans sa tête ; certes il a gagné mais il lui faut ménager l’avenir. Il baisse les poings, tourne à nouveau pour se mettre bien en face de son adversaire et articule :
— Toi l’ancien, si tu penses que tu peux te venger sur moi avec l’aide de tes copains de promo, fais-le, mais dis-toi bien que tôt ou tard on se retrouvera seuls, toi et moi, comme aujourd’hui, et ce jour-là machin, tu me le paieras très cher ! Compris « pomme au lard » ?
Sans attendre de réponse, Dominique tourne le dos à Loiseau et lentement, mains dans les poches, longe la courtine jusqu’à la tour penchée. Bien que bouillant intérieurement, il s’offre le luxe de s’arrêter et de faire semblant d’admirer le soleil qui disparaît dans une gloire de couleurs.
Que va-t-il se passer maintenant ? Est-ce que tous les anciens vont s’acharner contre lui ? N’a-t-il pas pris un trop gros risque en s’attaquant à Loiseau qui semble être le meneur, le plus excité de sa promotion ? De toute façon, il est maintenant trop tard pour revenir en arrière. Il a montré sa force, délimité son territoire. Le reste ne dépend plus de lui.