13. Troisième conseil.
       Les nouveaux traînent les pieds, ils n’ont aucune envie de rejoindre la salle des fêtes. Il est bien près de dix-neuf heures quarante quand ils se décident à y pénétrer, en bloc. Comme les semaines précédentes, les murs sont lambrissés de blouses grises. Une formidable huée les accueille, tollé de trépignements, d’insultes, de cris d’animaux. L’air des lampions prend le dessus :
— Des... pomp les bleus, des... pomp les bleus !
Tiens, le chef d’orchestre a encore changé, c’est un petit rouquin volubile qui officie sur l’estrade aujourd’hui. Une main levée lui suffit pour obtenir le calme.
— Messieurs les « nonors », messieurs les « nonors », s’il vous plaît... nous allons commencer la cérémonie, mais auparavant, nous avons un important problème à régler, quelque chose qui demande une sanction exemplaire, il s’est passé quelque chose de très grave...
Dominique fait moralement le dos rond, Loiseau a dû parler cette fois. Il s’attend au pire.
— ...les bleus ont dix minutes de retard ! Alors à la demande générale et pour se faire pardonner, ils vont nous interpréter leur grand succès : c’est la vie d’château ! avec accompagnement de pompes, en dix couplets, un par minute de retard. Messieurs les bleus, on vous attend ! En position, allez, un : c’est la vie d’château, deux, pourvu qu’ça dure. On continue, un, et on récite, deux...
À genoux maintenant, asseyez-vous sur vos talons, prosternez-vous spontanément devant vos anciens, tête baissée, le front au sol !
C’est aujourd’hui un grand jour pour vous, celui de votre mariage. Toutefois, je me demande s’il est bienséant de marier des êtres qui, en se reproduisant, s’ils en sont capables...
— Pé-dés, pé-dés, pé-dés...
— ... s’ils en sont capables ai-je dit, ne pourraient qu’engendrer des monstres dégénérés. Mais, mais mais mais.... tradition oblige ! Asseyez-vous les bleus ! Oui, par terre.
Messieurs les « nonors », voici la liste des bleuses que m’a fait parvenir, par courrier spécial, la grande entremetteuse. Mais que vois-je ? Vingt-quatre noms ! Mais c’est un de trop ! Allons-nous introduire la bigamie dans cette honteuse et asymétrique promotion ou bien laisser flétrir une rose de Picardie ?
Qui est rentré honteusement vingt-troisième ?
— Heu, je crois que c’est moi, dit Delval, le Soissonnais.
— Il n’en est même pas sûr ! Mais où va-t-on ? Enfin, pour t’inciter à travailler plus dur, tu auras deux femmes à entretenir. On commence et on finira par toi. Grand-maître des amours, tirage au sort s’il vous plaît...
Un grand escogriffe rougeaud s’avance, plonge la main dans un béret où, sur des bouts de papier pliés en quatre, figurent les noms recopiés des jeunes filles de la promotion jumelle et tend sa pêche à l’officiant.
— Merci, grand maître. Attribuée au numéro vingt-trois Delval Yves : Blanchin Monique.
Hilare, un soliste scande, repris par le chœur des normaliens :
— Mo-nique, Mo-nique, celle qui rit quand on la n...!
L’officiant reprend la parole.
— La rime est riche, félicitations au poète ! Voilà, il est content le bleu ? Qu’est-ce qu’il va faire le soir de ses noces ? Il va répondre le bleu hein ? Silence ! Il répond le bleu...
— Heu, j’sais pas moi, heu...
— Et voilà, il ne sait pas ! Il veut peut-être qu’on lui livre avec le mode d’emploi...
— Hou, hou, hou...
— Continuons, pour le numéro vingt-deux, Lucien Jacquot... grand maître, papier suivant je vous prie. Merci, ...la très belle Michèle Fabresse !
Un autre soliste entonne :
— Fa-bresse, Fa-bresse, celle qui veut qu’on la caresse !
— Aux fesses !
— Encore deux grands poètes dans nos rangs messieurs !
Au numéro vingt et un, Alexandre Mortier, le sort attribue, attribue... mademoiselle Demange Martine.
— Mar-tine, Mar-tine, celle qui aime beaucoup la p...!
Les anciens s’esclaffent, les « croûtons » sont pliés de rire.
— Mais c’est la Pléiade !
Le numéro vingt, Granger Pierre est uni pour la vie à... Andrée Jacquemart !
— Jacque-mart, Jacque-mart, celle qui astiqu’ bien les d... !
L’imagination orientée des anciens ne connaît pas de limites. Toutes ont droit à leur rime, à leur lampion.
— Numéro six, Devalois Dominique, uni à mademoiselle Jeanne Toussaint.
— Tous-saint, Tous-saint, pense à lui toucher les seins !
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— Bon, vous voici mariés ! Pour mardi prochain, chacun d’entre vous va devoir rédiger une déclaration d’amour enflammée à l’objet de sa passion. Toutes vos lettres seront lues, puis communiquées par les soins de la vaguemaîtresse allemande aux anciennes, expertes en la matière, qui désigneront la meilleure. Son auteur recevra le titre de grand-maître des amoureux.
Voilà ! Avant de partir, chaque bleu va s’incliner devant son aïeul. Ce faisant, s’il constate que ses chaussures n’ont pas le luisant qu’elles méritent, il ne manquera pas, demain matin, à la ciragerie, de leur donner le lustre qui leur manque. Allez, en file pénitente, allez rédiger votre missive enflammée, tête baissée, mais seulement la tête !
Une ovation générale salue l’officiant. Tant d’esprit, de finesse, d’humour... les anciens sont ravis.

       Au centre du cercle des bleus, le major prend la parole, lançant la discussion :
— Pour moi, c’est une évidence, tout a été répété avant.
— Tu crois ?
— Sûr ! Les rimes salaces, les inversions nom prénom, tout ça... Ça m’étonnerait que ce soit improvisé. Non, non, c’est préparé d’avance.
— Ça serait presque marrant si ce n’était pas nous les victimes !
— On les écrit leurs déclarations ?
— Oui, il faut entrer dans le jeu.
— D’accord, on peut se marrer, écrivons les pires énormités, c’est bien ce qui leur plaît. On n’a pas encore trop de boulot scolaire, ça nous occupera.
— C’est quoi cette histoire de vaguemestre ? demande Maillard.
— Je crois que des lettres circulent entre les deux E.N par l’intermédiaire des « nonorines » qui font de l’allemand. Elles font le facteur quoi.
— Ça, c’est bon à savoir !
— Tu veux donner suite à cette parodie ?
— On ne sait jamais mon vieux. À supposer que je sois tombé sur la plus belle et qu’elle soit d’accord...
Dans la salle d’étude les bleus se sont mis au travail. Au fur et à mesure que l’inspiration vient, ils se prennent au jeu. Rires, gloussements, exclamations et claquements de doigts archimédiens remplacent soupirs et soufflements.
— Hé les mecs, intervient Maillard, écoutez ça : déclaration d’amour automobile.

Ma déesse,
Ton idée de deuxième rencart près des six troènes du garage allume heureusement mes sens. Mais vient sans ta copine, la ronde et fort peu jolie Adèle. Comment prendre son panard près de ta dauphine, cette rosse au cul las qui joue les vedettes, ne pense qu’à potiner, faire la roue. Sans elle t’as l’beau rôle ma rose en gare. L’attraction de ta carrosserie me donne du tonus. Mais jamais deux sans trois !
signé Renaud.

— Ouais, formidable, terrible, génial !
       Dominique a beaucoup de mal à accepter la vulgarité volontaire et gratuite des anciens, surtout s’agissant des mœurs supposées des filles. Les grossièretés à connotations sexuelles ne le font pas rire du tout. Elles le dégoûteraient plutôt.
S’il n’a pas encore vraiment aimé une fille en particulier, il sait ce que c’est que l’amour. Quand il ferme les yeux, il a une image dans sa tête, il se représente celle avec qui il passera sa vie. Elle est blonde, elle a les yeux bleus, elle est belle, douce, et le regarde en souriant. Dans son cœur il ressent alors comme une dilatation, une élévation, tout vibre en lui. Il aime l’idéal qu’il s’est créé, il sait qu’un jour il La trouvera. Elle est quelque part, elle l’attend.
Les anciens souhaitent des mots crus, des descriptions salaces ? Et bien non, des grossièretés, lui n’en écrira pas. La lettre, la déclaration d’amour, il va la faire, mais à sa manière et tant mieux si elle ne fait rire personne.

Toi
Quelque part tu existes et je ne te vois pas,
Mais je sais qu’un beau jour on se retrouvera,
Je te reconnaîtrai dans le noir, dans la nuit,
Et ce sera pour moi la fin des jours de pluie.
La couleur de tes yeux chassera les nuages
Qui dans le ciel du nord estompent ton image.
Je comprends sur ta peau la douceur du printemps,
Nous nous aimons déjà, je le sais, je le sens.
Le velours de ta main viendra prendre la mienne,
Pulsant le flot d’amour qui passe dans mes veines.
Je prendrai ton haleine en cueillant de tes lèvres
La rose épanouie pour apaiser ma fièvre.
Et l’onde merveilleuse envahissant mon cœur
Me permet d’espérer une vie de bonheur.
Ta bouche, tes cheveux et tes autres attraits,
Ton corps ta main tes yeux, je les reconnaîtrai.
Attends-moi, je t’attends, et la vie saura bien
De deux cœurs amoureux assembler le destin.