Les normaliennes sont parties. Dominique ressent comme une navrance dans tout son être. Il vient d’accompagner Monique Blanchin jusqu’à la porte de la salle des fêtes. Dehors la pluie s’est arrêtée. À la faveur de l’obscurité, ils ont pu s’isoler quelques secondes pour échanger un dernier baiser. Pas de promesses, pas de serments, un simple au revoir des yeux, les mains qui tardent à se lâcher puis plus rien, plus personne, le retour au néant bruyant du bal.
Dominique va s’adosser contre un mur, loin de l’orchestre. Il met de longues minutes avant de refaire surface, avant de redevenir le spectateur privilégié de ses états d’âme. La première tristesse évacuée, il se sent presque heureux. Monique lui a plus apporté en une soirée que l’autre en quatre mois. L’une accordait ses faveurs avec une froideur parcimonieuse, l’autre donne généreusement sans rien exiger en retour.
Elle était pourtant bien jolie sa super blonde comme disait Maillard. Trop jolie probablement. Qu’elle ne l’aime pas, qu’elle repousse ses avances, il n’y aurait rien trouvé à redire, c’est dans l’ordre normal des choses. On n’est pas obligé d’aimer qui vous aime. Mais s’amuser de lui, jouer avec ses sentiments, laisser se développer un inutile espoir, l’entretenir même, il ne peut pardonner. En venant à ce bal, il en voulait à toutes les filles du monde ; vindicatif, il voulait rendre au centuple la souffrance qu’il avait éprouvée.
Il n’avait invité Monique que dans le but de faire souffrir Michèle. Il voulait séduire son amie, la soustraire à son caprice de fille trop jolie, habituée à voir le monde à ses pieds, piétiner son orgueil en lui enlevant deux proies du même coup. Il pensait avoir atteint le but espéré. La déception lue sur le visage de Michèle Fabresse a été un grand moment pour lui.
Le piège a d’abord bien marché. Il revoit les deux amies discuter à la fin de la première danse. Les sentiments transparaissaient sur les visages, l’une magnifiée par sa chaleur et sa gentillesse, l’autre enlaidie par la déception et sa vanité meurtrie.
Mais le piège s’est aussi refermé sur lui, il le sent, il le sait. À quel moment Monique a-t-elle gagné, elle qui ne devait être qu’un pion sur le damier de sa vengeance? Moins jolie que Michèle certes, elle ne manque pas d’atouts non plus : son aisance, son sourire, sa féminité un peu animale, ses yeux qui regardent bien en face, sa grâce légère de danseuse, tout ceci a compté. Très différente de son amie, le rejet de l’une a pu le pousser vers l’autre. Mais c’est surtout sa franchise qui lui a plu, sa façon chaleureuse d’être pleinement de son côté, contre son amie ; de se donner sans rien exiger en retour qu’un moment de plaisir partagé. Monique possède naturellement ce que l’autre n’aura jamais : la générosité.
— Alors Dominique, définitivement guéri ?
Son ami Maillard vient de le rejoindre.
— Guéri d’une maladie, oui, mais je me demande si...
— Je vois, j’ai vu et je comprends. Il n’est pas mal du tout ton nouveau microbe.
— Tu as de ces comparaisons ! Et toi, où en es-tu avec ta blonde vénitienne ?
— Dans la poche ! Pourtant hein, avec l’orchestre, je n’ai pas beaucoup de temps...
— Oui, mais tu as le prestige de l’instrument.
— Quel instrument ? fait Maillard en éclatant de rire.
— Le courrier, le courrier ! annonce Rossman en faisant passer une lettre sous le nez de son copain. Il fait semblant d’examiner l’enveloppe.
— Même origine, même trajet, même facteur, même destinataire mais tiens, pas la même écriture et hummm, pas le même parfum. Très agréable, j’ai bien envie de la garder.
Dominique ne lui donne pas la satisfaction de son impatience, il regarde son ami avec un sourire amusé.
— Tu sembles bien guilleret. Je suppose que tout va bien pour toi.
— Ouais, hier formidable ! Et toi ?
— Guéri comme dit Christian. Il subtilise la lettre d’un geste vif. Bon, je te laisse, j’ai de la lecture.
Mon cher Dominique,
Je sais que tu apprécies la franchise tout autant que moi; franche, je veux l’être encore maintenant.
Hier, quand tu m’as invitée à danser, j’ai su immédiatement que ce n’était pas pour moi mais contre elle. J’ai quand même accepté pour disons simplifier les choses, et puis tu m’étais sympathique.
Seulement voilà, je me suis tout de suite sentie bien dans tes bras, et puis les injustes reproches de Michèle à l’inter-danse ont eu l’effet inverse de ce qu’elle désirait : ils m’ont rapprochée de toi.
Quand tu es revenu vers nous, je ne désirais qu’une chose : recommencer. Ce qui s’est passé entre nous me fait chaud au cœur.
Peut-être te rappelles-tu ce que je t’ai dit juste avant ce baiser que j’aimerais revivre : « je suis bien avec toi, même si demain on ne se voit plus. »
Demain arrivera dans deux mois.
Mes parents quittent le département pour travailler à Paris. Ils ont obtenu mon exeat, pour parler comme les instituteurs que nous serons un jour. Je vais changer d’école normale et doute que nous puissions nous revoir par la suite.
En attendant les grandes vacances que pour la première fois je n’espère pas, le correspondant en ville d’une amie de deuxième année voulant bien me parrainer, je pourrai probablement sortir le dimanche après-midi de quatorze à dix-huit heures.
Acceptes-tu qu’on se revoie ?
Je t’embrasse avec passion.
Monique
P.S Michèle ne m’adresse plus la parole !
--------------------------------------------------------------------------
Ma chère Monique,
Je ne sais ce qui me touche le plus dans la lettre que je viens de recevoir : la joie de te revoir dimanche ou la tristesse de te perdre bientôt.
Tu as parfaitement analysé la première invitation que je t’ai faite hier à votre thé dansant. Tu n’étais rien pour moi, sinon une fille sympathique et jolie que je comptais utiliser comme instrument d’une mesquine vengeance.
Tu vois que je suis aussi franc que toi.
En quatre pas, deux paroles et un regard, tu as tout bouleversé. Tu as remis du soleil dans mon cœur.
Je ne sais pas de quoi nos demain seront faits mais j’accepte tous les aujourd’hui que tu me proposes.
Je t’attendrai dimanche à partir de quatorze heures sur le parvis de la cathédrale.
J’ai hâte de te serrer dans mes bras.
Dominique