16. Le bal.
       Le jour du bal est arrivé. Les « quatrième année », organisateurs et principaux bénéficiaires des recettes destinées à financer leur voyage de fin d’études, sont allés installer les tables et les pupitres d’orchestre, préparer le bar, réceptionner les boissons et les pains de glace à rafraîchir.
Pour beaucoup de nouveaux, ce bal est leur premier. Après le repas de midi, ils retournent aux lavabos, s’attardent longuement à leur toilette, rasent les quelques poils irréguliers qui déparent les mentons, se brossent soigneusement les dents, lissent leurs cheveux à la brillantine ou au gel de coiffure, revêtent costume, cravate et chemise du dimanche.
Au moment où, satisfaits de leur apparence, ils se préparent à sortir, les anciens au grand complet, suivis des « croûtons », pénètrent bruyamment dans le dortoir.
— Baptême les bleus !
— Dernière épreuve les bleus, aujourd’hui on baptise !
— Vous allez devenir de vrais normaliens, aptes à séduire les filles.
— C’est la fin du bizutage les bleus !
Les croûtons se sont agglutinés près de la porte, rendant toute sortie massive impossible. Le premier rang des anciens s’écarte laissant voir une table roulante portant une marmite et deux panières. Le major des anciens prend la parole.
— Alors, nous vous avons préparé, avec un soin digne des plus grands cuisiniers, une boisson spéciale, tonique et comestible, un vrai philtre d’amour : « l’élixir du vieux nonor. » Chacun d’entre vous devra en boire un verre pour entrer dans notre confrérie ! Mais auparavant, pour vous mettre en appétit, nous vous offrons le choix entre déguster une échalote crue ou un « pion » d’ail. Allez, on commence sans perdre de temps. À tout seigneur tout honneur, le major mon petit-fils ouvre le bal, si j’ose dire ! Et j’ose ! Tu as choisi mon bleu ?
— Puisqu’il le faut... échalote.
Gutry mâche, scruté par les bleus anxieux, les croûtons hilares, les anciens sardoniques.
— Bois maintenant, cul sec, et bienvenue parmi nous !
Gutry boit. Son visage pâlit puis verdit. Il bouscule les anciens, les croûtons et se précipite vers les toilettes.
— Quel être délicat vous avez comme major ! Numéro deux, un petit coup de remontant ? Qu’est-ce que tu as choisi ? Un peu d’ail peut-être ?
— Non, échalote...
— Et une échalote toute fraîche, épluchée avec soin ! Croque le bleu. Avale le bleu. Après ça tu pourras faire danser des rousses, elles ne s’apercevront de rien. Numéro trois ?
— Je crois que je vais prendre de l’ail...
— Voilà, et bravo le bleu, rien de tel pour rafraîchir l’haleine. C’est ta fiancée qui va être contente. Ne t’inquiète pas, dans une douzaine d’heures il n’y paraîtra plus.
Quand les anciens, leur ministère accompli, se sont retirés, les bleus se regardent les uns les autres, oscillant entre la révolte et le soulagement. Peu à peu la détente s’installe, il n’y aura plus de contraintes, plus de vexations, le bizutage est fini.
— À votre avis, qu’est-ce qu’il y avait dans leur mixture ?
— De la moutarde !
— Du sel et du poivre, et pas qu’un peu !
— Du lait...
— Du vin rouge aussi, vous avez vu cette couleur rose dégueulasse !
— Il y avait surtout de l’œuf cru, je suis tombé sur du blanc glaireux et ça je ne supporte pas. Rien que d’y penser... beurk ! Oh... il faut que je retourne aux ch...
— Ces salauds, ils ont fait exprès d’organiser le baptême le jour du thé dansant, on va avoir du mal à emballer ! Vous avez déjà embrassé une fille qui a mangé de l’ail vous ? Eh bien moi si ! fait Maillard, et croyez-moi, ça n’a rien de bien agréable.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? questionne Rossman, visiblement navré à l’idée de dégoûter les filles.
— Tu peux te laver les dents avec du dentifrice à la chlorophylle, c’est vachement efficace.
— Tu suces des bonbons et tu mâches du chewing-gum à la menthe.
— On peut fumer des « Menthol » ou des « Kool ».
— Surtout, tu ne t’agites pas, tu ne sues pas, l’odeur ça sort par les pores.
— Il faut boire beaucoup d’eau pour évacuer tout ça.
Dominique décide de mettre tous les atouts de son côté, il utilise toutes les médecines préconisées, même la cigarette. Il ne supporte pas la mauvaise haleine des autres. Si elle avait la même réaction vis à vis de lui... Non, non, surtout ne pas la décevoir. Michèle Fabresse, pourvu qu’elle vienne, pourvu qu’il puisse l’inviter, pourvu qu’elle accepte et qu’il ne la dégoûte pas, ne la déçoive pas...
Chaque normalien doit consacrer une heure de sa soirée à l’organisation ou au service : vente des billets, contrôle des entrées, installation des arrivants, plongeur, barman ou garçon de café. Seuls les musiciens en sont dispensés. De huit à neuf, Dominique est serveur. Pas facile de véhiculer les commandes des non-danseurs au milieu des passes de mambo.
Vers huit heures et demie, les normaliennes arrivent, accompagnées par la directrice et leurs deux pionnes. Un murmure s’élève dans l’assistance. Dominique, fait un détour par l’entrée où sont massées les filles. Déception, elle n’est pas là ! Pourtant quelques-unes de sa promotion sont déjà sur la piste, il reconnaît deux germanistes.
Le rythme syncopé du mambo s’arrête net ; les musiciens quittent l’estrade. L’accordéoniste, Pellerin, un croûton, se prépare. C’est un virtuose. Dès les premiers accords, Dominique reconnaît un tango, il peste, son service n’est pas fini, encore dix minutes à se faire héler de partout, à se faire bousculer par les danseurs tout en tenant plateau avec verres et rafraîchissements en équilibre instable au-dessus de la mêlée.
Non ! Non, ce n’est pas possible ! C’est elle, là, au milieu de la piste. Elle danse avec, avec... Ouf, ce n’est pas Loiseau, c’est Delval, son copain de classe.
Elle est interminable cette danse ! Pourquoi ont-ils baissé les lumières ? Ça y est, son service est fini. L’accordéoniste enchaîne tangos et boléros. Neuf heures un quart et il n’arrête pas... Enfin, les lumières se rallument, cette fois c’est fini. Pellerin n’a pas quitté son instrument, il attaque une série de valses musettes. Dominique ne sait pas danser la valse. C’est joli pourtant, vif, entraînant. Les robes des filles volent et se soulèvent, laissant entrevoir des étages de jupons. Michèle Fabresse a rejoint le groupe des normaliennes restées près de l’entrée. Des tables pourtant leur ont été réservées, pas assez, évidemment ! Ce sont les anciennes qui les occupent. La directrice discute avec le groupe des professeurs, mais elle ne quitte pas la piste des yeux. Enfin Pellerin pose son accordéon. Le batteur, le saxo un trompette et Maillard à la clarinette montent sur l’estrade, la lumière baisse d’un ton laissant présager une série de slows. Dominique se rapproche du groupe des « première année ». Michèle Fabresse regarde ailleurs. Dès les premières notes, il s’avance :
— Vous dansez ?
Michèle tourne la tête, esquisse un sourire, se retourne vers ses amies qui pouffent, puis le regarde à nouveau et fait un pas vers lui. Le cœur de Dominique s’emballe, c’est la première fois qu’il tient une fille dans ses bras. Il n’ose pas la serrer trop contre lui de peur d’une rebuffade. La taille de la jeune fille ondule doucement sous son bras au rythme de la musique, les doigts qui s’appuient sur sa main sont d’une douceur et d’une délicatesse infinies, quelques cheveux blonds effleurent sa joue, il s’imprègne de son odeur citronnée. Il faut lui parler, dire quelque chose d’intelligent, sans respirer trop fort pour ne pas l’incommoder.
— Tu es en première année n’est-ce pas ?
— Oui.
— Tu te rappelles, on s’est vu, il y a deux mois, au... cimetière.
— Ah oui, peut-être.
— Tu danses bien.
— Je n’ai pas l’habitude pourtant.
— Si si, je t’assure.
Elle ne se colle pas contre lui, ne force pas l’écart non plus. La piste de danse est pleine. Il essaie au maximum de lui éviter les contacts, les chocs, les bousculades. De temps en temps pourtant leurs corps se touchent, ajoutant à son émoi.
— Comment tu t’appelles ?
— Dominique, Dominique Devalois, je viens de Chauny.
— Moi c’est Michèle Fabresse, je suis de Soissons.
— Je le savais tu sais.
— Comment ça ?
— Je me suis renseigné sur toi après t’avoir vue à... à l’enterrement du directeur.
— Mais c’est de l’espionnage !
— Je n’appelle pas ça comme ça. Vous sortez de l’E.N quelquefois ?
— En promenades collectives uniquement, ou alors quand nous rentrons chez nous, pour la grande sortie.
— C’est quand votre prochaine décale ?
— Samedi prochain.
— Ah... Nous c’est la semaine d’après.
— Ils sont bons les musiciens.
— C’est l’orchestre de l’école. Le clarinettiste s’appelle Maillard, c’est un bon copain de promotion.
— Ah, il n’est pas mal !
Elle a trop nuancé sa voix au goût de Dominique ; un peu de jalousie lui mord le cœur.
— Tu trouves ? Il a été élu grand amoureux de la promo, c’est un sacré coureur. Vous avez été bizutées vous aussi ?
— Un peu, pas longtemps.
— Pour nous, ça s’est terminé cet après-midi avec le baptême. Ils nous ont fait manger de l’ail cru ces idiots. Ça ne se sent pas trop j’espère ?
— Non, ça va.
— Tu sais, je suis content de danser avec toi, j’en avais envie, très envie.
— Ça me fait plaisir aussi.
— Tu veux bien que je revienne t’inviter au prochain tango ?
— Oui, je veux bien mais...
Sur une dernière note prolongée, la musique s’arrête, la lumière revient. Les danseurs se lâchent mais restent sur la piste. Des applaudissements réclament une suite.
Pellerin, l’accordéoniste s’approche du micro :
— Mesdemoiselles les normaliennes, c’est l’heure ! Vous êtes priées de vous regrouper vers le vestiaire. Je répète, il est dix heures, les normaliennes doivent se diriger vers la sortie. Mais le bal continue avec une série de paso-dobles. À vous la piste, à vous les danseurs !
Quelques protestations, quelques sifflets s’élèvent, aussitôt calmés par un coup d’œil circulaire de la directrice. Michèle incline la tête sur le côté avec un petit d’air d’impuissance.
— Bon et bien au revoir Dominique.
Elle s’éloigne, se dirige vers le groupe de ses camarades, se retourne un instant. Dominique lui fait un signe de la main, elle sourit.
Dominique ne danse plus de la soirée, il ne veut pas briser le charme. Elle a accepté de danser avec lui, elle était d’accord pour continuer, elle lui a souri, elle veut bien le revoir. Il est sur un nuage.

Nous nous regarderons,
Puis nous nous sourirons...