Sur le petit stade, Dominique, en compagnie de Dauchez, multiplie les passages d’obstacles. Ils ont tous deux décidé de s’aligner sur le deux cents mètres haies aux championnats de l’Aisne. Rossman et Maillard appliquent les nouvelles techniques d’entraînement venues des États Unis que leur a enseignées monsieur Belmont. Ils multiplient les départs, les accélérations, travaillent le relâchement en course, et Gutry, roi du mille mètres, additionne les tours de piste.
— Regardez les gars, voilà la promenade des filles ! annonce Maillard très intéressé.
— Je ne veux pas la voir !
— Toi, tu n’es pas encore guéri, mais là tu ne crains pas la rechute, ce n’est pas la promenade des normaliennes mais celle du lycée de filles.
— Elles viennent jusqu’ici celles-là ?
— Depuis qu’il fait beau. Tu n’avais pas remarqué ? C’est vrai que depuis trois mois tu étais assez... absorbé. Maillard rit.
— Bon, on bosse un peu les passages de témoin les gars ? On a un relais à mettre au point.
— Attends un peu mon vieux, on souffle ! fait Rossman en s’asseyant près de Gutry et Dauchez dans l’herbe parcimonieuse du stade.
— Comme vous voudrez. À qui tu fais signe Christian ?
— Secret pour l’instant mon vieux, secret !
— Dis donc, ton secret ne va pas durer longtemps, je n’ai pas vu à qui tu as fait signe mais j’ai bien vu qui t’a répondu. C’est bien la fille avec la jupe plissée bleue et le chandail blanc, celle aux cheveux blond vénitien, à côté de la petite brune ? Je me trompe ?
— Finalement, tu es moins aveugle que je le pensais.
— Elle s’appelle comment ?
— Si je te le dis, tu vas croire que je me fiche de toi !
— Non ? Comme...
— Oui, elle s’appelle aussi Michèle, mais tu sais, je n’y peux rien !
— T’es bête ! Elle viendra au bal des nonorines ta nouvelle conquête ?
— J’y compte bien. Alors, on les passe ces témoins ?
— Allez.
Depuis midi l’orage gronde. Pour les organisatrices du thé dansant l’augure est favorable, la pluie va concentrer sur leur bal les oisifs du samedi, améliorer la recette, magnifier leur voyage. Finalement Dominique a décidé de venir, un peu pour se réhabiliter moralement vis à vis de ses camarades, un peu par auto-défi. Il ne sait pas bien ce qu’il veut prouver mais sent que c’est ici que cela doit se faire. Selon toute vraisemblance Michèle sera là avec les autres filles de l’école normale. Comme eux au mois de janvier, elles doivent assurer les services de la billetterie, de l’accueil, du bar et des consommations en salle.
Il ne s’est pas trompé, elle s’occupe du vestiaire avec son amie Monique Blanchin. Avant d’entrer en compagnie de Jacques Rossman, Dominique se compose un visage. Il tend en souriant son imperméable à Monique, pose quelques pièces de monnaie sur le comptoir en échange d’un carton numéroté, remercie le service d’un sourire. Michèle, deux mètres derrière, ne le perd pas des yeux. Elle a un mouvement comme pour lui adresser la parole mais se ravise, prend le vêtement mouillé des mains de son amie et se tourne vers les cintres.
Pendant plus d’une heure, il passe son temps à observer les couples qui se font et se défont au gré des rythmes proposés, des désirs et des affinités. Il ne danse pas, mûrit son plan. À six heures, Michèle et Monique, leur service achevé, rejoignent le groupe des filles de première année, trouvent place à une table. Pellerin, homme-orchestre, est seul sur l’estrade avec son accordéon. Il achève la première série de valses musettes, son incontestable virtuosité récolte les applaudissements mérités. Maillard monte sur scène en compagnie de trois autres musiciens. Dès les premières notes, Dominique s’avance en souriant vers les deux amies. Michèle sourit également et se lève.
— Tu danses Monique ?
Monique Blanchin stupéfaite regarde son amie, le regarde. Dominique appuie son invitation en tendant le bras vers elle, accentue son sourire.
— Euh, oui, si tu veux, oui, je veux bien.
Sans être une beauté comme son amie Michèle, Monique est beaucoup mieux qu’un faire-valoir. Grande, mince, flexible, cheveux châtain clair coupés courts, les yeux nuancés de vert, une bouche un peu forte aux lèvres pleines, elle a du chien et son sourire attire immédiatement la sympathie. Elle accepte spontanément la pression du bras autour de sa taille, met les mains autour du cou de son cavalier. Le grand lustre de la salle de bal s’éteint, seules subsistent les lumières des appliques murales. Dans la pénombre complice, leurs pas se synchronisent parfaitement, il a l’impression qu’elle devine les évolutions qu’il lui demande ; légère et souple, sa danse se fond avec la sienne. Pendant quelques minutes, ils ne se disent rien, tout au plaisir du rythme lent de la musique qui les commande.
— C’est très agréable de danser avec toi, tu sais.
— Merci...
Elle marque un silence avant de se décider.
— Tu peux dire que tu as fait sensation.
— Je n’ai rien fait du tout à part t’inviter.
— Pourquoi as-tu fait ça, Dominique ?
— Explique-toi, qu’est-ce que j’ai fait... de mal ?
— Pourquoi est-ce que tu m’as invitée, moi !
— Mais tout simplement parce que j’en avais envie.
— Tu sais que tu lui as fait un terrible affront !
— À qui ?
— Mais à Michèle ! Je peux savoir pourquoi ?
— Il n’y a pas de raison particulière.
— Écoute, il paraît que tu n’es pas trop bête, alors je pense que tu me comprends parfaitement. J’ai bien vu au vestiaire que tu voulais que ce soit moi qui m’occupe de ton vêtement. J’aime beaucoup danser avec toi mais je ne veux pas être invitée par dépit.
— Ai-je l’air dépité ?
— On sait bien que tu voulais Michèle...
— Qui on ?
— Nous, moi, les filles de la promotion.
— Elle vous en a parlé ?
— Un peu. Tu sais, les filles devinent facilement ces choses-là.
— Et toi ?
— Depuis que je t’ai vu à la gare, je savais.
— C’est pour cela que tu nous as laissés seuls ?
— Oui, mais d’un autre côté cela m’ennuyait pour toi car je savais aussi qu’elle avait... disons un copain à Soissons. Elle m’en avait parlé. Le jour même je lui ai reproché de ne pas te décourager. Je lui ai conseillé de choisir.
— Tu as fait ça ? Pourquoi ?
— Je n’aime pas qu’on fasse marcher les gens. Cela peut faire trop mal !
— J’apprécie ta réaction, mais j’aurais préféré être au courant plus tôt.
— Tu me vois en train de t’écrire pour te demander de ne pas sortir avec ma copine ! Qu’est-ce que tu aurais pensé de moi ?
— Maintenant... que du bien, mais c’est vrai qu’il y a un mois... Tiens, elle ne danse pas...
— Je peux te dire que tu l’as profondément vexée. Quand elle fait cette tête avec les lèvres pincées, c’est qu’elle est drôlement touchée. Elle va m’en raconter tout à l’heure, c’est une vraie teigne quand elle est en colère !
— Écoute Monique, je ne veux pas gâcher ta soirée, ni la mienne, à cause d’elle. Pour l’instant je suis bien avec toi. Tu es mignonne, tu sens bon, tu danses bien...
— Je suis bien moi aussi.
— Alors dansons, j’adore cette musique.
Monique pose son front contre l’épaule de Dominique. Ils n’échangent plus un mot, se pénètrent de la langueur de la mélodie, communient par le rythme de leurs pas. Lorsque la lumière revient, la musique chante encore dans leurs têtes. Ils se désunissent à regret. Elle laisse un instant traîner ses doigts dans la main de son cavalier.
Dominique la raccompagne jusqu’à cinq mètres de sa table. Michèle n’a pas bougé, le dos droit, la nuque raide, son regard est fixe. Elle regarde Monique revenir sans esquisser le moindre début de sourire.
De loin Dominique observe la discussion entre les deux amies. Les phrases qu’il ne peut entendre sont courtes, véhémentes, les gestes saccadés et péremptoires.
Pellerin, qui vient de monter sur l’estrade, se concerte avec les quatre musiciens de la danse qui vient de s’achever. Ils attaquent un paso-doble tonitruant. Un ancien s’avance vers les deux filles, s’adresse à Michèle qui refuse d’un signe de tête. Il se tourne vers Monique qui se lève avec une mimique de bienvenue. C’est vrai qu’elle danse bien. Elle semble deviner toutes les évolutions que lui demande son partenaire : vive, élégante, rythmée, elle met son cavalier en valeur, sourit de toutes ses dents. Elle fait plaisir à voir, un vrai bonheur.
La musique espagnole cesse sur deux notes plus marquées encore. Maillard, le saxo et le trompette descendent de scène. Pellerin a posé son accordéon, s’accorde quelques instants pour se désaltérer. Les deux filles ont repris leurs vifs échanges. Pellerin place un tabouret au centre de la scène, baisse le micro, sort le bandonéon de son étui-sacoche. Dominique qui surveillait les gestes du musicien s’approche de la table des filles. Il n’a pas besoin d’aller jusqu’au bout. Monique se lève et vient spontanément se coller contre lui. Elle a les joues empourprées, le souffle un peu court. La magie de la danse opère à nouveau. Ils ne se disent rien, évoluent sur la piste en fonction des espaces qui se libèrent. Monique, la première, sort de son mutisme.
— Elle m’en veut à mort tu sais !
— À mort ! Dis-moi vite quelles sont ses armes, que je puisse te défendre.
— Idiot !
Elle a mis beaucoup d’affection dans ce mot. Dominique la serre contre lui.
— Et toi, tu m’en veux ?
- Écoute Dominique, même si demain on ne se voit plus, ce qui est probable, ce soir je veux me distraire, profiter de l’instant, m’amuser. Je suis bien avec toi, et si ma copine, ou peut-être ex-copine maintenant, est jalouse, tant pis pour elle. Après tout, elle n’a que ce qu’elle mérite.
— Tu es une fille formidable !
Dominique pose ses lèvres au coin de la bouche de sa nouvelle amie qui finit le geste, tourne et penche la tête, l’embrasse avec une fougue, une voracité, une sensualité qui montent la pression dans ses veines. Jamais il n’a ressenti une telle chaleur dans son corps, goûté le plaisir aphrodisiaque d’un véritable baiser. Monique embrasse aussi bien qu’elle danse. Il le lui dit :
— Tes baisers sont extraordinaires !
Pour toute réponse, elle reprend l’initiative.
— Si on continue, ça va se voir...
Elle a un rire de fille ravie de son pouvoir.
— Tu veux arrêter ?
— Oh non, je suis trop bien avec toi.
— Moi aussi, tu sais.
— Tu restes jusqu’à la fin, jusqu’à minuit ?
— Hélas non ! Il n’y a que les supers qui ont le droit de rester. J’ai bien peur qu’après dix heures...
Dominique jette un œil aux aiguilles luminescentes du cadran de sa montre : neuf heures quarante-cinq. Il serre un peu plus fort sa nouvelle amie dans ses bras, trouve à nouveau la bouche consentante, cherche à prolonger cet instant qui le ravit. Il se sent doublement guéri.