21. Chorale.
       Depuis cet heureux mardi, Dominique est euphorique. Il travaille avec une nouvelle énergie, accumule les notes flatteuses, rend service à tout le monde. Le professeur d’anglais lui parait presque sympathique et pour peu, il se réconcilierait avec Loiseau.
Il n’a pourtant pu la revoir qu’une fois, en suivant la promenade dominicale des filles jusqu’aux vallonnements sableux plantés de pins du Blanc Mont, étonnant décor naturel digne du Far-West, aux confins de la Picardie.
Assise sur son gilet plié, elle lisait en se balançant doucement d’arrière en avant. Il ne s’est pas manifesté, se contentant de l’admirer à son insu, fermant de temps en temps les yeux pour revivre son merveilleux baiser, son premier et unique baiser, pour sentir à nouveau la fraîcheur de ses lèvres, la fièvre de son haleine.
Il possède un trésor en lui que personne ne peut lui dérober.
Quand pourra-t-il à nouveau la serrer dans ses bras, lui dire enfin les mots qui le brûlent et cueillir à la source un aveu tant attendu ? Le jour de la représentation peut-être... Oui, c’est ça, après les congés de Pâques, quand ils vont présenter leur spectacle choral.

       Elles lui semblent interminables ces vacances, il a hâte de reprendre le train, de revenir à l’école normale, de se rapprocher d’elle.
La représentation des extraits des contes d’Hoffman qu’ils travaillent depuis six mois sera publique et les deux écoles normales viendront, c’est officiel.
La scène sera installée dans un jardin municipal avec repli possible dans la grande salle de l’hôtel de ville. Depuis la rentrée de Pâques, la petite professeure de musique multiplie les répétitions. La soprano et le ténor ont enfin pu se libérer. Constructifs, Ils font quelques remarques, placent des accents, modulent les intonations, les intensités. Seul l’orchestre civil fait défaut, impossible de mobiliser tout le monde en même temps, mais la musique de Jacques Offenbach est tellement dynamique, vivante, rythmée qu’il sera facile de s’y adapter en suivant attentivement les gestes du professeur.

       C’est une merveilleuse soirée de printemps, l’air est doux, embaume la glycine et le lilas. Le jardin public est noir de monde, toutes les chaises pliantes sont occupées. Autour du parterre, debout, les gens patientent. La foule bruisse. Au centre de la scène, les musiciens accordent leurs instruments. Les normaliens montent sur l’estrade par les escaliers latéraux, à gauche les garçons habillés de sombre, à droite les jeunes filles, tout de clair-vêtues. Il n’y a pas de rideau. Les choristes se figent en une immobilité attentive. Dominique cherche un manteau bleu dans l’assistance. En vain. Il fait si doux ce soir, sûrement ne l’a-t-elle pas mis... Les projecteurs s’allument quand les solistes montent sur scène, déclenchant les applaudissements. La violence de la lumière, par contraste, semble plonger l’assistance dans une pénombre. La petite professeure pince un diapason, l’approche de son oreille, module une note, lève lentement les bras. Chanteurs, musiciens et choristes attaquent simultanément, les premières notes claquent, surprennent tout le monde par leur puissance :

Drig drig drig drig maître Luther,
buvons en paix,
À nous ta bière, à nous ton vin, à nous ton vin.
Drig drig drig drig...


Mais où est-elle ? Et ces projecteurs qui aveuglent ! Elle est forcément là, son amie Monique Blanchin est présente, comme toutes les filles de sa promotion. Impossible de dévisager les spectateurs un à un, il faut regarder le professeur qui dirige les chœurs depuis le côté de la scène, suivre ses mimiques, le rythme qu’elle indique. Il faut aller au bout de ce morceau échevelé.

Luther est un brave homme, tirelonlaire, tirelonlaire
C’est demain qu’on l’assomme, tirelonla, tirelonla,
Du vin, du vin, du vin, du vin...


Si elle n’est pas avec Monique Blanchin, son amie attitrée, c’est qu’elle a eu un contretemps. Elle est tout simplement en retard et ne va pas tarder. Il n’y a pas de pause, pas d’entracte dans leur spectacle choral. Déjà ils enchaînent avec la valse d’Olympia.


Elle danse, en cadence, c’est merveilleux, prodigieux ;
Place, place, elle passe, elle fend l’air comme l’éclair...

Peut-être est-elle assise sur une des chaises du fond. La lumière réfléchie des projecteurs est insuffisante pour éclairer jusque-là et le contraste est vraiment trop fort. Il regardera mieux pendant l’extrait d’Antonia qui ne concerne que la soprano et le ténor.
Ça y est, les projecteurs s’éteignent sauf deux qui éclairent les solistes. Ils ont des voix extraordinaires, les notes montent dans le ciel nocturne, limpides, expressives.

C’est une chanson d’amour qui s’envole,
Triste ou folle,
Qui s’envole triste ou folle tour à tour...


Le chant fait vibrer quelque chose en lui. Pourquoi n’est-elle pas là pour partager son émotion, communier avec lui, c’est si beau, si pur. L’échange d’un seul regard suffirait... Il a beau scruter, regarder à droite à gauche... pourtant une chevelure comme la sienne devrait se voir mieux que les autres dans cette semi-obscurité. Mais où est-elle donc ? Une prière païenne naît spontanément dans sa tête : « Je vous en prie, faites quelque chose, faites pour qu’elle soit là... »
Le duo n’est pas fini mais le professeur fait des signes discrets. Il faut enchaîner par la barcarolle du quatrième acte.
Ça y est, il la voit !
Oh merci Docteur Miracle ! Elle est là sur le côté, vers le chœur féminin avec une jupe grise, un gilet plus clair et un petit foulard rouge. Comme cela lui va bien ! Mais pourquoi ne le regarde-t-elle pas ? Oui, bien sûr, elle est mal placée, c’est pour cela, évidemment !
Il aime la chanson de Giulietta qui va suivre, il lui dédie mentalement.

Belle nuit, ô nuit d’amour, sourit à nos ivresses.
Nuit plus douce que le jour, ô belle nuit d’amour.
Le temps fuit et sans retour emporte nos tendresses...


Dans quelques minutes il va pouvoir la rejoindre, lui dire son amour magnifié par la divine mélodie qui vibre en lui. Voilà, c’est fini. Les musiciens se lèvent, les garçons inclinent légèrement le buste, les filles esquissent une révérence, les solistes se courbent jusqu’à terre. Un orage d’applaudissements se lève, gronde, s’amplifie, devient démesuré. Le public est debout, des cris émergent de cet océan de bruit, exigent une suite. Dominique tourne la tête vers son amie : elle applaudit elle aussi. Elle ne le regarde pas mais semble ravie.
Non, ce n’est pas possible, ils n’ont pas mérité un tel succès ! Pas lui en tout cas. « En place, on bisse la barcarolle, en place » articule le professeur. Les musiciens se sont rassis. Le silence revient. La musique à nouveau berce la nuit de ses accents de rêve. Ce n’est qu’un petit contretemps, encore quelques instants et ils pourront s’esquiver dans l’obscurité complice du jardin public.
Cette fois, ça y est ! En dépit d’un nouveau triomphe, les musiciens rangent leurs instruments, les normaliens descendent l’escalier de l’estrade. Dominique contourne la scène par derrière et fonce de l’autre côté, vers l’endroit où se trouve son amie. Personne ! Ce n’est pas possible, elle était là il y a une minute. Elle a dû aller l’attendre côté garçons en passant par devant, c’est pour cela qu’il se sont manqués. Il revient sur ses pas, fait le tour de la scène, regarde partout, en vain. Elle a disparu ! Il avise Monique Blanchin, l’interpelle.
Monique le regarde d’un air bizarre, elle semble un peu crispée.
— Non, je n’étais pas avec elle.
L’un après l’autre, il agresse ses copains :
— Tu n’as pas vu Michèle ? Tu n’as pas vu Michèle ?
Il arpente en tous sens le jardin public qui se vide peu à peu, Michèle reste introuvable.