18. La main.
— Dis-moi Christian, au thé dansant, quand tu n’étais pas sur scène avec ta clarinette, tu as beaucoup dansé et toujours avec la même. C’est une bleuse ?
— Petit curieux ! Tu veux tout savoir et ne rien dire hein ? Oui, c’est une bleuse.
— Tu la serrais de près ! Tu la connaissais ?
— Non, je ne la connaissais pas avant, mais avec elle ça a marché tout de suite. Dès le deuxième tango, c’était dans la poche.
— Maintenant c’est ta petite amie ? Elle s’appelle comment déjà ?
— Elle s’appelle Janine, Janine Léglise.
— Elle est mignonne pour une brune.
— Tu trouves aussi ? Oui, elle a tout ce qu’il faut à une fille et elle embrasse, hummm, je ne te dis pas !
— Comment vous faites pour vous retrouver ?
— C’est ça le problème quand on lève une nonorine. Les bleuses ne sortent qu’en groupe et toujours avec une pionne.
— Oui je sais. Comment tu fais alors ?
— Elle est de Saint-Quentin, on se verra pendant les vacances de Pâques, en attendant, pour maintenir la pression, je lui écris.
— Elles n’ont pas de décale avant Pâques ?
— Si, samedi prochain, mais pas nous. Et toi ça va avec ta super blonde ?
— Euh, oui, ça va. Bon, je te laisse bosser ta géométrie.
Yves Delval, un papier à la main, traverse la salle d’étude et aborde Devalois.
— Hé Dominique, toi qui es bon en maths, comment tu fais pour démontrer la similitude de ces deux triangles là ?
— C’est trop simple ! Regarde, tes figures dépendent d’un même centre situé en O et sont toutes liées par un même rapport vectoriel, elles sont donc homothétiques. Tes triangles faisant partie de la figure le sont forcément aussi et donc, à plus forte raison, ils sont semblables. Pigé ?
— Heu, oui je crois, merci, t’es un frère.
— Attends, dis-moi Yves, quand tu pars en décale le samedi, tu as un train à quelle heure ?
— À dix-sept heures quarante-cinq à la gare. Pourquoi ?
— Et quand tu reviens ?
— À sept heures du matin. Pourquoi ?
— À sept heures à Laon, c’est bien tôt !
— Mais non, à sept heures à Soissons, sept heures vingt-trois à Laon.
— Il n’y a pas d’autres trains ?
— Dis donc, tu me prends pour un Chaix ! Si ! Il y en a d’autres, mais ils ne sont pas bien pratiques, on perd trop de temps. Pourquoi tu me demandes tout ça ?
— Comme ça, pour rien de précis, merci Yves.

       C’est lundi, il est sept heures du matin. Dominique laisse passer tous ses camarades de promotion devant lui, dissimule sa blouse dans son casier à la ciragerie. Au lieu de se rendre au réfectoire, il oblique vivement vers le hall, entrebâille la porte de l’école et se faufile dehors. La grille de sortie grince bien un peu au passage mais personne n’est là pour l’entendre. Il rase le mur et prend le pas de gymnastique. Un coup d’œil à sa montre : sept heures dix. Par les grimpettes il arrivera à temps, ça descend tout le long. Le train Paris Laon arrive en même temps que lui. Des ouvriers, musette en bandoulière, se pressent vers la sortie. Pourvu que...
Oui, elle est là, délicieuse dans son manteau bleu, elle vient de descendre du troisième wagon, elle discute avec une copine. Dominique s’invective, s’encourage moralement. « Tu n’as pas fait tout ça pour te dégonfler maintenant, tu n’as rien à perdre. Si l’autre est sympa, elle laissera la place. Vas-y, allez vas-y ! »
— Bonjour Michèle.
— Tiens ! Dominique ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je suis venu te voir, t’accompagner...
— Je te présente mon amie Monique Blanchin.
Dominique tend la main :
— Bonjour Monique. Vous aimez marcher, vous montez par les grimpettes ?
Michèle Fabresse rougit.
— Oui, si tu veux.
— Non, moi je prends le funiculaire, dit Monique avec un sourire complice.
— On y va ? Ne t’inquiète pas, tu seras à l’heure. Donne-moi ta valise.
Ils marchent côte à côte, sans parler, sans oser se toucher, sans presque se regarder. Les pommettes de la fille sont avivées par la fraîcheur du jour naissant, son souffle s’accélère.
— Je vais trop vite ?
— Non ça va. Ma valise n’est pas trop lourde ?
— Tu plaisantes, je suis sportif tu sais.
— Oui, je t’ai aperçu plusieurs fois sur le stade et une fois au basket au marché couvert. Vous avez le droit de sortir le matin vous ?
— Pas vraiment, mais je me suis arrangé.
Le cœur de Dominique bat violemment dans sa poitrine. « Décide-toi, fais quelque chose, dans dix minutes ce sera trop tard ! » Mais non ! Lui qui d’habitude se sent capable de tenir tête au monde entier et à Dieu le père se trouve complètement bloqué, inhibé. Pourquoi ne l’aide-t-elle pas un peu ? Il comprendrait aussitôt.
Plus haut le sentier se resserre, il faut qu’il en profite. Ils peuvent encore passer de front mais elle sera obligée de venir contre lui. C’est là qu’il doit agir. Plus que dix pas, plus que cinq, ça y est, leurs épaules se touchent. Dans le balancement, Dominique effleure son bras, il ouvre la main, saisit les petits doigts frais qui se blottissent avec une pression dans le creux de sa paume. Le chemin s’élargit à nouveau, ils ne se lâchent pas. Une onde de bonheur monte en lui. Pas un mot n’est échangé, l’instant se suffit à lui-même. À l’approche de la croisée des rues menant aux écoles normales, sans s’arrêter, sans le regarder elle lui dit :
— Tu sais, j’ai été contente de te voir Dominique, mais je ne veux plus que tu viennes me chercher le matin comme ça, c’est beaucoup trop compromettant, trop risqué, tu comprends ? D’ailleurs maintenant je serai probablement obligée de rentrer la veille au soir. Prends tout de suite l’autre rue, je ne veux pas qu’on nous surprenne ensemble près de l’école, Non, ne me réponds pas ! Sauve-toi vite, il est huit heures moins dix !
Dominique est prêt à tout pour lui faire plaisir, il presse un peu plus fort la petite main et part à grandes enjambées par la rue de la République, un arc en ciel dans la tête.

       À huit heures moins cinq, il se présente à la porte de l’école en même temps que la petite professeur de sciences. Il sourit, s’efface pour la laisser passer. Elle lui jette un regard étonné mais ne dit rien.
Dans la cour, les normaliens discutent par groupes, comme à l’habitude. Dominique s’efforce d’être le plus naturel possible, passe à la ciragerie, récupère sa blouse quelque peu fripée et rejoint ses copains.
— Putain, d’où tu viens comme ça ? fait Maillard avec un air catastrophé.
— De la gare, pourquoi ?
— Tu as mal choisi ton jour : le gloup, l’économe, il a fait une inspection pendant les services.
— Aïe !
— Comme tu dis ! Personne en salle quatre, ni Loiseau ni toi. Il vous a fait chercher partout. Loiseau était encore au lit, il s’est fait porter malade, mais toi... Tu as intérêt à trouver vite fait une bonne excuse, le gloup veut te voir tout de suite à son bureau.
Dominique a l’impression d’être double. Une partie de son être s’inquiète, sait qu’il a fait une faute, accepte d’en assumer les conséquences, mais au fond de lui-même, il est heureux, rien ne peut l’atteindre. Aujourd’hui, et sans l’excuse sociale de la danse, Michèle a accepté de lui donner la main, elle est à lui maintenant, c’est sûr, il le sent, il en est convaincu. Il est prêt à affronter la terre entière.

— Entrez ! fait la voix nasillarde de l’économe.
— Bonjour monsieur, vous désiriez me voir ?
— Ah, monsieur Devalois ! L’économe insiste sur le monsieur. Vous voici enfin ! Pouvez-vous me dire où vous étiez à l’heure du service, humm ?
— J’étais sorti, monsieur.
— Ah, vous étiez sorti ! Et peut-on savoir où, comment et pourquoi ?
— Oui monsieur, je suis allé à la gare.
— Ah ! À la gare, voyez-vous ça ! La raison de cette sortie s’il vous plaît ?
— Je suis allé voir ma grand-mère.
La stupeur se lit sur le visage de monsieur Ledoux.
— Vous êtes en train de vous moquer de moi monsieur Devalois.
— Non, pas du tout, monsieur l’économe. Ma grand-mère habite près de Villers-Cotterêts et elle va passer quelque temps à Chauny chez mes parents. Alors comme elle ne peut rester que cinq jours et donc que je ne pourrai pas la voir à la grande sortie de samedi prochain, j’ai voulu aller l’embrasser.
— Votre grand-mère passe par Laon pour aller à Chauny ?
— Oui monsieur. Elle prend un premier train de Villers à Laon, puis un autre de Laon à Tergnier et un troisième de Tergnier à Chauny. Vous pouvez vérifier.
— Oui oui oui... Vous saviez bien sûr que vous n’avez pas le droit de sortir comme ça, sans autorisation, humm ?
Dominique baisse la tête.
— Oui monsieur, je le savais, mais j’ai eu peur qu’on me refuse.
— Comment êtes-vous sorti ?
— Mais par la porte monsieur.
— Et votre service, humm ?
— Oui monsieur, je sais, mais je le ferai d’autant mieux demain, avec Loiseau.
— Loiseau, Loiseau, c’est un drôle de coco aussi celui-là. Vous n’avez pas pris le petit déjeuner non plus, bien entendu ?
— Je n’ai pas eu le temps, monsieur l’économe.
— C’est tant pis pour vous. Quelle punition pensez-vous avoir mérité pour votre indiscipline ?
— Je ne sais pas monsieur. Une privation de sortie peut-être.
— Tout juste. Samedi prochain vous resterez ici au lieu de rentrer chez vous. À l’avenir, demandez une autorisation, humm ? Allez, allez rejoindre votre cours !

       À la récréation de dix heures, toute la promotion se presse autour de Devalois.
— Alors, alors ?
— Alors quoi ?
— Ben qu’est-ce qu’il t’a dit, qu’est-ce que tu lui as dit, qu’est-ce qu’il t’a fait, raconte quoi !
— Oh il m’a un peu asticoté pour savoir. Je lui ai sorti un bobard à peu près plausible. Mais je suis quand même collé pour la prochaine décale.
— Ça n’a pas l’air de t’émouvoir plus que ça !
— Ça m’ennuie pour mes parents, c’est tout. Mais je vais leur écrire qu’on a beaucoup de travail et que je préfère rester ici pour bosser. Il n’y a personne qui veuille me tenir compagnie ?
— Tais-toi ! fait Rossman, j’ai bloqué deux piteuses cette semaine, en physique et en maths. Si la directrice regarde les notes avant samedi, peut-être bien que tu ne seras pas tout seul.
— Allez, allez, encore deux bonnes volontés, qu’on puisse taper la coinche ! Personne ? Et bien tant pis, on jouera à la manille découverte.