14. Cimetière.
       Il est sept heures vingt-cinq, le « Dijonnais » s’arrête en gare de Laon. Une vingtaine de jeunes se précipitent vers la sortie, se bousculent pour remettre leurs titres de transport, à présent périmés, au préposé de la SNCF. C’est que, décale ou non, à huit heures précises il faut être en blouse derrière son bureau : opérationnel !
Quelques-uns foncent vers le « dur » mais Devalois et ses amis Maillard et Dauchez qui se sont retrouvés dans le train décident de monter au plateau par les grimpettes. Ça va aussi vite, ça coûte moins cher et ça entraîne leur résistance physique. Ils disposent de trente-cinq minutes, mais c’est au moins quinze de trop. À huit heures moins le quart, ils pénètrent dans leur école. Une trentaine de jeunes, toutes promotions confondues, attendent dans la cour en compagnie de quelques professeurs. Les visages sont graves, les conversations se font à voix basse. Les trois amis se dirigent vers Delval.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Vous n’êtes pas au courant ?
— Si on savait on ne demanderait pas !
— Le directeur est mort !
— Hein ? Il a eu un accident ?
— Non, il paraît qu’il avait un cancer...
— Mais on l’a encore vu il y a... il y a...
— En fait on ne l’a vu que deux ou trois fois, au début de l’année scolaire, et depuis, plus personne !
— Putain !
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
— On ne sait pas. Je crois que l’économe veut nous parler. Tiens, le voilà !
Monsieur Ledoux se plante sur ses courtes jambes, teint gris, bouche amère, sourcils bas, il a son visage des mauvais jours. Tous les normaliens s’approchent spontanément.
— Messieurs, j’ai une bien triste nouvelle à vous apprendre. Votre directeur, monsieur Aimond luttait depuis longtemps contre ce qu’on a coutume d’appeler une longue maladie. Avant-hier, c’est la maladie qui finalement a gagné. Il est mort.
L’enterrement aura lieu demain matin à onze heures au cimetière de la ville basse. Vous serez tous présents à la cérémonie laïque pour dire un dernier et solennel adieu à votre directeur.
Aujourd’hui, les cours auront lieu normalement. C’est madame la directrice de l’école normale d’institutrices voisine qui aura la lourde tâche d’assurer l’intérim pour cette année. Elle compte sur votre sérieux dans les études et mise sur l’exemplarité de votre comportement. Allez maintenant, allez mettre vos blouses et au travail tout le monde.

       Groupés par promotions, graves et silencieux, normaliens et normaliennes attendent. Sur un ordre donné à voix basse, les agents des pompes funèbres posent le cercueil de chêne clair qui sonne mat sur les traverses de bois placées en travers de la fosse. Discrets, ils se découvrent et s’écartent. Le ciel est bas, la bise glaciale, la lumière crépusculaire.
Dominique frissonne et remonte le col de son imperméable de gabardine grise.
Monsieur Plessis s’avance de quelques pas, sort quelques feuillets pliés de la poche de son manteau, chausse ses lunettes d’écaille. À plusieurs reprises il s’éclaircit la voix. La main qui tient les papiers du discours tremble d’émotion et de froid.
« Né en 1902 dans un milieu modeste, après de brillantes études secondaires et à force d’intelligence, de courage et de persévérance, il obtient une licence puis l’agrégation d’histoire avant de gravir un à un les échelons de la fonction publique... »
Dominique regarde les normaliennes, de l’autre côté de la tombe, à une dizaine de mètres de lui. Quelques visages lui sont vaguement familiers : des filles germanistes probablement, puisqu’elles seules franchissent les portes de leur école.
« ... inspecteur de l’enseignement primaire en 1950, il postule ensuite avec bonheur à la fonction de directeur d’École Normale... »
Tiens, qui est cette fille en manteau bleu à demi masquée au second rang ? Elle a des cheveux d’une blondeur merveilleuse qui font comme une tache lumineuse dans la grisaille du cimetière. Insensiblement, Dominique se déplace et penche la tête de côté pour mieux envisager la jeune fille.
« ... il mène à bien la difficile mais exaltante tâche de former l’Élite de la Nation... »
Dominique souffle à l’oreille de son voisin Maillard :
— Tu connais la fille en bleu au second rang ?
— Non. Demande plutôt à Delval.
« ... la longue et douloureuse maladie qu’il combattit avec le courage dont il a toujours fait preuve... »
Dominique se penche vers Delval, son voisin de gauche.
« ... Il restera dans les mémoires comme un exemple de vertu laïque... »
— Yves, tu connais la fille en bleu là en face de nous ?
Monsieur Plessis lève les yeux de son papier et regarde l’assemblée.
« ... Emile... Aimond... est mort... »
Delval murmure sans bouger les lèvres :
— Tout à l’heure...
« ... je demande à tous d’observer une minute de silence, recueillement qui tiendra lieu de condoléances à la famille et marquera symboliquement l’adieu de ses normaliens, des normaliennes et de ses collègues. »

       Les premières normaliennes défilent devant le cercueil, laissant apparaître le second rang. Dominique distingue mieux la fille en bleu maintenant. Elle a un foulard clair autour du cou, un teint de princesse russe avivé par la froidure de l’automne, une silhouette de rêve. Elle va passer près de lui. Comme les autres, elle a le visage baissé, il ne peut pas voir ses yeux. Elle est à moins de cinq mètres. Ça y est ! Elle a levé la tête. Elle l’a regardé, c’est sûr. Ses yeux sont un ciel d’été, merveilleux de limpidité. Elle s’éloigne. Les filles quittent le cimetière. À leur tour maintenant. Un à un ils passent devant la tombe, certains effleurent le cercueil de la main, quelques-uns se signent. C’est fini.

       La grille passée, Dominique se porte au niveau de Delval.
— Alors, tu la connais ?
— Hein, qui ?
— Mais la fille en manteau bleu !
— Ah oui. Elle vient de Soissons comme moi et elle est en première année comme nous.
— Oui, mais son nom !
— Fabresse, Michèle Fabresse je crois, mais tu sais, c’est bien possible que...
Dominique n’écoute plus. Elle s’appelle Michèle, elle est divinement belle, et elle l’a regardé, lui et pas les autres. Certes, elle n’a pas souri, mais on ne sourit pas dans un cimetière, surtout dans ces circonstances et devant tout le monde.
C’est elle qu’il attend depuis toujours, c’est elle qu’il voit en rêve, c’est à elle qu’il parle dans le secret de ses pensées. Il en est sûr ! Dominique ne sent plus le froid, ne voit plus la grisaille du ciel. Elle existe, elle a un nom, le plus beau nom du monde. Enfin il l’a rencontrée.
Dans sa tête tourne la mélodie d’une valse lente qui l’obsède depuis le matin. Il ne peut et ne veut s’en défaire. L’air est mélancolique comme ce jour d’automne mais les paroles pleines d’espoir comme celui qui inonde son cœur.

Un jour tu verras,
on se rencontrera
quelque part n’importe où,
guidés par le hasard...