Après le quatrième conseil, au cours duquel les bleus ont dû lire leur imaginaire déclaration d’amour et qui a vu le sacre de Christian Maillard, les anciens se sont calmés, Loiseau ne s’est plus manifesté, la troisième épreuve n’a pas eu lieu. La mort du directeur n’est probablement pas étrangère à ce changement.
Les événements ont confirmé ses premières impressions, Dominique adore le sport et passe une grande partie de son temps libre sur le petit stade. Il a même le bonheur de voir passer à plusieurs reprises la promenade des normaliennes et de croiser le regard de Michèle Fabresse.
L’équipe de basket, son équipe, après une sévère défaite concédée à l’occasion de leur première rencontre en déplacement à Chauny s’est bien reprise : nette victoire contre le lycée de Laon au grand plaisir de monsieur Belmont. Ce jeudi, ils disputent encore un match à domicile, contre une école privée Laonnoise cette fois.
Toutes les rencontres se déroulent dans la salle du marché couvert où un terrain de basket est aménagé. L’équipe que doivent rencontrer les normaliennes n’est pas encore arrivée. Les profs de gym se concertent. Puisque les deux équipes masculines sont présentes, pour une fois, on commencera par les garçons. Le match est équilibré. Les normaliens sont plus dynamiques mais leurs adversaires plus adroits. À la mi-temps deux points seulement séparent les équipes. Monsieur Belmont est en train de donner ses conseils quand la promenade des filles normaliennes entre dans le gymnase.
C’est la reprise, mais Dominique a le temps d’entrevoir un manteau bleu dans les arrivantes. Il se déchaîne, dribble, intercepte, passe, bondit plus haut que tout le monde, marque panier sur panier. Quelques applaudissements jaillissent spontanément, il ne sent plus la fatigue. Ses partenaires se sont mis au diapason, l’équipe est irrésistible. L’adversaire en est réduit à tenter quelques hasardeux tirs de loin, le score final est éloquent, soixante-deux à trente-quatre. À la fin de la rencontre, quand Dominique, tout heureux de s’être montré à son avantage, cherche à croiser le regard qu’il suppose admiratif de la belle Michèle, la promenade est repartie. Une onde de navrance l’envahit. Pourquoi ne sont-elles pas restées pour voir le match des filles qui va commencer ? C’est probablement à cause de leur pionne, une grande bringue à lunettes, qui n’aime ni le sport, ni les sportifs et qui ne tient aucun compte des désirs des normaliennes. Dominique la déteste.
Les normaliens musiciens viennent de terminer la répétition dans la salle des fêtes de l’école. Sous l’œil admiratif de Dominique, Maillard nettoie sa clarinette, écouvillonne avec un soin méticuleux les tubes d’ébène, frotte coupelles et leviers à la chiffonnette, démonte et range l’anche de roseau.
— Il y a longtemps que tu en joues ?
— J’ai commencé la clarinette à six ans et le saxo à dix. À Saint-Quentin, je fais partie d’un orchestre amateur. On est très demandé pour jouer dans les bals.
— Moi je ne suis jamais allé au bal. Je ne sais même pas danser.
— Alors là mon vieux, tu devrais t’y mettre ! Pour emballer, si j’ose dire, il n’y a pas mieux. Quand tu tiens une fille dans tes bras, tu as déjà fait la moitié du chemin.
— Mais je n’y connais rien. C’est tout juste si je sais distinguer une valse d’un tango. Il y a trop de danses différentes ! Comment tu fais pour les reconnaître ?
— C’est une question d’habitude. Tu prêtes l’oreille aux premières mesures et tu piges tout de suite ce que c’est.
— Toi tu comprends parce que tu es musicien ! Moi, ça me dépasse.
— Écoute, ne pas savoir danser à notre époque, c’est complètement nul. Tu ne vas quand même pas faire tapisserie à notre thé dansant !
— Faire quoi ?
— Tapisserie !
— Ah oui, je vois ce que tu veux dire. La nouvelle date est fixée ?
— Suite au décès de monsieur Aimond, au lieu du dix-huit décembre, il aura lieu le dimanche vingt-neuf janvier, c’est officiel.
— Oui mais pour moi ça ne change rien...
— Tu sais que les normaliennes viennent !
Un court instant, Dominique imagine une Michèle Fabresse éblouissante tournoyant dans les bras de Loiseau, un Loiseau revanchard qui le regarde avec ironie. De l’acide coule dans son cœur.
— Comment est-ce qu’on fait pour danser ?
— Bon, d’abord comme je t’ai dit, tu situes le rythme. Admettons que ce soit un tango, ça te convient, tu as repéré une fille qui te plaît, n’importe laquelle. Tu fonces parce que si elle est bien, tu ne seras pas le seul ! Tu lui dis « voulez-vous danser avec moi ? » ou bien « on danse ? »
— Ça d’accord, je saurai faire. Mais ensuite ?
— Dis donc, il faut vraiment tout prendre à zéro avec toi.
— Écoute, je ne sais pas danser, je ne sais pas danser ! Ce que je désire, c’est savoir comment s’y prendre avec les pieds.
— C’est bien simple, si c’est un tango, tu fais deux pas du pied gauche et un du pied droit, comme ça :
Maillard se met à fredonner, mime la tenue d’une conquête imaginaire dans ses bras et improvise quelques pas.
— Tralala lala lala, lala lala, regardes mes pieds, tralala lala lala, tu saisis ?
— Euh oui, je crois.
- Attends, je vais brancher l’électrophone. Voilà. Je cherche un disque. Tiens, un tango. II faut que je place le saphir sur 78 tours, ça y est. Bon, le tango, c’est joué principalement par le bandonéon ou l’accordéon, alors quand tu verras Machin, heu... Pellerin sortir son biniou, prépares-toi, tu sais que c’est pour toi. Allez, je te fais danser. Ne t’inquiète pas, je ne suis pas pédé. Attends que je me mette dans la peau d’une fille...
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce qu’une fille danse en faisant le contraire d’un garçon, comme dans un miroir, tu comprends ? Alors tu saisis la taille de ta partenaire, tu prends sa main droite dans ta main gauche et tu attaques, droit, gauche-gauche. Allez vas-y, une, une-deux, une, une-deux. Moins saccadé ! Une, une-deux, plus moelleux, plus coulé, droit, gauche-gauche. Ne bouge pas tant les épaules, tout se passe dans les pieds. Oui, ça vient, oui, c’est ça. Et bien voilà, ça y est, tu sais danser !
— Effectivement, ce n’est pas sorcier.
À l’imitation de Maillard et Devalois, d’autres couples en blouses grises se sont formés, timides, malhabiles, appliqués. Les plaisanteries des initiés fusent :
— On n’écrase pas les pieds de sa partenaire !
— On ne bouscule pas les amoureux !
— On ne frotte pas !
Rossman, facétieux, revient avec un balai de service, l’introduit au milieu de chaque couple et l’agite de bas en haut, de haut en bas :
— Vérification de la distance réglementaire ! Je coupe tout ce qui dépasse !
Le disque tourne à vide maintenant, Maillard arrête le bras de lecture.
— Merci mon vieux, c’est sympa de ta part, dit Dominique.
— Tu n’as pas besoin de tout connaître, avec le tango, le slow et le mambo, tu es paré.
— C’est difficile tout ça ?
— Pour le slow, c’est encore plus simple, tu te contentes de bouger les pieds l’un après l’autre, lentement, et pour danser le mambo, tu peux faire un peu comme au tango mais en plus rythmé, en marquant bien les pas. Laisse tomber la valse, c’est plus difficile et ça saoule. La polka et la mazurka, ça ne se fait plus. Tu peux à la rigueur danser le paso-doble, c’est une sorte de marche en rythme avec des passes et des figures. Par contre, il y a un truc qu’il faudra absolument que tu apprennes, ça vient des États-Unis, ça s’appelle le rock and roll, c’est vachement dynamique, ça ressemble un peu au swing mais en mieux, en plus moderne.
— C’est où le bal ?
— À la salle municipale, tu sais pas loin de la cathédrale, près de l’endroit où on fait nos matches de basket. Elle y sera ta super blonde ?
— Je ne sais pas. Je l’ai revue plusieurs fois mais jamais je n’ai pu lui parler. J’espère qu’elle viendra.
— D’après les anciens de l’orchestre, les nonorines viennent mais elles sont assez surveillées. Je ne sais pas de quoi « ils » ont peur ! Ou plutôt si ! Et Maillard éclate de rire. Il entonne la dernière scie à la mode :
Je m’en vais revoir ma blonde,
Je vais revoir ma mie...
— Allez, ne t’en fais pas, toi aussi tu vas la revoir ta blonde, mais tu sais, il n’y a pas qu’elle au monde !
— Oh si, tu ne peux pas comprendre...