Le directeur de l’école normale s’éclaircit plusieurs fois la voix avant de prendre la parole. Il n’a pas besoin de réclamer le silence.
« Vous consulterez les listes placardées sur la porte de chaque salle. Si vous y figurez, entrez et cherchez votre place. Les noms et les numéros d’inscription sont étiquetés sur les tables de travail. Je n’ai pas besoin de rappeler que vous n’avez droit qu’à votre stylo, un crayon, une gomme, une règle et un compas. Les papiers de brouillon et les feuilles d’examen vous sont fournis. Toute tentative de fraude ou de communication sera immédiatement sanctionnée par l’exclusion du coupable avec interdiction pour lui de se présenter à tous les concours de l’État. À bon entendeur, salut. Allez vous installer. »
À la sortie de la salle d’examen, de petits groupes se forment. Les plus assurés commentent les pièges qu’ils ont su éviter, les erreurs qu’ils n’ont pas commises, les chausse-trapes dans lesquelles ils ne sont pas tombés, inquiétant les fautifs, les incertains, les timides.
Chaque faute d’orthographe supplémentaire peut représenter l’échec au concours et la mort dans l’œuf d’une brillante carrière. Dominique écoute les conversations mais n’intervient pas.
Avec une pointe d’anxiété, il repasse mentalement toute la dictée. Non, pas de faute rédhibitoire, pas d’énormité qui enlève quatre points comme un accent grave malencontreux sur un a auxiliaire ; pas de faute d’accord du participe passé non plus, fut-il avec avoir ; peut-être une omission du trait d’union dans un mot composé, péché véniel qui ne coûte qu’un point. Pas de problème non plus en grammaire et, quant au texte à commenter, il l’a décortiqué, disséqué, trituré, analysé, planifié, expliqué. Il se rassérène et tire mentalement un trait sur l’épreuve de français.
L’après-midi, la version anglaise lui cause beaucoup de soucis, il faillit même paniquer devant quelques mots absolument inconnus de lui. Laisser un blanc ou interpréter ? Il lit et relit sa traduction, essayant des possibilités, inventant les pièces manquantes censées s’adapter au puzzle des mots qu’il a déjà traduits. Lorsque l’ensemble enfin lui parait cohérent et qu’il a fini de le recopier, il s’aperçoit avec effroi qu’il ne lui reste plus qu’une demi-heure pour le thème.
De retour à l’internat du lycée, le soir dans son lit grinçant, il tourne d’emblée le dos au bavard récidiviste et tente mentalement de se noter : orthographe, une faute à un point, et peut-être une ou deux étourderies qu’il n’a pu détecter. Il s’accorde quinze sur vingt. En grammaire il se met la même note. Mais en commentaire de texte, l’estimation s’avère plus difficile, on ne peut jamais savoir les idées ou l’humeur du correcteur. En s’octroyant dix sur vingt il ne doit pas être loin de la vérité. Pour l’anglais en revanche, c’est la grosse incertitude. Il se met une petite moyenne en version mais s’inflige une « piteuse » pour le thème qu’il n’a pas achevé. Huit en tout lui semble le maximum mérité. Total quarante-huit sur quatre-vingts ! Au concours de l’an dernier, il sait que la lanterne rouge a été admise avec une moyenne de douze et demi sur vingt. Il est loin du compte ! Être en fin de seconde et rater un concours du niveau de la troisième, c’est la honte...
Le lendemain, en mathématiques, il jongle avec les identités remarquables, les formules algébriques, l’énoncé des théorèmes, la similitude des triangles, les rapports d’homothétie, dominant son sujet, centrant les figures, soignant la présentation. Complètement rasséréné, c’est avec un sourire non dénué d’ironie que, sans prendre part à l’autosatisfaction ambiante, il écoute d’une oreille amusée les commentaires des champions de l’après, énonçant avec suffisance leurs platitudes mathématiques.
L’après-midi du deuxième jour est consacrée aux épreuves subalternes que Dominique prend cependant très au sérieux. Il a conscience qu’elles peuvent être décisives en apportant le petit demi-point qui fait la différence finale.
Son dessin au trait de l’inévitable vase au bouquet lui vaut une mimique expressive et rassurante du surveillant.
Grâce à Pythagore, aux calculs mathématiques et à la précision de son coup de ciseaux, il rend, bien avant la fin du temps imparti, son œuvre à l’examinateur préposé aux travaux manuels : une pyramide de papier fort à base carrée de quatre centimètres d’arête et d’exactement cinq centimètres de hauteur. Il observe avec orgueil, et une intérieure jubilation, le sourire satisfait du professeur faisant glisser le tétraèdre sous le petit pont de carton lui servant de gabarit.
Le directeur tousse plusieurs fois dans sa main avant de prendre la parole. L’angoisse qui montait insensiblement dans la poitrine de Dominique depuis la fin de la dernière épreuve atteint une intensité douloureuse.
« Je vais vous annoncer les résultats du concours de recrutement des instituteurs du département de l’Aisne. Vingt-trois places étaient à pourvoir pour quatre-vingt-seize candidats. Voici les noms de ceux qui ont mérité de figurer parmi l’élite du département :
Premier et major de promotion...
Le directeur marque un temps, remonte ses lunettes, rapproche le papier dactylographié de ses yeux :
Gutry Alain.
Il lève les yeux de sa liste, laisse s’apaiser le murmure qui fait suite à son annonce avant de reprendre : Deuxième Debarge Yves, troisième Millet Bernard, quatrième Carbonneau Denis, cinquième Rossman Jacques, sixième Devalois Dominique...
Son cœur fait un bond dans sa poitrine. Ça y est, il a réussi, il est admis, et dans les premiers encore ! Il n’entend pas le reste de la liste, les noms de ceux qui vont être pendant quatre ans ses copains et trente-cinq ans ses collègues. Il a bien le temps de les connaître ! Il a trop hâte de reprendre le train, d’annoncer la bonne nouvelle à ses parents.
Il imagine déjà la réaction de sa mère apprenant le résultat. Oh, il n’y aura pas d’explosion de joie, ce n’est pas le genre de la maison. Ses baisers de bonjour seront un peu plus appuyés que d’habitude. Elle lui dira en souriant : « ...sixième ? Ah, c’est bien ! Et les autres du collège ? Tu es le seul, c’est très bien ! Ton père va être content ! »
En rentrant de l’atelier, son père sourira lui aussi. Pas trop, à cause de ses dents gâtées, mais sa main tremblera certainement en roulant la cigarette qui lui donne une contenance. Peut-être même que le papier se déchirera dans ses gros doigts crevassés d’ouvrier...
Le directeur achève son énumération « ... voilà, c’est tout... pour cette année ! Les admis recevront par courrier, dans une semaine environ, la liste du trousseau obligatoire. La rentrée est fixée au lundi trois octobre, mais le régime de cette école étant l’internat, ils devront tous être là le dimanche deux octobre avant dix-sept heures, sans faute. Une absence non motivée laisserait la place au suivant sur la liste supplémentaire. »