Éducation sentimentale

17. Violettes.
       Quatre semaines se sont écoulées depuis le bal. Dominique vit dans un rêve. Cent fois il a refait mentalement sa danse avec la belle Michèle, il garde précieusement au fond de son cœur l’image du divin sourire qu’elle lui a glissé comme un message d’espoir au moment de partir.
C’est dimanche. Après l’entraînement sportif du matin, il élude l’invitation de ses copains, il n’a pas envie de se plonger dans l’atmosphère enfumée des cafés, pas envie de jouer au baby-foot ni au billard américain en buvant de la bière. Il s’en va à l’opposé de la ville, marche sans but vers le soleil.
La fin de ce mois de février est une anomalie climatique, depuis une semaine il fait une douceur inhabituelle. Dominique arrive au bout de plateau. La batterie Morlot, vieux fort abandonné, vestige des défenses de la ville, domine la plaine historique. Dans le lointain, à une douzaine de kilomètres passe le Chemin des Dames et, un peu plus à l’ouest, sinue la verdoyante vallée de l’Ailette. Comme on est loin de l’abominable fureur de la Grande Guerre. Seuls mousses, lichens et herbes pionnières colonisant les interstices montent encore à l’assaut des murs de pierre blanche que défendent par le haut les retombées des lianes de clématite.
Dominique contourne le bastion, longe la muraille, descend au pied du rempart sud. Il avise un carré d’herbes sèches où pointent quelques brins reverdissant, s’assied dos contre la pierre chauffée par le soleil de l’après-midi et ferme les yeux. Il aime la solitude, ne veut pas partager les pensées qui l’obsèdent. Ses copains, fiers des conquêtes dont ils se vantent, ont bien tenté d’obtenir de lui des informations, des confidences, des aveux, des détails espérés croustillants mais rien, il n’a rien dit, pas cédé, rien avoué. Il ne veut pas parler de son amour de peur de diminuer l’intensité de ce qu’il ressent.
Protégées par l’herbe sèche, favorisées par la serre naturelle d’un recoin du mur blanc, quelques violettes précoces ouvrent leurs corolles au soleil et à la brise de sud. Dominique cueille une fleur, fait tourner la tige entre ses doigts, hume son parfum, la place entre ses lèvres. Il ferme les yeux, fredonne intérieurement un blues des « Platers » et encore une fois prend la belle Michèle dans ses bras. Cette fois il ose la serrer un peu plus fort. Il imagine le contact des jeunes seins de la fille contre son cœur, sent le velouté de sa joue contre la sienne. Quand pourra-t-il à nouveau la voir, lui parler, la tenir dans ses bras, se pénétrer de son parfum de citronnelle ?
Le soleil chauffe son visage, passe à travers ses paupières closes. Dans cette onde de bonheur qui l’envahit, pointe pourtant une inquiétude. « Méfie-toi, loin des yeux, loin du cœur ! » lui a dit Maillard. Un spécialiste ! Comment faire ? Les normaliennes ne sortent jamais seules, et surtout pas les « première année ». Il doit pourtant rester en contact avec elle, rester dans sa vie et dans ses pensées. S’il ne peut pas la voir, peut-être est-il possible de communiquer autrement, de lui écrire. Pas par la poste bien sûr car les lettres peuvent être ouvertes et lues avant d’être distribuées. Mais oui, bien sûr, il a la solution ! Lors du troisième conseil des anciens, le meneur a parlé des échanges de courrier clandestin par l’intermédiaire des filles germanistes. Dès ce soir il écrit.
Il lui faut trouver un prétexte pour justifier sa lettre et occuper ses pensées sans se dévaloriser. Les violettes ! Mais oui, toutes les filles aiment les fleurs... Dominique se met à genoux face à la muraille, écarte les herbes sèches, cueille un bouton et deux fleurs épanouies. Dès son retour, il les place dans son livre d’histoire de la littérature, entre deux poèmes de Lamartine. Il ne veut pas s’exprimer sur une vulgaire copie, elle mérite mieux que cela. Rossman sollicité lui fournit généreusement une feuille en superbe papier bleu filigrané extraite de son bloc spécialisé. Dominique refuse l’enveloppe coordonnée qui lui semble trop voyante. Il réfléchit longtemps à la teneur de sa missive. Il ne veut pas se lancer dans des déclarations lourdes et pompeuses qui peuvent le desservir. Parler d’elle et non de lui, être simple, discret et élégant, voilà ce qui convient.

Ces violettes sont les premières de l’année.
Si leur parfum n’est pas encore éclos,
elles ont une beauté naturelle qui me rappelle ton souvenir.
En espérant te revoir bientôt...
Dominique

Il se cache pour glisser les fleurs aplaties dans le pli du billet ; met sa missive dans une enveloppe ordinaire, écrit le nom de Michèle dans un coin de celle-ci. Cela le remue intérieurement d’écrire son nom, comme si elle lui appartenait un peu plus encore. Il confie la lettre à son ami Jacques Rossman.
— Tu t’arranges pour qu’elle passe demain hein ?
— Ne t’inquiète pas, il y en a un gros paquet quatre fois par semaine. Demain midi, c’est fait.
— Et les réponses ?
— Par le même chemin. Tu sais, les lettres c’est sérieux, tout est toujours distribué. Tu peux espérer ta réponse mardi ou jeudi ou... ça dépend...
— Pourquoi ça dépend ?
— Ça dépend si on te répond ou pas.
— Ah oui, bien sûr.

Ce jeudi, comme l’avant-veille, Dominique attend fébrilement la fin du cours de langue, se fait reprendre deux fois par le professeur.
Dès la sonnerie il agresse Rossman.
— Alors ?
— Alors attends que je regarde. Non... non... non... non... Ah, tiens une lettre pour... Dominique Devalois, c’est toi ?
— Donne !
Jacques écarte malicieusement la lettre dont il veut se saisir.
— T’es vraiment pénible quand tu t’y mets. Donne je te dis !
— Tiens va, on sait ce que c’est que l’amour.
Dominique s’éloigne du groupe, tourne le dos à son copain, ouvre l’enveloppe avec une fiévreuse précaution.

Cela m’a fait très plaisir d’avoir les premières violettes de l’année.
Cependant, je ne veux pas que tu m’écrives trop souvent. Si une lettre était interceptée, cela pourrait avoir de graves conséquences pour nous deux.
J’espère te revoir bientôt.
Michèle.

Cette lettre trop attendue lui laisse une impression très mitigée. Il est heureux mais une anxiété subsiste en lui. Il en attendait plus, plus de chaleur, plus d’élan, plus d’adhésion, plus d’enthousiasme. Il lit et relit la lettre. Après tout c’est normal qu’elle s’inquiète, les correspondances clandestines sont interdites. D’ailleurs elle a peur pour lui également et quand elle parle des conséquences, elle écrit « nous deux ». Cela lui a fait très plaisir de recevoir ses fleurs, et puis elle souhaite le revoir. S’il lui était indifférent, elle ne dirait pas cela. Il ne se lasse pas d’admirer son écriture, sa signature. Il lui faut absolument la revoir, vite, très vite.