Autour de la table du petit déjeuner, l’ambiance est morose. Dominique ne lève pas la tête du bol de café au lait qu’il ne boit pas, ne desserre pas les dents. Ses copains n’osent ni parler de choses et d’autres comme d’habitude, ni lui adresser directement la parole. Hier soir Delval les a mis au courant mais ils ne savent comment lui dire. Maillard finalement se décide :
— Dominique, il faut que je te dise quelque chose...
— Ta gueule, fais pas chier !
Il n’a pas pour habitude de parler grossièrement, de rembarrer ses copains.
Ceux-ci se regardent, navrés.
Rossman prend le relais. Il a décidé d’être chirurgical :
— Écoute, je veux te parler de Mich...
— Je ne veux rien entendre, foutez-moi la paix !
— Dis donc Dominique, ce n’est pas parce que tu es cocu que tu dois traiter tes copains comme ça !
Dominique lève la tête, regarde son ami avec une envie de meurtre dans les yeux.
— Qu’est-ce que tu racontes ! Je n’ai pas pu la voir hier soir et ça m’a fait chier, ça me fait encore chier. Je n’ai pas envie de parler et je n’ai pas envie qu’on m’en parle, c’est tout !
— Vas-y Yves, dis-lui.
Yves met la main sur l’épaule se son ami.
— Elle a un copain à Soissons depuis plus d’un an.
— Qui çà ?
— Fabresse...
— Qui ?
— Michèle Fabresse.
— Tu te fous de moi ?
— Non Dominique, non, je te jure !
Maillard intervient.
— C’est vrai Dominique, Yves les a vus ensemble pendant les vacances.
— C’est elle qui s’est foutu de toi, Dominique.
— Oublie-la, Dominique, oublie-la, elle ne te vaut pas.
Dominique, mâchoires crispées, regarde ses copains l’un après l’autre, puis il se lève brusquement renversant sa chaise, balance sa serviette dans son bol plein, sort et claque avec violence la porte du réfectoire. Ses amis échangent des regards consternés.
— On a été trop brutal avec lui, il est tellement amoureux.
— Il ne faut pas le perdre de vue, il va faire une connerie.
— J’y vais ! dit Jean-Claude Dauchez son ami basketteur.
Dominique est dans la cour, appuyé contre le mur de la salle d’étude, lèvres pincées, dents serrées, les yeux fixes. Ses amis ne sont pas loin, le surveillent sans se montrer. Longtemps il reste ainsi, sans ciller, sans bouger d’un millimètre, aveugle et sourd. Il repasse dans sa tête le scénario de son aventure, le cimetière, le bal, les violettes, la remontée en lui tenant la main, le cinéma, le premier baiser. Il manque d’expérience mais ne trouve pas l’erreur. Il s’est montré gentil, respectueux, empressé. Si elle ne voulait pas de lui, il aurait été facile pour elle de lui faire comprendre. Pourtant... pourtant... il n’a jamais osé se l’avouer mais à chacune de ses initiatives, il a senti comme une réticence. Certes elle a répondu à ses avances mais ne s’est jamais livrée complètement. Chaque fois elle a freiné son enthousiasme par une petite remarque, une petite restriction.
D’une ondulation du corps il se décolle enfin du mur. Ses yeux accommodent mieux maintenant. Il avise ses cinq copains de table, ses amis, s’avance vers eux. Il pointe longuement le doigt vers Delval :
— Toi Yves, je ne sais pas exactement ce que tu as vu à Soissons, mais si ce que tu dis est vrai, il se tourne vers Rossman, le cocu dans l’histoire, ce n’est pas moi, c’est l’autre ! Alors maintenant les gars, si vous pensez vraiment que je suis votre copain et que vous êtes mes amis, vous ne me parlez plus de tout cela, plus jamais, d’accord ?
Maillard s’avance et met la main sur l’épaule de Dominique :
— Écoute mon vieux, c’est aujourd’hui l’anniversaire de Jean-Claude, on va fêter ça en ville au troquet, chez Marcel, tu viens avec nous ?
Dominique regarde longuement son ami puis hoche affirmativement la tête. Aucun son n’aurait pu sortir de sa gorge nouée.
Les six copains sont attablés, assis sur les banquettes de moleskine du café. Dauchez commande les deux premières bouteilles de mousseux, méthode Champenoise, s’il vous plaît ! Puis chacun paye la sienne. Pour ne pas être en reste, le patron, commerçant, offre les cacahuètes et place la huitième bouteille sur la table.
Dix fois, quinze fois ils lèvent leurs verres, les toasts se succèdent :
— À la santé de Jean-Claude !
— À la santé des copains !
— À la santé de Dominique !
Dominique se dresse, titube un peu, porte haut son verre embué :
— À la s... santé de Fabresse, qu’elle chope la vérole s... sur les fesses !
— Ouais, bravo ! Vive Domi ! Do-mi, Do-mi, Do-mi !
— Allez, les mecs, le coup de l’étrier, et puis on va grailler !
— On... on y va... Oh, ça tangue !...
Dans la rue, Dominique agrippe les épaules de Maillard et Rossman, Gutry attrape Maillard, Delval et Dauchez complètent la chaîne. Rossman attaque la première chanson, reprise en hurlant par l’épervier titubant.
« De profondis, morpionibus...»
Sur leur chemin les passants s’écartent, certains avec un sourire complice ou nostalgique, d’autres avec la moue pincée et désapprobatrice des adeptes de la grand-messe, mais les amis n’en ont cure. Tout leur jeune répertoire y passe, de l’amphithéâtre avec son macchabée aux mœurs de la petite Huguette.
Dominique ne tient pas jusqu’à l’école. À cent mètres du portail, le mousseux, brassé avec les cacahuètes dans son estomac vide trouve l’issue de secours.
— On ressort cet après-midi ? questionne Rossman.
— Pas moi, je préfère faire du sport, il faut que j’élimine tout ça.
— Tu as déjà commencé ! rigole Dauchez.
— Un basket, ça vous dit ?
— On n’est que six.
— On peut jouer à trois contre trois sous un seul panier.
— Banco.
Dominique joue, joue, joue jusqu’au bout de ses forces, comme dans la salle du marché couvert quand ils ont écrasé l’école privée Laonnoise. Par deux fois le ballon passe par-dessus la clôture symbolique et roule dans la pente de la cuve Saint-Vincent, deux fois c’est Dominique qui dévale la sente terreuse et remonte la sphère de cuir. Il finit en nage, épuisé, laminé.
Le soir un point douloureux apparaît dans sa gorge.
— Yves, tu n’as pas une sèche à me filer ?
— Tu fumes maintenant ?
— Oh, tu sais, j’ai déjà fumé, quand j’étais minot, et puis après le baptême, j’ai grillé des « Kool ».
— Là, je n’ai que des « Bastos ». C’est du tabac brun.
— Ça ne fait rien, merci.
— N’avale pas la fumée, c’est vachement fort.
— Tu l’avales toi ?
— Pas à proprement parler, je la respire plutôt.
— J’essaie !
Une quinte de toux le plie en deux.
— Tu as raison, ça gratte, mais ça fait du bien quand même.
Le soir, à neuf heures, exténué, il refuse la partie de bridge qu’on lui propose et, sans en demander l’autorisation, monte se coucher avant tout le monde.