Dominique appréhende ce mardi. Depuis Dimanche, volontairement et conformément aux décisions communes, il est resté avec ses copains Dauchez, Maillard, Gutry et Delval. Il n’a rien dit de l’altercation qui l’a opposé à Loiseau. Sauf peut-être en anglais ou il n’accroche pas bien, la journée se déroule tout à fait normalement. Il sait instinctivement mettre une barrière mentale entre le travail et le reste de la vie dans l’école. D’ailleurs Loiseau ne s’est manifesté ni pour exécuter son service, ni pour tenter de quelconques représailles. L’incident de Dimanche semble clos, classé sans suite.
Pourtant le soir, au moment du repas, ce n’est pas « pomme au lard » qui monte sur une table au milieu des assiettes mais un grand brun boutonneux. Le tintement général des couteaux frappant les verres en pyrex réclame et obtient le silence.
— Je rappelle aux bleus que ce soir au conseil, ils nous présentent leurs devoirs dans toutes les acceptations du terme...
— Acceptions, hé La Pustule ! lance un « quatrième année » revenu de stage.
L’interpelé hausse les épaules et restaure son prestige.
— ... dans tous les sens du mot. Soyez à dix-neuf heures trente dans la salle des fêtes, si vous ne voulez pas que ce soit la vôtre !
La Pustule monte sur l’estrade et lève les bras pour obtenir le silence.
C’est lui qui officie ce soir. Loiseau est bien là pourtant, visage encore un peu tuméfié, mais il ne regarde pas Devalois, n’intervient en aucune façon.
— Il semble bien que nous soyons au complet, le conseil peut commencer. Je vais tirer au sort l’ordre de passage des bleus qui présenteront leurs devoirs - il se tourne successivement vers les quatre promotions - à la vénérée, l’honorable, la vulgaire et la méprisable assemblée.
Il laisse s’apaiser les sifflets des « croûtons ».
— Chaque bleu devra énoncer le sujet de son devoir et lire le développement qu’il lui a donné. À son grand-père ensuite d’accepter ou non ce travail et de lui donner éventuellement un complément « pompier ».
Tirage au sort donc, c’est le numéro... ça tombe merveilleusement bien, c’est le numéro un !
La Pustule n’a pas l’aisance de Loiseau ; intérieurement Dominique lui rend cette justice. Orgueilleux peut-être, hâbleur sûrement, un peu lâche aussi, mais plutôt brillant comme meneur de jeu. La Pustule lui hésite, bafouille, fait des cuirs. Il ne lui arrive pas à la cheville.
Gutry est déjà en train de s’expliquer :
— ... sachant qu’une agate mesure un centimètre et demi de diamètre donc 0,75 centimètre de rayon, le volume de la bille est de 4 multiplié par 3,14 multiplié par 0,75 au cube, le tout divisé par trois soit 1,75 centimètres cubes.
La salle numéro un mesurant 15 mètres sur 9 avec 3,50 mètres de hauteur possède un volume de 472,5 mètres cubes soit 472.500.000 centimètres cubes.
On peut donc estimer son volume en billes cubes à 472.500.000 divisés par 1,75 soit 270 millions de billes mais... mais il y a là un contresens mathématique notoire ! Jamais on ne pourra faire entrer autant de billes dans cette salle n’en déplaise à Thalès, Pythagore et Euclide réunis !
Car une bille, à côté de ses semblables, occupe le volume d’un cube ayant son diamètre pour arête. Chaque cube censé contenir une bille occupe donc un volume de 1,5 centimètre élevé au... cube justement soit 3,375 centimètres cubes. Ce qui abaisse le nombre de billes pouvant entrer dans ladite pièce à 140 millions.
J’ajoute que celui qui voudra vérifier ceci en entrant dans notre classe n’y trouvera que 23 billes ! Plus une s’il referme la porte derrière lui !
Gutry se tait et fait face calmement aux cris, braillements, sifflets et trépidations qui font suite à sa conclusion.
— Bravo pour le raisonnement, chapeau pour le calcul, mais honte à toi le bleu mon petit-fils qui ose potentiellement comparer ton noble grand-père à une ridicule sphère roulante et dévalante. Je déclare donc que tu as satisfait à ta première épreuve à condition que cinq pompes promptement exécutées viennent expier le sous-entendu malveillant de ta péroraison. J’ai dit ! Maître La Pustule, place à l’aïeul suivant et son affreuse progéniture.
— Le sort désigne le numéro cinq, Jacques Rossman.
— Le sujet de mon devoir était : « de deux choses l’une, l’autre le soleil ». Il m’a paru très clair, très clair de lune bien sûr, c’est pourquoi je vais vous le chanter sur l’air que vous devinez.
Un mal dont la lune
Afflige mon corps
Mauvaise fortune
Que ce coup du sort :
Ma chandelle est morte,
A jeté son feu,
A fermé la porte,
Et m’a dit adieu.
Mon envie s’effrite
À mon grand tourment
,
Je n’ai plus la frite,
Ne suis plus amant.
Mais le jour arrive,
Le soleil revient.
Sa chaleur ravive
L’ardeur de chacun.
Mon amie heureuse
Bénit sa chaleur,
Dans son cœur de bleuse
Règne le bonheur.
Je pose ma plume,
Rien n’est plus pareil :
De deux choses l’une,
L’autre le soleil !
— J’accepte tes couplets, bleu numéro cinq, à condition que cinq pompes énergiquement exécutées nous prouvent que tu as chanté la vérité, que ta virilité est retrouvée et que tu es digne de moi !
— Numéro seize !
— Je suis le bleu numéro seize, Bernard Tasseaux et je dois vous énumérer quinze synonymes du sexe faible. Pour donner plus de relief à la chose qui semble en manquer, je me suis permis de la versifier. Je commence ? Je commence...
Comment en société appeler cette affaire
Qui en tous les instants tient le mâle aux aguets ?
Con tirelire ou fente, babasse ou bien baquet,
Minou, chatte ou bien vulve, il y a de quoi faire !
Pour être scientifique on dit aussi vagin...
Moule ainsi que titi, en ajoutant zézette,
Foufoune ou millefeuille, sans oublier craquette,
Aussi bien que zizi (qui prend le féminin !)
Se disent couramment en langue populaire.
Mais le clou de l’histoire, en hommage aux anciens,
Du fond d’un vieux grimoire j’extrais le mot conin
Qui je n’en doute pas a bien tout pour leur plaire !
Mon vénéré grand-père voudra bien m’excuser d’avoir introduit, si je puis me permettre, deux sexes de plus que demandé mais c’était uniquement pour que mes vers retombent sur leurs pieds...
— Tu es reçu à ton épreuve théorique, bleu numéro quinze. L’avenir nous dira si ta dextérité pratique est à la hauteur de ta langue. Tu es en l’occurrence dispensé de pompes !
— On passe au bleu numéro... quatre, Carbonneau, qui devait nous faire ?
— Je devais faire un exposé sur la poésie des maths au baccalauréat. N’étant qu’en première année, je dois avouer mon manque d’expérience en ce domaine. Heureusement, le livre de mathématiques de mon grand-père m’a servi de dictionnaire de rimes. Sur l’air de Rina Kéti : Sombreros et mantilles, voici « numéros et mantisses »
Je revois grand X zéro et sa mantisse,
L’algèbre et la fonction expo., l’axe des abscisses,
Le charme de sinus 2A et de sa primitive,
Et la table des logarithmes !
— C’est tout ? Un seul couplet ? Mais tu me fais honte, bleu dégénéré ! Je te renie, t’exècre, te voue aux gémonies, t’expose à la vindicte générale et demande contre toi la plus formidable huée qui se puisse faire !
— Hou, hou, hou, hou !
— Allez, je tire au sort le suivant en espérant mieux... numéro six, Devalois Dominique. Que nous a-t-il pondu ?
— J’ai été chargé d’un arpentage dont l’utilité n’échappera à personne je pense : calculer la surface de la cour de notre école...
— Ce n’est pas ton école, tu n’es pas encore baptisé le bleu. Tu dois satisfaire à trois épreuves avant de prétendre être un normalien à part entière. Ceci n’est que la première, et tu ne l’as pas encore réussie, le bleu !
— La cour de VOTRE école, disais-je, est cernée sur trois côtés par un préau soutenu par sept poteaux dans la largeur et neuf dans la longueur. Le sol en ciment du préau est quadrillé et on compte huit diagonales de carrés entre deux poteaux, or il tient exactement treize allumettes dans une diagonale.
La longueur de la cour est donc de 13 allumettes par 8 carreaux par huit intervalles soit 832 allumettes et sa largeur de 13 par 8 par 6 soit 624 allumettes. Sa surface est donc de 519.168 allumettes carrées.
Je dois ajouter que, ne sachant pas s’il fallait tenir compte de la longueur de l’allumette ou de l’arête de sa section carrée, j’ai calculé que la longueur de celle-ci est 24 fois plus importante que son arête et donc que la surface de VOTRE cour en sections d’allumettes carrées est 24 multiplié par 24 soit 576 plus importante et donc de 299.020.768.
Ceci exposé, nul laïc n’étant infaillible, je suis prêt à reconnaître humblement mon erreur si mon ancien pense que sa cour a été mal faite.
— Bleu outrecuidant, tu es admis mais avec la mention « beaucoup trop suffisant », en conséquence, tu vas exécuter trois pompes au carré pour t’apprendre la simplicité.
— Numéro 7.
— C’est mon rejeton, Maillard Christian, il va nous parler du sexe fort. Parle le bleu...
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La Pustule remonte sur l’estrade.
— Je déclare ce jour que les bleus ayant, soit satisfait à leurs devoirs, soit payé leur insuffisance en monnaie pompante et défoulante, la séance est close. Ils vont se retirer en marche arrière et tête baissée dans leurs dépendances ! Sans oublier que, mardi prochain, en ce même lieu, à cette même heure, ils sont fortement conviés au conseil suivant qui sera en l’occurrence un conseil de famille. Retirez-vous les bleus !